TOUT EST DIT

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jeudi 1 mai 2014

Salariés, patrons, actionnaires, politiques : qui est le plus fort aujourd’hui en France ?


Les traditionnelles manifestations du 1er mai s'élanceront en portant les revendications classiques des syndicats de salariés. Les dynamiques de confrontation économique sont pourtant complexes et dépendent de facteurs internes aux différents acteurs.

En ce jour de 1er mai, traditionnellement dévolu à la revendication sociale, quelle est la tendance en termes de rapports de forces économiques dans les entreprises entre les patrons, les salariés, les actionnaires et les politiques ? Qui est le mieux à même d'imposer ses points de vue économiques et par quel processus ?

Jean-Charles Simon : Les périodes de crise et de chômage élevé ne sont évidemment pas très favorables aux revendications des salariés. Pour les politiques, c’est une période complexe. Il ne leur est jamais autant demandé que dans ces temps difficiles, et ils sont pourtant très tributaires de la conjoncture à court terme. Ce qui, bien sûr, ne doit pas les empêcher de réformer en profondeur, bien au contraire.Entre patrons et actionnaires, cela dépend de la façon dont le capital et les droits de vote sont répartis. Ce sont des périodes à risque pour les patrons, surtout dans des entreprises contrôlées et en pleine turbulence économique : on l’a vu chez PSA. Si le capital est très dilué, c’est un autre risque, notamment celui de l’OPA, mais ce peut être aussi plus de temps pour agir car le pouvoir des actionnaires est plus faible.
Augustin Landier : Il faut distinguer deux France, celle des peu qualifiés et celle des très qualifiés. Du côté des peu qualifiés, le taux de chômage est très important, supérieur à 15%, et il continue à monter. Il s’agit donc d’une perte de pouvoir de négociation chez ces catégories qui deviennent  très vulnérables. A l’inverse, en France le marché de l’emploi des cadres fonctionne bien avec un taux de chômage proche du plein emploi (autour de 5%). Et les récents allègements de charges permettent à cette catégorie d’exiger leur part sur la baisse du coût du travail que les réformes récentes ont instauré (surtout en dessous des 3,5 Smic donc).
Dans le rapport patrons/actionnaires, un virage stratégique s’est opéré depuis les années de crise. Les actionnaires veulent penser l’après crise, ils veulent savoir quelle est la stratégie de long terme (on voit par exemple l’importance de la révolution digitale dans les stratégies) et beaucoup de patrons doivent donc expliciter une vision stratégique à leurs actionnaires. Avec la forte tendance aux fusions et aux OPA que l’on constate en ce moment, les managers ont la pression pour pouvoir être plutôt du côté des acquéreurs que de celui des "cibles".  

Quelles sont les principales forces et faiblesses et quel est le pouvoir de nuisance des différents acteurs ?

Jean-Charles Simon :  Le pouvoir politique peut profiter de cette période pour mettre en exergue des dysfonctionnements, voire désigner des bouc-émissaires. Et leur faire porter le chapeau de la crise, comme ce fut le cas pour les banques. C’est donc une forme d’opportunité pour imposer des régulations qui n’auraient pas été imaginables avant la crise… Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont pertinentes au prétexte qu’elles sont devenues politiquement faisables ! Le vrai risque, c’est d’agir encore plus que d’habitude sous la pression de l’opinion et des événements.
Pour des actionnaires de contrôle, c’est aussi le moment d’imposer leurs vues, à une direction si elle en faisait trop à sa guise, ou avec celle-ci aux salariés s’il y a des refontes structurelles à faire passer. C'est également l'opportunité de profiter d’opérations de rapprochement, par exemple pour délocaliser un siège… Mais là aussi, comme pour tous les acteurs, le risque premier d’une crise est d’être submergé par les exigences de court terme et de commettre des erreurs stratégiques. Des risques et opportunités similaires valent pour les directions qui ont un actionnariat assez dispersé et ont donc le vrai pouvoir dans l’entreprise.
Pour les salariés, c’est bien sûr une période plus difficile, car l'enjeu est d’abord d’éviter le chômage et de rester inséré dans l’emploi. Ce n’est pas forcément une mauvaise période en termes de carrières individuelles, mais c’est moins propice aux revendications collectives. Sauf dans les situations les plus tendues, où chacune des parties va alors agiter le risque du pire pour obtenir des concessions.
Augustin Landier : Le politique est piégé par son discours anti-globalisation et protectionniste à contre-courant de ce qu’il faudrait expliquer aux Français. Cela à gauche comme à droite. C’est sa grande faiblesse surtout en ce moment face à une opinion publique difficile. L’autre faiblesse du politique est la pression des lobbys qui le pousse à valider des allègements de charge sur un vaste éventail de revenus, ce qui est une manœuvre très coûteuse au lieu de se concentrer sur les bas salaires.
Côté patronal, les élites managériales françaises sont pour la plupart sur des trajectoires de carrières internationales globalisées. Le paradoxe dont elles font l’objet est la perpétuation d’une certaine ambiguïté entre la figure du patron et celle du haut fonctionnaire. Il y a donc un double discours, surtout de la part d’entreprises dépendant fortement de la commande publique et qui se retrouvent à devoir tenir un discours où l’on fait semblant de prendre en compte les demandes du politique pour accéder aux subventions et aux commandes. Ce jeu est assez pervers.

Comment la conjoncture économique fait-elle évoluer ces rapports de force ? Qui sont les gagnants, qui sont les perdants ? 

Jean-Charles Simon : Dans l’entreprise et plus généralement sur le marché du travail, il est clair que les salariés sont globalement favorisés et courtisés quand la croissance est très soutenue et fragilisés en période de crise. Mais chaque situation est un cas particulier.
Le politique est souvent pris de vertige dans ces périodes. Il peut aller très loin dans l’intervention économique, penser à des « New deals » de grande ampleur. Mais il fait également face à une impatience aiguë des électeurs et à des contraintes de court terme qui peuvent saboter ses projets. Pour pouvoir agir, il lui faut vision et légitimité, ce qui fait souvent défaut... 
Enfin, dans la relation entre « patrons salariés » et actionnaires qui ont le contrôle d'entreprises, c’est un peu comme entre employeurs et salariés : en moyenne, la crise fragilise ceux qui n’ont pas le pouvoir ultime, la détention du capital.
Augustin Landier : Quand le taux de chômage est élevé le personnel peu qualifié n’a pas le pouvoir de négocier facilement. De plus, en France, une partie des négociations est prise en charge par les syndicats qui par nature ne considèrent pas autant qu’il le faudrait les intérêts des chômeurs ou des outsiders du système. Mais il est évident qu’un taux de chômage élevé est défavorable aux salariés.

Comment a récemment évolué le partage de la valeur ajoutée entre le travail et le capital ? Qu'est-ce que cela signifie ? L'étude de la dynamique de cette donnée est-elle un bon indicateur du rapport de forces dans les entreprises françaises ?

Jean-Charles Simon :  En France, et c’est assez singulier pour être noté, non seulement le partage de la valeur ajoutée ne s’est pas déformé en faveur du capital, mais plutôt le contraire. Le taux de marge des entreprises – c’est-à-dire la part de la valeur ajoutée allant au capital - était retombé au troisième trimestre 2013 à son plus bas niveau depuis 1985. Alors que l’Allemagne, par exemple, a connu au cours des quinze dernières années un fort basculement du partage de la valeur ajoutée en faveur du capital.
Est-ce une bonne chose ? Je n’en suis pas sûr, parce que cette absence d’ajustement à la baisse de la rémunération du travail a sa contrepartie : plus de chômage, plus de personnes rejetées parfois pour longtemps du marché du travail, où les coûts mais aussi les protections sont élevés.
Cela tient à la protection des salariés français en place. En France, en période de crise, ceux qui souffrent sont ceux qui se retrouvent au chômage ou qui y restent. Les autres sont généralement plutôt épargnés, y compris en matière salariale. Ce qui explique que la contraction de la valeur ajoutée affecte d'abord le taux de marge plutôt que les salaires.
Augustin Landier : Le partage de la valeur ajoutée en France est extrêmement stable. Il reste scotché aux mêmes niveaux depuis une vingtaine d’années. Il faut sortir de l’agrégat macro, on ne peut plus aujourd’hui poser cette question sans faire la distinction entre la partie des travailleurs possédant un "capital humain" hautement qualifié qui ont un pouvoir de négociation très fort du fait de leur rareté et de leur complémentarité avec la révolution digitale, et les travailleurs peu qualifiés, facilement substituables, qui ne peuvent se prévaloir de la rareté. 

Les salariés des grandes entreprises en crise semblent certes souffrir, mais la dynamique est-elle aussi défavorable dans les PME ? Dans un contexte où il est parfois difficile d'embaucher (et encore plus de licencier), le rapport de force n'est-il pas inversé ?

Jean-Charles Simon : Encore une fois, les mécaniques salariales françaises font que la souffrance en période de crise, c’est le chômage. Pour le reste, le salaire minimum progresse au moins aussi vite que l’inflation, et les conventions collectives comme le poids des habitudes font le reste. Au final, le pouvoir d’achat de l’ensemble des salariés en place est rarement affecté. Là où dans d’autres pays les gels sur plusieurs années et même les renégociations à la baisse des rémunérations en période de crise ne sont pas exceptionnelles.
Il y a certes plus de fragilité dans les PME car, justement, un risque plus élevé d’être projeté dans le chômage à la suite d’un licenciement ou d’une faillite.
Finalement, les clivages français bien connus se sont encore amplifiés : des « insiders » plutôt bien protégés s'ils sont en CDI et avec de l’ancienneté ; des « outsiders » très marginalisés, avec un chômage de longue et de très longue durée qui a explosé, la durée moyenne au chômage ayant dépassé les 500 jours depuis l'été 2013. Et entre eux, une population assez précarisée croissante, avec une augmentation des contrats courts notamment.
Augustin Landier : La PME est un monde plus « familial ». Or la loyauté dans le monde de la petite entreprise se traduit justement par l’acceptation de salaires moins élevés. Après, il y a peut-être une tendance moins forte à licencier dans ces structures. Mais les PME restent plus vulnérables en période de difficultés économiques. Même si Alstom traverse une difficulté par exemple, elle ne disparaîtra pas du jour au lendemain, là où une PME peut mettre la clef sous la porte et licencier toute son équipe.

L'affaire Alstom a montré que la reprise en main par le politique d'une entreprise privée stratégique (comme cela avait déjà été le cas pour Alstom en 2004) semble de plus en plus compliquée pour l'Etat. La place des politiques dans les stratégies des grandes entreprises est-elle durablement en déclin ? Pourquoi ? 

Jean-Charles Simon :  Il est heureux qu’elle soit en déclin. Car quand l’Etat est beaucoup intervenu dans la vie des entreprises, ça s’est rarement bien terminé. L’Etat doit se préoccuper des structures et des infrastructures, de l’enseignement supérieur et de la recherche, mais il n’a rien à faire dans la fabrication de voitures, la banque, la construction de trains ou même de centrales nucléaires. Il peut très bien imposer des règles et des cahiers des charges, surtout quand il y a des enjeux de sécurité ou des externalités à faire payer, mais il est presque toujours mauvais opérateur et mauvais stratège. La France continue de jouer sur les symboles – BPI, "redressement productif", rodomontades régulières contre des entreprises privées… - mais elle perd la main, comme l’illustrent les départs de sièges de grands groupes à la faveur de leur rapprochement avec d’autres entreprises.
Tant que l’Etat se pensera comme l’acteur qui peut punir ou imposer des vues arbitraires, il fera face à la perte de ce pouvoir négatif. Car la mondialisation offre de nombreuses lignes de fuite à ceux qu’il considère comme des assujettis. Mais s’il se pense de manière plus positive comme l’acteur qui doit attirer et mobiliser, alors il trouvera de nouvelles raisons d’être. Et des défis autrement plus intéressants à relever que de construire des meccanos industriels forcément artificiels s’ils ne correspondent pas à la volonté des premiers concernés.
Augustin Landier : On est encore dans une vision type "Trente Glorieuse" où l’Etat pouvait décider du partage de l’activité industrielle entre grands groupes. La réalité d’Alstom, c’est des actionnaires, un patron, qui prend des décisions stratégiques, en principe les plus favorables pour les actionnaires. L’agitation politique reste surtout verbale, mais ne sera pas suivie d’effets, je pense. Cela infantilise les Français et accroît le décalage entre la réalité de l’économie et le ressenti des gens. Et cela donne à la France l’image d’un pays à problèmes auprès des investisseurs. Ce qui est dommage d’ailleurs, car cette image est partiellement fausse, car l’Etat ne peut pas faire n’importe quoi dans la réalité, et les institutions françaises sont plutôt robustes.

La principale manifestation d'aujourd'hui s'annonce sans éclat. Les syndicats ont-ils perdu pour de bon leur pouvoir de mobilisation ? Est-ce réellement dû à leur faible représentativité ?

Jean-Charles Simon :  Ces manifestations, surtout sans objet très bien défini comme le combat contre une loi emblématique, apparaissent pour ce qu’elles sont : des rituels un peu désuets. Dont chacun, y compris les premiers intéressés, savent bien qu’il ne ressort à peu près rien. D’ailleurs, les rangs se dispersent et plusieurs centrales n’appellent même plus à manifester ce 1er mai. Alors que les enjeux ne manquent pas, en pleine mise en route du pacte de responsabilité et des mesures d’économies.
C’est à la fois la mesure d’une perte d’influence, déjà assez ancienne, mais aussi d’un désenchantement face à la gauche au pouvoir. Quelle offre politique susciter ou promouvoir, par exemple auprès des bastions syndicaux de la fonction publique, quand c’est la gauche elle-même qui annonce les mesures d’économie et le gel du point d’indice ? C’est finalement la prise de conscience d’une réalité politique : aucun parti de gouvernement ne soutient aujourd’hui les revendications syndicales sur l’emploi et le pouvoir d’achat dans le secteur public, ni des mesures de coercition à l’égard des employeurs du privé.
Augustin Landier : Je pense que les syndicats sont restés enracinés dans le thème de la France industrielle et leur clientèle traditionnelle d’ouvriers. Ils ne s’adaptent pas à l’entrée dans le monde des services, où les trajectoires professionnelles sont plus mobiles. Et les gens ne sont pas dupes, ils voient bien que les symboles ne correspondent plus à la réalité, et que la mise en avant de la figure de l’ouvrier n’est pas représentative du personnel peu qualifié d’aujourd’hui. 

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