TOUT EST DIT

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dimanche 16 mars 2014

Jean-Pierre Le Goff : «Nous assistons à l'autodestruction de la politique»

A la veille des municipales et après une semaine marquée par la succession des affaires, le sociologue Jean-Pierre Le Goff a accordé un long entretien à FigaroVox. Il analyse la profonde crise morale et politique que vit la France.

Christiane Taubira est une icône de ce que vous appelez «la gauche morale». A travers l'affaire des écoutes de Sarkozy, cette gauche, qui a souvent diabolisé ses adversaires, est-elle aujourd'hui prise à son propre piège, victime de ses propres contradictions ?
Jean-Pierre Le Goff: Assurément. On ne brandit pas la morale contre ses adversaires impunément. La gauche se prévaut d'une supériorité morale en se voulant le dépositaire attitré d'une certaine idée du Bien. Cette prétention s'est effondrée à travers une série d'affaires dont les plus récentes et les plus marquantes ont été l'affaire DSK et l'affaire Cahuzac, mais cela ne l'empêche pas de continuer à faire semblant. Les mensonges et les dénégations face à des faits avérés apparaissent d'autant plus scandaleux que la gauche continue de faire valoir cette prétention morale. La droite plus bonapartiste, empêtrée elle aussi dans des affaires, ne s'y risque pas trop. La politique a ses lois propres qui impliquent la ruse et le rapport de force, mais en démocratie tous les coups ne sont pas permis et l'activité politique s'exerce dans un État de droit. S'y ajoutent pour les politiques une exigence d'intégrité qui a valeur d'exemple auprès des citoyens et une éthique de la responsabilité qui entend répondre des effets non voulus de ses paroles et de ses actes dans une situation donnée. En politique, on ne saurait donc en rester à l'«éthique de conviction» et encore moins à l'éthique de la bonne intention et des bons sentiments.


Ce qui me frappe dans les réactions de Christine Taubira, c'est ce mélange de
Elle a aussi un vélo dans la tête
subjectivité débridée et ce point aveugle de certitude consistant à se croire constamment dans le camp du Bien, attitude que l'on retrouve chez nombre de militants, voire chez certains journalistes qui prêchent la bonne parole sans même s'en rendre compte. On en arrive à ce qui peut apparaître comme un paradoxe: on peut être «authentique» dans ses convictions, son indignation et ses affects, en refusant de reconnaître les faits et d'assumer clairement ses responsabilités. Le mensonge authentique, affectif et sincère, constitue la version post-moderne du «mensonge déconcertant» consistant à affirmer tout et son contraire avec un pareil aplomb. Face à cette réalité, la solidarité dont a fait preuve le PS a toutes les allures d'une solidarité de clan, malgré les contradictions et les désaccords existant. La droite peut elle aussi pratiquer cette «langue caoutchouc» et la dénégation, mais son état de décomposition et la lutte des égos en son sein est devenue aujourd'hui plus manifeste.
Comment analysez-vous les commentaires médiatiques autour de cette affaire et les leçons qui peuvent en être tirées ?
Les habiletés, les manœuvres politiciennes fascinent le milieu journalistique. En son temps, Libération avait salué l'«artiste» qu'était à ses yeux Mitterrand, pour sa capacité à rester maître du jeu politicien et à mettre à bas ses adversaires et ses concurrents. Michel Rocard, entre autres, pour qui l'éthique en politique est une exigence, en a pâti particulièrement. On se souvient également du duel télévisé au second tour de l'élection présidentielle de 1988: François Mitterrand avait réussi à décontenancer Jacques Chirac en l'appelant «Monsieur le Premier Ministre» et en lui attribuant une déclaration lors d'une affaire impliquant un diplomate iranien dans les attentats de 1986. Jacques Chirac eut beau protester en faisant valoir sa bonne foi, demander à Mitterrand de le regarder «droit dans les yeux», ce dernier, imperturbable, maintint ses affirmations. Il faut dire qu'à sa façon, Jacques Chirac sut en tirer les leçons et que dans le genre manœuvrier, sous des allures bonhommes, il ne manquait pas non plus de talent. Désormais, le «droit dans les yeux» et l'authenticité des sentiments sont devenus une posture de défense face à toute mise en question. Avec l'affaire Cahuzac, on sait maintenant qu'on peut parfaitement mentir «droit dans les yeux» aux représentants de la nation…
Quant aux leçons tirées de l'«affaire Taubira»par des commentateurs, elles en disent long sur la façon dont ils conçoivent la politique aujourd'hui: «amateurisme», «manque d'habileté», «erreur de communication…, comme si la politique se résumait désormais à des problèmes de management et de communication. Dans ces domaines, les conseillers ne manquent pas et ils font payer très cher leurs prestations avec les résultats que l'on sait… La compétence ou l'incompétence dans le cynisme politicien, telle semble être le nouveau critère pour évaluer la politique dans l'«essoreuse à idées» des grands médias audio-visuels et de nombre d'entreprises de conseils et de communication.
Quelles sont selon vous, les origines et les raisons d'une telle dégénérescence ?

Cette dégénérescence ne date pas d'aujourd'hui. Elle va se développer à partir de l'«ère du vide» des années 1980, qui fait suite à la fin des Trente glorieuses et à la crise des grandes idéologies du passé. La politique se désarticule d'une vision historique et le management, la communication acquièrent alors une importance sans précédent. Par delà leurs aspects fonctionnels, ces activités, dans leur volonté d'être à tout prix modernes et de coller au nouvel air du temps, ont véhiculé le cynisme, le modèle de l' «argent facile» et la «frime». L'histoire retiendra que pour fêter le bicentenaire de la Révolution française, le président de la République fit appel à un publicitaire pour organiser le grand défilé des Champs Elysées. Le marché, le management et la communication vont être érigés en modèles de référence et la politique n'y a pas échappé. C'est dans ce contexte, qu'ont été formées de nouvelles générations marquées par le culte de l'ego et le modèle du perpétuel gagnant. La droite et la gauche n'y ont pas échappé.
Chaque semaine, les scandales se succèdent. Après l'affaire Buisson, c'est l'affaire Taubira qui fait désormais la une des journaux, allant jusqu'à éclipser totalement la campagne des municipales. Est-on en train d'assister à l'autodestruction de la politique ?
Ces différentes affaires jettent une lumière crue sur ce qu'est devenue la politique. Les règlements de compte se succèdent entre les camps et à l'intérieur de chaque camp dans une spirale délétère qui a tous les traits d'une autodestruction, au profit de l'abstention et des extrêmes. La scène politique tend de plus en plus à se confondre avec celle des grands médias et des réseaux dits sociaux qui se nourrissent de l'émotion et sont friands des scandales en tout genre. Une partie de la classe politique lui fournit de la matière. On se repasse les affaires de main en main en espérant mettre à bas son adversaire sous l'œil complaisant des médias. La machinerie politico-médiatique s'emballe et personne ne semble en mesure de l'arrêter. Ceux qui se croient les plus malins espèrent en sortir gagnants ou s'en tirer à bon compte. Mais ils se trompent: leur victoire apparente
contre l'adversaire, à tel ou tel moment médiatique, peut se retourner comme un gant et ils risquent d'être emportés par ce qui ressemble à l'effondrement d'une classe politique aux yeux de l'opinion. À travers la succession des affaires au fil des ans, le monde politique apparaît de plus en plus comme une caste ou une oligarchie en voie de décomposition, de plus en plus étrangère aux préoccupations des citoyens ordinaires, mais qui n'en continue pas moins de vivre et de se déchirer dans l'entre-soi, et ce, dans une situation historique des plus critiques où le chômage de masse combiné avec l'érosion des acquis de notre héritage républicain a produit de puissants effets de déstructuration. Une France morcelée perd aujourd'hui l'estime d'elle-même à travers le spectacle désolant de la décomposition d'une partie de ses élites.
Si l'on ne reviendra pas en arrière vers un supposé «bon vieux temps», il conviendrait de rompre clairement avec le mélange des genres entre la politique, les affaires et les médias, voire le show-biz. C'est l'une des conditions pour renouer le lien de confiance entre gouvernants et gouvernés. Nous vivons la fin d'un cycle historique ; il est temps de passer à autre chose et d'entamer un long travail de reconstruction. Quel homme politique saura désormais s'élever à la hauteur de ces enjeux?

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