TOUT EST DIT

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dimanche 3 novembre 2013

Les prix sont des "machines à rétrécir les écrivains"


Lundi 4 novembre, à 13 h, l’on connaîtra le nom du lauréat du prix Goncourt 2013. Si cette annonce n’a plus les honneurs de l’ouverture des JT français, elle n’en demeure pas moins majeure pour le monde de l’édition. Que penseraient les initiateurs du plus convoité des prix littéraires de ce qu’il incarne aujourd’hui ? Fruit de quinze années de recherches, "La Littérature à quel(s) prix ?" (La Découverte, 245 pp., env. 22 €) dresse le panorama d’une exception française (de plus). Maître de conférence en littérature française à l’université de Paris-Ouest, Sylvie Ducas y analyse l’histoire et les enjeux d’un phénomène touché par l’inflation - il existe plus de 2 000 prix littéraires chez nos voisins et"chaque jour ou presque en voit naître un nouveau".
Les prix convoquent les "fantasmes du grand écrivain et du chef-d’œuvre", écrivez-vous. En quoi est-ce un fantasme ? 

La valeur esthétique comme le jugement littéraire sont relatifs. Je parle de fantasme parce que le grand écrivain et le chef-d’œuvre sont inscrits dans l’imaginaire collectif, depuis la IIIe République qui en a fait une icône sociale et publique. Les prix sont les avatars de formes, d’usages, de pratiques de sociabilité littéraire très anciennes, celles des cénacles, des salons, etc. Cet imaginaire du grand écrivain est alimenté par l’Académie française qui, depuis le XVIIe siècle, est une institution qui a un rôle politique : elle se sert de la littérature et de la langue comme vecteurs du sentiment national. 

Un des principes testamentaires d’Edmond Goncourt était de mettre en évidence le "meilleur roman de l’année". N’était-ce pas, dès le départ, une utopie ? 

Bien sûr, parce que le meilleur roman de l’année, cela ne veut pas dire grand-chose. Mais il y a tout de même l’idée d’une excellence littéraire désignée par une instance, qu’Edmond de Goncourt pose au cœur de son testament et de la création de son académie. Le but, c’est d’abord d’être une contre-Académie française et permettre aux écrivains d’être à l’abri du besoin. Elle se crée à une époque où le naturalisme et le roman n’ont pas de droit d’entrée à l’Académie française. 

Au fil du temps, on a vu une démocratisation des jurys, qui sont passés des professionnels aux journalistes, puis aux anonymes et aux lycéens. Est-ce une bonne chose ? 

Oui, parce que cela favorise une diversification culturelle. Pour moi, c’est un impératif pour qu’il y ait une démocratisation culturelle et littéraire. Je pense que le fait qu’il y ait des instances concurrentes, même amateurs, oblige les instances traditionnelles à être plus exigeantes et plus regardantes sur leurs propres jugements.

Cette diversification se répercute dans les choix et aide à s’opposer au "monstre Galligrasseuil"… 

… qui a longtemps régné. Cela ouvre la porte, qui était étroite, à d’autres éditeurs et à d’autres types de littérature qui n’avaient pas bonne presse, que j’appelle les mauvais genres : le policier, la fantasy, la BD, etc. A une époque de surproduction éditoriale, il est heureux que le public ait divers endroits où regarder et se référer. 

Que penseraient les frères Goncourt de la présence de Bernard Pivot et de Pierre Assouline dans leur académie ? 

Je crois qu’ils n’aimeraient pas (rires). Ce n’est pas nouveau : André Billy a été le premier chroniqueur et critique entré à l’académie Goncourt sans être écrivain, en 1943. Or, c’était tout de même la marque de fabrique du Goncourt de n’avoir à sa table que des écrivains. L’entrée de professionnels du livre dans l’académie signe une mutation : la littérature est une industrie culturelle qui s’affiche comme telle. 

En quoi les prix sont-ils devenus "des machines à rétrécir les écrivains" ? 

Car c’est un dispositif hybride, qui donne de la valeur littéraire tout en étant pris dans des logiques marchandes. Si le but était, au début du XXe siècle, de désigner un chef-d’œuvre, on a l’impression aujourd’hui qu’on réduit les écrivains à des poulains dans des écuries d’auteurs. L’autorité et l’aura de l’écrivain se sont effondrées dans ce système des prix. Qui ne sont qu’un miroir grossissant de ce qui se passe dans le champ littéraire français. Raison pour laquelle je parle d’écrivain minuscule, par égard à ce qu’il devrait être : un écrivain majuscule. C’est lié aux logiques d’industrie culturelles, qui induit une rotation rapide des titres : on fait de l’éphémère autour de la littérature, ce qui ne permet pas à l’écrivain de s’installer dans le temps long, d’y inscrire son œuvre. Ce qui est inquiétant. Il faudrait éviter que les prix décernés ne soient que des prix d’éditeurs, liés uniquement aux questions de distribution, promotion ou publicité du livre, car c’est désastreux. 

D’autant qu’au final, ce sont les distributeurs qui sont les grands gagnants des prix : ils empochent 30 % du prix du livre… 

Ils ont su habilement tirer parti d’un système où, au départ, les premiers prix Goncourt étaient attribués sur un zinc, dans un bistrot. C’est la presse qui en a fait un événement, et les éditeurs une manne pour eux, car très vite les prix littéraires sont devenus vendeurs. 

Vous reprochez aux prix d’induire une "normalisation du transgressif". Ce nivellement vers le plus grand nombre dessert-il la littérature ? 

Il dessert ce que j’appelle la littérature exigeante, celle qui est du côté d’une avant-garde littéraire, du renouveau, de l’inédit. Toute institution a pour effet de transformer le transgressif en canon, en classique : on ne peut échapper à cet effet institutionnel. D’autant que les prix ne sont pas faits pour désigner une innovation littéraire, ils proposent une littérature lisible par le plus grand nombre. Ce qui exclut de fait des écritures plus confidentielles, plus exigeantes, plus difficiles, qui nécessitent plus de temps pour atteindre le public. 

Enfermée dans sa logique des prix, la France est-elle capable de réinventer un espace pour ses auteurs, "au cœur du texte", selon vos mots ? 

Je suis un peu inquiète mais demeure optimiste. On est dans une période de mutation, des configurations excitantes se dessinent. Je ne pense pas que le système des prix soit menacé, il va prendre d’autres formes, le numérique lui donnera des contours nouveaux, il y aura du mauvais et du bon. Je pense que c’est un système à repenser pour mieux l’utiliser au service de la littérature et des écrivains, qu’il faut défendre et accompagner. On ne devrait plus être dans une logique où seule compte la circulation des livres, quoi qu’on écrive. Mais refaire des machines de guerre, dont parlaient les Goncourt, et créer des instances intelligentes, de qualité, où on fait entendre des voix professionnelles ou amateurs qui parlent littérature, sont capables d’argumenter, pour ouvrir une compétition qui a réduit le champ de ceux qui y accèdent.

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