Certaines expressions sont comme les koans de la tradition zen : il faut beaucoup de temps pour en percer le vrai sens. Le dicton anglais "Beauty is in the eye of the beholder" a longtemps fait, pour moi, partie de cette catégorie.
"Beauty is in the eye of the beholder" : littéralement, la beauté est dans l’œil de celui qui regarde. Prise à la lettre, l’expression signifie "simplement" que le beau est un critère subjectif, qui dépend du spectateur. Quelle qu’ait été l’intention de l’inventeur de la phrase – sous sa forme actuelle, elle date de la fin du 19e mais son idée remonte aux philosophes grecs, j’ai un jour compris qu’elle avait un deuxième niveau de lecture : ce que nous voyons et comment nous l’interprétons dépend du regard que nous portons en général sur le monde.
Perception sélective
Ce phénomène est connu en psychologie sous le nom de perception sélective : chaque jour, nous sélectionnons, parmi les événements dont nous avons connaissance, ceux qui renforcent notre vision du monde. J’irais même plus loin : nous leur conférons en outre une signification elle aussi conforme à nos opinions. La perception sélective est bien entendu un phénomène inconscient. Autrement dit, si nous n’y prenons pas garde, le monde qui nous entoure devient de plus en plus conforme à l’idée que nous nous en faisons. Et si cette idée est plutôt noire, et bien nous nous enfonçons peu à peu dans un enfer que nous avons nous-même créé. L’enfer, ce n’est pas les autres, n’en déplaise à Jean-Paul Sartre. L’enfer, c’est nous-mêmes.
Si tu veux changer le monde…
À la lumière de cette interprétation constructiviste du monde, la citation "Si tu veux changer le monde, commence par te changer toi-même", généralement attribuée à Gandhi, prend un tout autre sens. Il ne s’agit pas tant de se changer soi-même que de changer la perception que nous avons du monde. Notre vision de la réalité, plus ou moins biaisée dans un sens ou dans l’autre, requiert notre attention avant de nous pencher sur la réalité elle-même. Dans la tradition bouddhiste, le nirvana n’est d’ailleurs rien d’autre que cela : le pratiquant a enfin repoussé les voiles de l’illusion et de la dualité et voit le monde tel qu’il est réellement.
L’idée est que nous devons abandonner tous nos points de référence, toutes nos idées reçues sur ce qui est ou devrait être. Alors seulement il nous sera possible de vivre directement l’expérience de l’unicité et de la vitalité des phénomènes.
Chögyam Trungpa
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