Le récent arrêt de la Cour de cassation dans l'affaire de la crèche Baby Loup a surpris tout le monde, y compris les juristes. Et ce d'autant plus qu'à la mi-janvier, la Cour européenne des droits de l'homme venait tout juste de souligner les limites de la liberté d'expression religieuse dans l'entreprise. « Lorsque la pratique religieuse d'un individu empiète sur les droits d'autrui, dit-elle, elle peut faire l'objet de restriction » où que ce soit.
La difficulté est de déterminer les pratiques qui remettent en cause l'équilibre des libertés des uns et des autres. À partir de quel seuil l'exercice d'un droit risque-t-il de menacer celui d'autrui ? C'est un problème bien banal ici compliqué par la dimension religieuse de cette liberté sur fond de montée de l'islam et par la nature du lieu de son exercice : l'entreprise.
Sur le principe, rien n'interdit les manifestations de convictions y compris religieuse sur les lieux de travail. La liberté d'expression y est désormais reconnue et certaines entreprises vont même assez loin dans sa garantie effective (facilités au moment du Ramadan, autorisations d'absence pour les grandes fêtes religieuses, salles de prière...). Les salariés peuvent donc évoquer ces questions sous réserve de ne pas nuire au fonctionnement de l'entreprise. Ce qui est le cas lorsque le voile crée un danger (travail sur un tour, par exemple) ou lorsqu'il y a relation directe avec la clientèle, ce qui vaut aussi pour des tenues excentriques.
Étonnement et scepticisme
Si l'employeur n'est pas autorisé, sauf exception, à prendre en compte les opinions et goûts de ses salariés, réciproquement, le salarié ne saurait lui imposer ses choix personnels. On a ainsi vu le salarié d'une boucherie-charcuterie refuser de travailler de la viande de porc au prétexte qu'il était musulman. Licenciement justifié. Dans l'affaire Baby Loup, en faisant prévaloir le droit du salarié sur l'intérêt des enfants, la Cour a perdu de vue la perspective du compromis inhérent à la laïcité.
Mais, à juste titre, dit-elle, puisque la question de la laïcité ne se posait pas dans cette crèche privée. Là aussi, étonnement et scepticisme. Car enfin, la « République laïque » de l'article 1er de la Constitution ce ne sont pas seulement des institutions politiques, c'est une philosophie, une culture des droits à l'oeuvre dans toute la société républicaine et grâce à laquelle les entreprises se sont progressivement trouvées soumises à l'état de droit. Et quel en est le noyau dur ? Quelque chose d'infiniment subtil où s'allient convictions et discrétion, foi et retenue dans l'expression. Un art des contraires qui est le propre d'une civilisation prenant au sérieux la valeur de tact sans renoncer pour autant à la manifestation des idées et à leur confrontation.
Où est la limite ? Tout dépend du moment, du lieu, de l'époque. Elle se pressent par intuition républicaine du seuil où le signalement de ses convictions bascule dans le prosélytisme plus ou moins ostentatoire. Et cet égard, nul doute que le voile demeure encore chargé d'une puissance symbolique qui en interdit l'usage innocent à moins de convenance dans le lieu où il est porté et donc avec l'accord de l'autorité responsable. Que dirait-on d'une religieuse catholique qui viendrait exercer son métier en cornette sans l'aval de sa direction ?
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