TOUT EST DIT

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lundi 12 mars 2012

Pilleurs d'Egypte

Assise au bord du Nil, Ilka Klose contemple avec sérénité le soir qui tombe sur son chantier de fouilles de l'île Eléphantine, au sud de l'Egypte. Sur l'autre rive, le désert mordoré d'Assouan déploie ses courbes qui regorgent de sépultures inexplorées. Les felouques s'esquivent, les ibis s'envolent, une paix envahit le paysage. Un calme trompeur. Ilka se blottit au fond de son fauteuil en osier : "Quand la nuit tombe, la dune est envahie par des chercheurs de trésors", commente placidement la jeune archéologue allemande en dépliant le papier d'un caramel. 
A un millier de kilomètres de la place Tahrir, la révolution égyptienne n'a eu qu'un écho lointain. Les quinze jours du soulèvement qui ont fait trembler Le Caire n'ont pas eu raison du gouverneur, pourtant controversé, de cette province de Haute-Egypte. Mais elle a réveillé les espoirs d'une foule hétéroclite de pilleurs de tombes et de trafiquants qui, depuis un an, se pressent sur la "coupole des vents", une colline rocheuse qui abrite les tombes des dignitaires de l'Ancien Empire et des sépultures romaines.

"Depuis la révolution, les gens creusent comme des fous sur la rive occidentale d'Assouan, confirme Adel Kelany, inspecteur au Conseil suprême des antiquités de l'Egypte (CSA). Des trafiquants professionnels, mais aussi de simples habitants. Ils deviennent fous quand ils trouvent une tombe, c'est plein de momies ! Dans le vieil Assouan, ils creusent dans leurs maisons des tunnels de neuf mètres de long... dans le granit. La plupart du temps, ils ne trouvent rien, quelques poteries, mais ça fait beaucoup de morts (en raison d'accidents divers car il s'agit de travaux menés par des amateurs sans expérience) et de dégâts : en creusant leurs tunnels, ils détruisent des inscriptions gravées dans la pierre."
Certes, les pilleurs ont dû modérer leurs ambitions. Dix jours après la chute d'Hosni Moubarak, en février 2011, il était encore possible, à Assouan, d'envisager d'arracher à une carrière de granit rose une statue de Ramsès II de 160 tonnes et six mètres de haut à coups de marteau-piqueur. A Saqqarah, des bas-reliefs ont été découpés à la scie. Les grands sites de Louxor et d'Assouan ont échappé aux voleurs. Mais dans les zones reculées, de nombreuses tombes et magasins archéologiques ont été pillés par des ouvriers des chantiers, notamment au nord de l'Egypte. A Gizeh, à Saqqarah, Dachour, Abousir, Kafr El-Cheikh, à Beheira, dans le delta du Nil, dans le Sinaï, à Alexandrie, Ismaïlia, Sharqiya et Abydos, les pillages nocturnes se sont multipliés. Ce qui fait beaucoup...
Même les nombreux musées du Caire n'ont pas été épargnés : "Pendant la révolution, on vendait des bibelots et du mobilier national venant de musées historiques sur le trottoir pour 30 ou 40 livres (moins de 4 et 5 euros), déplore Christian Leblanc, célèbre archéologue français chargé du chantier du Ramesseum, à Louxor. Heureusement, des Egyptiens cultivés ont racheté ces biens patrimoniaux pour les restituer au Conseil suprême des forces armées."
Plus d'un an après la révolution, l'inventaire des vols et des destructions est inachevé. Et si de nombreux chantiers ont repris, l'Egypte est toujours confrontée à d'importants problèmes de sécurisation des sites. Beaucoup d'inspecteurs sont incapables de défendre leurs magasins et de sécuriser les zones qu'ils découvrent. Pour tenter d'enrayer le trafic, le Conseil international des musées (ICOM), à Paris, vient de publier une "liste rouge d'urgence des biens culturels égyptiens en péril". Pour l'instant, seule une typologie des objets menacés (statues, vases, objets de la vie quotidienne) a été fixée afin que les douaniers aient l'oeil. Mais une liste "de 100 à 300 objets précis", répertoriés, est en préparation, explique Julien Anfruns, directeur de l'ICOM.
Ce dernier fait la liste de toutes ses inquiétudes, en lien direct avec les bouleversements liés à la révolution égyptienne : "Il y a des vols et pillages dans les musées mêmes, et sur les sites, par manque de sécurité. Ensuite, nombre de responsables démissionnent par manque de moyens. Et il y a le manque d'argent lié à la chute de 80 % du tourisme depuis un an." Un exemple : sur les 15 dollars (plus de 11 euros) que coûte un visa touristique, 2 dollars sont prélevés pour financer les sites et les musées de Nubie, à Assouan notamment. "Vous imaginez la perte d'argent !", s'inquiète Julien Anfruns.
L'un des problèmes qui menacent aujourd'hui les sites archéologiques est la multiplication des constructions illégales, qui fleurissent jusqu'au pied des pyramides, comme à Saqqarah. C'est aussi le cas à Assouan, où, en face du cimetière fatimide, Adel Kelany supervise tant bien que mal des fouilles sur un terrain enclavé entre une zone d'habitation et le garage d'un constructeur immobilier. Accroupi sur un gros rocher qui émerge de la boue au milieu des camions et des grues, il tente laborieusement de déchiffrer des inscriptions antiques dans le brouhaha des véhicules qui vont et viennent.
"Après la révolution, les gens se sont mis à construire sans permis dans cette zone archéologique, raconte l'inspecteur au Conseil suprême des antiquités. Avant, lorsque cela se produisait, on allait chercher la police, mais là, il n'y en a plus. Parfois, le Conseil suprême des antiquités nous envoie deux gardiens, mais que voulez-vous faire avec deux gardiens ? On a même tenté de nous voler les pierres du muret de protection du site ! Et encore, nous ne sommes pas les plus embêtés : dans le chantier d'à côté, un type armé vient toutes les deux heures menacer la mission et vendre des morceaux du terrain de fouilles qui ne lui appartient pas. L'an dernier, j'ai demandé que toute la ville d'Assouan soit protégée comme zone archéologique. J'attends la décision. Mais pour le gouvernement, l'exploitation des carrières de granit rapporte beaucoup plus d'argent que les fouilles que nous y menons."
Agents immobiliers improvisés, promoteurs avides, agriculteurs, mal-logés, commerçants : une cohorte encombrante est venue compliquer le travail des archéologues et leurs rapports avec la population. Les spécialistes s'accordent à voir dans ces actes le manque de conscience de certains Egyptiens vis-à-vis du patrimoine archéologique. "Il n'y a pas eu que des vols, précise Christian Leblanc. Mais aussi beaucoup de saccages et d'actes de vandalisme." Au Musée du Caire, 70 objets ont été endommagés ou détruits. A Tell el-Maskhuta, près d'Ismaïlia, la tombe de Ken-Amun (XIXe dynastie) a été détruite, comme celle d'Impy, sur le plateau de Gizeh. A l'inverse, de nombreux sites, tel le Ramesseum de Louxor, ont été protégés par la population et les autorités locales.
Pour comprendre le rapport ambigu qu'entretiennent les Egyptiens avec leur patrimoine et avec les archéologues, certains n'hésitent pas à mettre en cause la politique culturelle du régime Moubarak. "Au cours des deux décennies qui ont précédé la révolution, les monuments de l'Egypte ancienne ont été transformés en marchandises pour attirer les devises des touristes du monde entier. Ce processus a donné à beaucoup d'Egyptiens le sentiment que leur héritage n'était pas à eux et explique, selon moi, en grande partie ce vandalisme", estime Megan Rowland, diplômée en philosophie de l'archéologie à l'université de Cambridge, en Angleterre.
L'arrivée, en 2002, du célèbre et controversé Zahi Hawass - il était parfois surnommé Indiana Jones - à la tête du Conseil suprême des antiquités de l'Egypte a favorisé l'idée d'une réappropriation par les Egyptiens de leur patrimoine, au détriment parfois de missions étrangères, mais sans pour autant impliquer et intéresser les riverains à la gestion des sites archéologiques. Outre une série de demandes fracassantes de restitution d'oeuvres, adressées notamment à la France et à l'Allemagne, Zahi Hawass a certes fait passer en février 2010 une loi annulant le quota de 10 % de biens que les missions étrangères avaient l'habitude de prélever sur leurs découvertes. Mais sa gestion opaque et autoritaire a surtout eu pour but de lever des fonds internationaux au prix d'opérations spectacles qui ont accentué le malentendu avec les populations locales.
"Zahi Hawass incarnait cette idée que les Egyptiens contrôlent leur patrimoine, explique Mohamed El-Shahed, doctorant à l'université de New York et spécialiste de l'architecture égyptienne. Mais ce contrôle s'est traduit par une politique sécuritaire, qui a abouti en réalité à écarter la population des antiquités au profit des touristes." Du nord au sud, les riverains des sites archéologiques gardent un souvenir amer de l'agressivité et de la mégalomanie de Zahi Hawass. Ce dernier a, par exemple, chassé les chameliers de Gizeh, accusés selon lui de "transformer les pyramides en zoo". Sur la colline de Gournah, à Louxor, l'expulsion en 2005 de 20 000 habitants et la destruction de leurs maisons ancestrales au motif qu'elles étaient construites sur des tombes a traumatisé la population, dont une partie a tenté de se réinstaller sur le site après la révolution.
Entre 2009 et 2010, les autorités ont aussi fait construire un mur autour de la zone archéologique de Malqatta, à Louxor, pour repousser les cultivateurs qui grignotaient progressivement le site du palais d'Aménophis III. Sans scrupule, ils ont emmuré le village et sa palmeraie qui étaient depuis des siècles intimement mêlés aux ruines et donnaient au lieu un cachet unique. "Au départ, le projet était de construire de simples petits murets en pierre avec une rambarde métallique, raconte Christian Leblanc, et cela s'est transformé en un mur en béton de deux à trois mètres de haut ; une monstruosité qui enlaidit un paysage exceptionnel, supprime un magnifique panorama et a coûté une fortune."
Un an après la révolution, les Egyptiens n'en finissent pas de découvrir les dégâts causés par la gestion de l'ancien régime. En mai 2011, la directrice du département d'archéologie de l'université du Caire, Azza Farouq, est tombée nez à nez avec 3 000 pièces, non enregistrées, dissimulées dans les toilettes du musée de la faculté : "Elles étaient là depuis les années 1980. Le directeur du musée n'était pas au courant, il m'a dit que c'étaient des pièces sans intérêt. Après vérification, il s'est avéré qu'elles étaient de grande valeur." Mais les ruines et les antiquités ne sont pas les seules victimes des bouleversements qui agitent le pays. Dans une Egypte en pleine révolution culturelle, une nouvelle génération d'archéologues, d'activistes et d'intellectuels critique les "barbons" du Conseil suprême des antiquités, et cherche à se réapproprier un patrimoine qui alimente depuis des siècles les fantasmes du pouvoir et l'intérêt des puissances étrangères.
Attablés à un café du Caire, Ahmed Abd El-Halim et Ahmed Sharaawy jubilent. La révolution est pour eux une occasion inespérée de prendre leur revanche. Trois jours seulement après la chute de Moubarak, ils ont fondé la Coalition des archéologues libres, afin de dénoncer la corruption du Conseil suprême des antiquités en Egypte, la discrimination dont ils estiment avoir été victimes depuis des années, et l'inégalité de leurs conditions de travail en comparaison avec les archéologues étrangers. "Depuis dix ans, le régime a éloigné les archéologues égyptiens des sites. En sortant de la fac, on n'avait aucune occasion de travailler sur le terrain. La plupart d'entre nous finissaient gratte-papier dans un bureau ou dans la sécurité, sans contact avec l'archéologie. Et encore, même ces postes-là, il fallait les acheter ou trouver un piston. Le CSA était gangrené par la corruption. La plupart des fonctionnaires ont acheté leur poste et pistonné leurs proches. Depuis 1999, ils n'ont pas embauché un seul archéologue égyptien, seuls ceux qui étaient proches de Zahi Hawass s'en sont sortis. Et quand on nous offrait un poste d'inspecteur, c'était un contrat précaire payé une misère : 500 livres mensuelles (63 euros)."
Au lendemain de la révolution, le Conseil suprême a été assailli de réclamations par des employés demandant des embauches, des contrats permanents et une revalorisation des salaires. Près de 20 000 inspecteurs ont réclamé leur titularisation. Face à l'ampleur de la mobilisation, l'institution à la direction vieillissante a été confrontée à une crise administrative et financière sans précédent. Les quatre directeurs qui se sont succédé depuis le départ de Zahi Hawass, en juin 2011, ne sont pas parvenus à limiter l'endettement de la maison. D'autant que le pays vit durement la chute des revenus du tourisme. Contraint d'emprunter, le CSA devrait plus de 1 milliard de livres au gouvernement pour payer les salaires de ses effectifs pléthoriques. Sur ses 50 000 employés, beaucoup n'ont pas d'attribution.
De quoi refroidir les ambitions des jeunes archéologues égyptiens, peu armés face au savoir de leurs collègues étrangers. "Il y a un gros problème de formation, estime Khaled El-Enany, professeur à l'université d'Helwan (dans la banlieue du Caire) et chercheur à l'Institut français d'archéologie orientale (IFAO). Pour un Egyptien, faire une thèse en archéologie est très difficile pour des raisons économiques. Et toutes les sources sont en langue étrangère. Plus de neuf articles sur dix sont en anglais ou en allemand. Les Egyptiens doivent prendre des cours de "français archéologique" pour être au niveau ! Mais le problème central, c'est qu'il n'existe pas en Egypte d'institut de recherche en égyptologie, comme le CNRS en France. Le statut de "chercheur en égyptologie" n'existe pas. Au mieux, vous pouvez vous retrouver professeur, inspecteur ou photographe de chantier. Mais on ne peut pas comparer le niveau d'un chercheur à plein temps avec celui d'un enseignant qui donne quinze heures de cours par semaine. Ce qu'il faut, c'est créer un institut où les égyptologues égyptiens et étrangers puissent travailler ensemble. Pour contrer le discours méprisant de certains collègues occidentaux, il faut donner plus de moyens et de formations aux chercheurs égyptiens."
Les conséquences humiliantes de cette situation sont connues : sur les 63 tombes découvertes dans la vallée des Rois, aucune n'a été exhumée par une équipe égyptienne. La dernière en date, en janvier, a été mise au jour par une équipe suisse. Sensible à cette injustice et troublé par l'incapacité des instituteurs à répondre aux questions des écoliers qui étaient en visite sur son chantier du Ramesseum, Christian Leblanc, en collaboration avec des égyptologues égyptiens, publie une collection complète de plaquettes éducatives distribuées aux enfants. En poste depuis quarante ans, ce Français attend avec impatience la fin de la période de transition politique. Le premier gouvernement issu des rangs du Parlement sera-t-il favorable aux missions étrangères ? Restera-t-il ouvert aux collaborations internationales ou adoptera-t-il une approche nationaliste de la gestion du patrimoine ? "Certes, Zahi Hawass allait à l'encontre des relents néocolonialistes de certains archéologues étrangers, estime Christian Leblanc. Son mot d'ordre, c'était : l'Egypte aux Egyptiens. S'il n'y a rien à redire sur ce point, il n'a pas pris conscience, en revanche, que beaucoup de missions étrangères font un énorme travail de conservation et de valorisation, sans compter la part consacrée à la formation. Au Ramesseum, nous employons 180 ouvriers sur 10 hectares de fouilles et participons, depuis des années, à l'encadrement de jeunes chercheurs égyptiens. Le discours de Zahi Hawass était complètement décalé par rapport à la réalité. Le patrimoine égyptien n'est pas seulement national : il appartient à l'histoire de l'humanité. Mais je suis confiant : les jeunes qui viendront après lui seront plus modérés si nous avons la volonté d'insuffler un véritable partenariat prenant en compte leurs besoins."
Aujourd'hui, une menace islamiste sur le patrimoine archéologique est largement balayée. Les déclarations du cheikh salafi Abdel Moneim Al-Shehat, qui a prétendu recouvrir de cire ou de draps les statues antiques, ont été désavouées par son propre parti (Al-Nour). Tout au plus les salafistes se bornent-ils à souligner que les ruines ne sont pas une priorité. "Le fait que les gens votent islamiste dans les zones touristiques prouve que les islamistes ne sont pas perçus comme une menace pour les antiquités", affirme, confiant, Ahmed Abd El-Halim, l'un des fondateurs des Archéologues égyptiens libres. Partout en Egypte, l'ardeur avec laquelle les jeunes révolutionnaires s'emparent de la référence pharaonique est sans précédent dans l'histoire du pays. Elle résonne d'un espoir dont le souffle créatif témoigne d'une attention renouvelée au patrimoine. Les figures de pharaon, les monuments comme l'obélisque sont détournés à des fins critiques contre le régime militaire. A l'occasion du premier anniversaire de la révolution, le 25 janvier, les révolutionnaires ont présenté, place Tahrir, un obélisque en bois de 40 mètres de haut décoré du nom des martyrs assassinés par l'armée depuis le début du soulèvement.
Face aux figures antiques valorisées par l'ancien régime depuis Nasser, comme le roi Ménès, artisan de l'unification du royaume trois millénaires avant l'ère chrétienne, c'est désormais celle de Maât, déesse de l'harmonie sociale et politique, qui est présentée comme présidant aux destinées de la révolution.

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