Pas faux. Nulle matraque, nul canon à eau et pas un seul manifestant interpellé et traîné jusqu'au bus de la police à grand renfort de coups de pied dans l'estomac. Juste un hélicoptère qui tournoie dans le ciel neigeux de Moscou. Et des fleurs blanches offertes par les femmes aux policiers rassemblés en rangs serrés. Le tout aux cris de "Poutine dehors !".
Et pourtant, en ce 10 décembre, le régime se fissure. Jamais depuis la chute de l'Union soviétique autant de Russes ne sont descendus dans la rue. Entre 60 000 et 80 000 à Moscou, des milliers à Saint-Péters-bourg, Iekaterinbourg, Novossibirsk, Vladivostok et dans plus de cinquante villes. Au coeur de la colère : les élections législatives. Truquées sans vergogne. Au point que Russie unie, le parti au pouvoir, arrivé en tête avec 49,3 % des voix et une majorité absolue à la Douma, aurait gonflé son score d'un tiers. A Moscou, c'est plus indécent encore. Les estimations le créditent de moins de 25 % des voix... contre officiellement 46,5 %. Une "manip" opérée dans une pagaille noire. Et abondamment filmée par les internautes. Les vidéos montrent des mains jetant à la va-vite des liasses de bulletins dans les urnes. Du coup, à la télévision, les bureaux de vote annoncent parfois des résultats sur 130 % de votants... faute d'avoir oublié d'amputer les chiffres des autres partis."J'ai passé une journée à visionner sur Internet tous les cas de fraudes et ça m'a révoltée", raconte Anna, 26 ans, designer, venue participer à sa première manif."Je n'étais pas sorti depuis les grands rassemblements des années 90, mais là je n'avais pas le choix, ils ont volé ma voix", renchérit Nikolaï, un retraité de 70 ans.
Face à la mobilisation, le pouvoir apparaît sonné. Pour la première fois, les chaînes nationales relatent l'événement."Ils veulent l'organisation de nouvelles élections", commente sobrement un couple de présentateurs de NTV. Le Premier ministre, Vladimir Poutine, ressort, lui, sa rhétorique antioccidentale. Et fustige les Etats-Unis, accusés de financer l'opposition. Mais personne n'est dupe. Quant au président, Dmitri Medvedev, il promet une enquête sur les fraudes. Sans convaincre. En moins de deux heures, 3 500 internautes l'éreintent sur son blog."Dégage, honte à toi", dit l'un d'eux."Les deux têtes de l'exécutif vivent dans un monde virtuel et ne saisissent pas l'ampleur du problème ", souligne le politologue Stanislav Belkovski.
Le problème ? Il s'est révélé le 24 septembre. Ce jour-là, devant 10 000 délégués de Russie unie, Poutine annonce sa candidature à l'élection présidentielle du 4 mars 2012. Un record de longévité pour celui qui vient d'enchaîner deux mandats présidentiels puis un troisième au poste de Premier ministre. Mais l'homme fort du pays réserve une autre surprise. Medvedev, l'actuel président, deviendra son Premier ministre. Un roque, comme aux échecs !"Une grande partie de la population l'a vécu comme une insulte", explique l'écrivain Georges Sokoloff, spécialiste de la Russie.
Seulement, le tandem ne voit rien. Ou feint de ne rien voir. Pourtant, depuis huit mois, un centre de réflexion sonne l'alarme. Pas n'importe lequel. Le Centre de recherches stratégiques, réputé pro-Kremlin et à l'origine des premières réformes de Poutine. Son pronostic ?"Une crise de légitimité" si rien ne bouge. Pour une raison simple : la classe moyenne broie du noir. Et se cherche de nouveaux leaders. Car la "génération Ikea", friande de smartphones et de restaurants de sushis, ne cesse de croître. A Moscou, elle représente désormais 40 % de la population et jusqu'à 30 % dans les autres grandes villes."C'est elle qui mène la fronde pour davantage de liberté", poursuit Georges Sokoloff. Ses armes : Facebook et Vkontakte, son équivalent russe. A longueur de clics, elle dénonce les hauts fonctionnaires lancés dans les rues de Moscou à 120 kilomètres/heure à bord de grosses berlines, gyrophare allumé et provoquant des embouteillages monstres. Elle peste contre la démolition systématique des trottoirs de la capitale, aussitôt refaits avec des petites briques dont un fabricant semble lié à la femme du maire. Elle s'indigne de la construction d'un palais somptueux sur les bords de la mer Noire, estimé à 1 milliard de dollars et dont le propriétaire ne serait autre que Poutine...
Héros blogueur. Un homme incarne son ras-le-bol : Alexeï Navalny, un blogueur de 35 ans, les yeux bleus et les cheveux courts, devenu le pourfendeur des mauvaises pratiques. Son coup d'éclat ? La mise en ligne de documents prouvant le détournement de 4 milliards de dollars par Transneft, la compagnie nationale d'oléoducs. Depuis, le héros de la lutte anticorruption accueille 150 000 visiteurs quotidiens sur son site (Rospil). Mais ce n'est pas tout. Un appel aux bonnes volontés lui a permis de collecter 250 000 dollars destinés à poursuivre ses investigations. Trop beau pour durer. Arrêté au premier jour des manifestations, il vient d'écoper de quinze jours de prison."Je ne participerai pas à la présidentielle parce qu'il ne s'agit pas d'élection", prévient-il. Il n'empêche, l'opposition voit déjà en lui son sauveur. La déroute du clan au pouvoir ouvre, il est vrai, le bal des ambitions. Sergueï Mironov, 58 ans, à la tête du parti Russie juste, longtemps allié de Poutine, promet d'entrer dans la course à la présidence, cette fois,"pour gagner et non plus participer". L'ancien président du Conseil de la fédération a même désigné son futur Premier ministre. Le milliardaire Mikhaïl Prokhorov, 46 ans, troisième fortune de Russie, lui aussi, se lance. Convaincu que le système "ne tiendra pas cinq ans". Enfin, Alexeï Koudrine, 51 ans, l'ancien ministre des Finances, un ami de vingt ans de Poutine évincé il y a deux mois, se dit prêt à créer un parti libéral."Poutine et moi ne partageons pas les mêmes idées", ose-t-il.
"Nouveau Poutine". Reste deux questions : d'abord, Medvedev, l'hôte du Kremlin, longtemps considéré comme le chef de file des "modernes". Profitera-t-il de la débâcle pour jouer sa propre carte ? Peu probable. En validant le tour de passe-passe de la prochaine présidentielle, il a ruiné une partie de sa crédibilité. Ensuite, Poutine. Peut-il s'en remettre ? Pour l'instant, les indicateurs sont au rouge. En un an, sa cote de popularité a chuté de 70 % à 54 %. Un institut de sondages proche du pouvoir refuse même de publier les derniers résultats. Le 21 novembre, l'intéressé l'a vécu en direct. Ce jour-là, au stade Olympiskii, il monte sur un ring de boxe féliciter le vainqueur russe parvenu à mettre à terre un lutteur américain. Et 20 000 spectateurs se mettent à le siffler. La mâchoire crispée, Poutine poursuit son discours."Ils étaient impatients d'aller aux toilettes", justifie l'entourage du Premier ministre. Côté finances aussi l'étau se resserre. La croissance est passée de 8 % à 4 % ces dernières années. L'heure n'est plus à l'augmentation des pensions de retraite."Vous aurez un Poutine nouvelle version", promet pourtant son porte-parole. Possible. Mais c'est mal parti. A la question de savoir si Russie unie trempe dans des affaires de corruption, l'ancien officier du KGB a répondu en trois mots : "C'est un cliché."
Internet mène la fronde
La Russie compte 51 millions d'internautes (sur 142 millions d'habitants). Une communauté puissante qui effraie le pouvoir." Obligeons-les à renoncer à leurs pseudonymes ", a même suggéré Alexeï Mochkov, responsable de la cybersécurité au ministère de l'Intérieur. Les vidéos clandestines attirent souvent un nombre de spectateurs supérieur à celui des journaux télévisés. Le slogan " Russie unie, parti des escrocs et des voleurs ", inventé par le célèbre blogueur Alexeï Navalny, a généré plus de 8 millions de clics sur Google.
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