samedi 16 avril 2011
Un président heureux
Il est arrivé à l'heure, souriant et même détendu, le téléphone collé à son oreille. Nous étions six à table. C'était le 18 mars, le lendemain du vote du Conseil de sécurité pour l'intervention en Libye. Nous l'avons félicité. Il était content, très content. Voilà qu'il nous parle du cinéaste danois Carl Theodor Dreyer et d'Ordet, un film sublime de 1955. Il voulait parler de sa passion pour le cinéma, des moments de grâce qu'il repère dans certains grands films. Il avoue en voir 150 par an. On parle de Murnau, de Buñuel, de Rossellini, de l'âge d'or du cinéma italien que les télévisions de Berlusconi ont assassiné. Notre président se montre incollable. Il avoue que c'est un plaisir qu'il partage avec son épouse. Je lui demande pourquoi ils n'habitent pas le palais de l'Elysée. "Il nous arrive d'y passer le week-end."
Je ne sais plus comment c'est arrivé, j'évoque L'Etranger de Camus. Le président essaie de citer la première phrase du roman : "Maman est morte aujourd'hui ou hier..." Tout le monde s'y met, et on finit par la dire correctement : "Aujourd'hui maman est morte, ou peut-être hier, je ne sais pas..." On rit, puis de nouveau on s'interroge sur la mégalomanie de Kadhafi. Le président nous dit : "Les infirmières bulgares, battues et violées tous les jours ; il fallait les sortir de là ; le prix à payer, c'était l'invitation à Paris."
Le président ironise sur l'argent que le fils de Kadhafi prétend lui avoir donné pour la campagne présidentielle de 2007 : "Vingt millions ! Ma campagne a coûté 20 millions ; l'argent de Kadhafi, je l'ai mis dans la poche" (il fait le geste). On rit. Je le piège : "Monsieur le président, si la campagne de 2007 a coûté 20 millions, à combien vous estimez celle de 2012 ?" Il éclate de rire, puis dit : "Certainement plus, mais on n'est pas en Amérique." C'est ainsi que j'ai appris qu'il se représente à la prochaine élection présidentielle.
Sa bonne humeur est contagieuse. Comme je n'aurai pas de sitôt l'occasion de m'adresser directement à lui, je tiens à soulever certains problèmes à propos de l'islam, de la laïcité et du FN : "Monsieur le président, vous pourriez demander à votre ami Jean-François Copé de laisser tomber le débat sur l'islam ; vous savez bien que les musulmans sont en train de s'intégrer, et que ce n'est pas la peine de les stigmatiser de nouveau ; dites à Copé de se calmer." Là, il devient grave : "C'est lorsqu'on ne se parle pas que les problèmes deviennent insurmontables ; le silence n'est pas bon ; il est tout à fait naturel de réfléchir ensemble sur la place de l'islam dans notre pays."
Nous parlons de son fils Louis, et du mien qui a le même âge. Facebook ! "Ce truc-là dévore nos enfants ; chaque fois je récupère mon fils dans un état qui l'empêche de bien faire ses devoirs." Je lui raconte que mon fils aussi est complètement fasciné par ce média.
On nous sert l'entrée : asperges de Nogaret et crémeux de tomates confites. Le vin blanc, condrieu La Doriane 1995, est excellent. Le président ne boit que de l'eau.
On reparle de l'islam et puis des sondages. Là, le président nous fait part de sa colère contre les journalistes. Il est persuadé qu'ils sont injustes et malveillants quoi qu'il fasse. Il me prend à témoin : c'est comme si vous finissiez d'écrire un roman, et avant même qu'il paraisse, des journalistes le descendent en flammes ! Je lui dis que les critiques littéraires sont plus sérieux et qu'ils ne critiquent un livre qu'une fois lu.
Les médias l'obsèdent. Il cite pêle-mêle les titres de Marianne : "voyou", "fou", "nul"... Apparemment, il a mal. Il ne sait plus comment faire pour attirer vers lui des médias plus cléments, plus justes. Il nous raconte pourquoi il a refusé d'aller à l'émission de Taddeï "Ce soir ou jamais" : "Il ne lit pas les livres de ses invités. Je lui ai dit non." Il regrette l'époque des émissions de Bernard Pivot. Il s'étonne de la place que le magazine Elle a consacrée à Marine Le Pen. Il ne comprend pas l'engouement de la presse pour cette femme. Pour lui, ce sont les médias qui l'ont mise en avant. Je lui dis : "Mais pourquoi l'UMP s'empare des thèmes du Front national afin d'attirer les électeurs de ce parti ?" Il nie. Il est persuadé que le parti d'extrême droite a été avantagé par les éclairages médiatiques.
Le plat principal est servi : tourtière d'agneau en croûte d'herbes. Très fin, subtil. Accompagné d'un vin rouge chambertin grand cru 1993.
J'attire son attention sur le service public en France, qui est formidable mais menacé. Il lève les bras et nous dit qu'il n'y a pas d'argent pour assurer un bon service public. "On ne peut pas augmenter les cotisations, sinon les industriels se délocaliseront." Je lui suggère de prendre l'argent au ministère de la défense. Là, il n'en est pas question. Dans la foulée je lui dis : "Quittez l'Afghanistan ; c'est une guerre perdue."
Il nous rappelle qu'il a réussi à faire passer la réforme des retraites sans incidents.
Quand arrive le dessert, beignets chocolat sauce safran, on lui sert un fromage blanc.
On parle de la Turquie. D'après lui, "jamais elle ne fera partie de l'Europe", puis il ajoute : "Vous imaginez les difficultés que nous aurions eues au moment de la crise grecque si la Turquie avait son mot à dire ?" Après le café, le président nous raccompagne jusqu'à la sortie.
Je me souviens d'un déjeuner analogue avec Jacques Chirac. Je n'oublierai jamais ce qu'il m'a dit quand il m'a serré la main : "J'ai potassé vos livres avant de vous recevoir !" Nicolas Sarkozy a simplement voulu détruire quelques préjugés à propos de son niveau de culture.
Une chose est sûre : notre président est un cinéphile averti. Il a juste besoin que les journalistes l'aiment.
Ecrivain, Tahar Ben Jelloun est membre de l'Académie Goncourt depuis 2008. Il a reçu le prix Goncourt pour "La Nuit sacrée" (Points Seuil) en 1987. Il a publié "Le Racisme expliqué à ma fille" (Seuil, 1997). Dernier livre paru : "Jean Genet, menteur sublime", Gallimard.
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