La Méditerranée ne s'échauffe pas du seul soleil cher au tourisme. Son Orient rôtit au feu palestinien. Son Sud maghrébin et égyptien couve des jeunesses prolifiques qu'empoisonne le chômage. La tunisienne vient d'exploser. Cette révolution éclate dans la liesse démocratique et le jasmin, mais son odeur de poudre flotte sur toutes les rives.
Premier chef d'Etat arabe destitué par la rue, Ben Ali annonce-t-il d'autres chutes dans la confrérie des despotes ? Quel avenir le Maghreb réserve-t-il à l'Europe et à la France ?
Car le Maghreb pèse lourd dans le souci français. Notre passé y bouge encore. Notre langue y survit, ses fils et petits-fils habitent par millions notre sol. Et cette intimité s'accroît des liens de famille, de cultures qu'entretiennent télés, portables et Internet. Ainsi la Méditerranée est-elle devenue le " quartier sensible " de la France et de l'Europe.
L'onde de choc de la révolution tunisienne déferle sur l'aire arabo-musulmane où les démocraties ne poussent pas. Des despotes plus ou moins éclairés gèrent ici des peuples écrasés de misère, là des monarchies comblées par le pétrole, voire, comme en Algérie, des pays riches à peuples pauvres. Bouteflika règne à Alger depuis onze ans, Moubarak, au Caire, depuis trente, Kadhafi, à Tripoli, depuis quarante. L'islam dispense l'onction du Ciel sur les fatalités d'ici-bas. Or voici que l'expulsion expéditive de Ben Ali donne des idées aux peuples et des frissons aux princes.
Les plus endurcis se rassurent avec cette conviction que Ben Ali fut moins victime du peuple que de son sérail militaire. Ils se disent que, chez eux, une répression massive - celle que l'armée de Tunis refusa - eût maté la rébellion.
Mais de plus avisés pressentent que l'idéal démocratique occidental menace inexorablement leur tutelle. Que le goût des libertés publiques gagnant, chez eux, l'homme de la rue ne pourra être indéfiniment contenu. Que des élections " arrangées " par l'interdiction des opposants et leur exil en Europe ne suffiront plus à maintenir le couvercle sur la marmite.
En Algérie, le suicide du Tunisien de Sidi Bouzid fait déjà des émules. En Egypte, au Yémen, en Jordanie, des audacieux applaudissent dans la rue la révolution de Tunis. Partout ailleurs, son écho se faufile entre échoppes et arrière-cours. Déjà, des pouvoirs, ainsi l'Egypte, soulèvent un peu le couvercle... Douteux répit !
D'autres concluent qu'un développement politique, propre à l'aire arabo-musulmane, doit s'établir hors du droit-de-l'hommisme occidental à prétention universelle. Dans cette voie, l'islam, seul principe unificateur des pays arabes, servirait ce mirobolant dessein. Un islam qui refuserait la violence de ses forcenés mais dont la mission, disons à la turque, conduirait une évolution tempérée sous la tutelle des régimes en place.
Entre une démocratie à l'occidentale et le grand rêve arabo-musulman, la Tunisie donnera le la. Privée des pactoles du sous-sol, elle voit son revenu par habitant défier celui des satrapies pétrolières : belle revanche de l'intelligence d'un peuple sur la loterie géologique. Uniques dans l'univers arabe : sa démographie maîtrisée, sa scolarisation record, le statut de sesfemmes, sa classe moyenne éduquée, laïcisée, bref, sa modernité.
Le choc de la crise mondiale a, depuis deux ans, perturbé une incontestable réussite qui crée des devoirs aux successeurs. Mais le saut brutal d'une crise sociale jusqu'à la crise de régime n'a qu'une seule explication : l'effet ravageur, chez une population éveillée, d'une suzeraineté cramponnée au pouvoir depuis vingt-trois ans. Avec deux grands stigmates : la privation des libertés publiques (la presse était moins libre à Tunis que dans le reste du Maghreb ou que chez les plus démunis des Etats d'Afrique noire) et l'emprise inouïe du népotisme familial. La lassitude du système Ben Ali, quels que soient ses mérites reconnus, et la haine montant contre les pillages du clan Trabelsi, celui de son épouse, allaient trouver, dans le suicide d'un jeune désespéré, l'étincelle du coup de grisou. Un héros martyr, une bastille familiale renversée, Tunis découvrait son " 1789 " ! La suite n'est pas écrite.
L'obsessive défense urbi et orbi de Ben Ali fut de se présenter en rempart décisif contre l'islamisme. Il fut en effet son pourfendeur brutal mais efficace dans une période critique. Aujourd'hui, chacun considère, à Tunis, l'islam sous deux faces. On constate d'abord son absence dans la rébellion démocratique. Et l'on constate aussi qu'un islam modéré, plus moraliste que politique, gagne, depuis plusieurs années, du terrain. Que les voiles chassés par Bourguiba refleurissent et qu'on écoute Al-Jazeera autant que les radios d'Occident.
Alors, nos Tunisiens, dans l'air vif de la liberté, se montreront-ils pieux mais attachés à la laïcité de l'Etat ? Ou bien militants d'une cause nouvelle ?
Allah reconnaîtra les siens.
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