TOUT EST DIT

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dimanche 5 décembre 2010

Le regard de Bernard Maris 


Docteur en économie, enseignant, journaliste à France Inter et à Charlie-Hebdo sous le pseudonyme d’Oncle Bernard, Bernard Maris a publié de nombreux livres, des romans et des essais d’économie qui se vendent comme des polars. Sa culture éclectique lui permet de croiser les théories de Keynes et de Freud (Capitalisme et pulsion de mort, Albin Michel) ou de passer les théories économiques au décapant d’une pensée iconoclaste et d’une écriture vive et paradoxale. Son dernier ouvrage: Marx, ô Marx, pourquoi m’as-tu abandonné? (Editions Les Echappés).
Libé
Tous les jours de la semaine, je lis Libé auquel je suis abonné, puis Le Figaro, puis Le Parisien, puis Les Echos. Et tous les jours, je m’arrache les cheveux et claironne que je vais me désabonner de ce canard qui m’agace somptueusement et dont je ne peux me passer. C’est une vieille liaison d’amour-haine, qui remonte au temps du Libé des petites annonces. Ainsi lorsque le quotidien devient le Libé des philosophes comme aujourd’hui, après le Libé des écrivains, des artistes, etc. Horripilant.
D’abord ces gens ne savent pas écrire dans un journal - comme quoi ce n’est pas si simple d’être journaliste - ensuite pourquoi pas le Libé des plombiers, des assureurs, des infirmières? C’est quoi cette attitude arrogante et germanopratine, ce petit air malin, et, pour tout dire, de gauche un peu vaniteuse: "Nous, on vous fait passer l’info, mais nappée de crème intellectuelle?" A chacun son travail. Pour en finir avec ces boutons que je gratterai délicieusement dès demain, autre sujet d’éruption: la couv' sur l’allusion pédophile de Sarkozy aux journalistes de sa suite! Ah non! Trop c’est trop, demain je me désabonne!
WikiLeaks
Montée pompeuse au créneau de divers outrés à propos du site WikiLeaks, qui divulgue les documents secrets américains. Le chœur: "Oui, mais tout ce que dit Wikileaks, on le savait!" Si vous le saviez, braves gens, pas la peine d’en faire un fromage. Ensuite: "WikiLeaks, c’est la dictature de la transparence! C’est Pol Pot! C’est du fascisme! C’est Orwell!" Ah, ça c’est plus intéressant… Une petite dose (grosse dose?) de mensonge vaudrait mieux que la "dictature" de la transparence. Eh bien non.
Au prétexte de ne pas divulguer les secrets d’alcôves - tout le monde a le droit de dormir seul après tout - il faudrait ne pas divulguer les palinodies de la bureaucratie des affaires étrangères américaine ou autre? La "transparence", on connaît ça en économie: c’est la transparence de la concurrence, la concurrence obsessionnelle de notre Commission européenne. Elle est un mythe dangereux, n’existe jamais, sinon il n’y aurait pas de vie économique.
Puisque l’on cite Orwell, on devrait savoir que dans 1984, ce n’est pas la transparence qui est en cause, c’est le matraquage statistique en continu, "les fabuleuses statistiques sortaient en continu du télécran". Ça ne vous rappelle rien? Cette obsession statistique de nos sociétés? Et ce n’est pas parce que la "langue est fasciste" (Roland Barthes) qu’il faut s’interdire de parler.
Donc, vive la transparence: je n’ai aucunement envie de savoir si Sarkozy dort sur le dos ou sur le côté, mais je voudrais savoir sur Karachi. Je voudrais savoir pourquoi Falcone est persécuté par la justice française depuis dix ans, sans véritable motif ou preuve, et croupit en prison alors que Pasqua gambade sous ses fenêtres. Pourquoi le Mediator, déclaré dangereux depuis 1998, n’a été interdit qu’en 2009.
Le secret ne sert que les puissants, le pouvoir et ses sbires: Hubert Védrine l’a revendiqué sur Inter. "On ne peut pas tout dire devant les enfants." Authentique! Les citoyens sont des enfants. Des minus. Des inférieurs. Fermez les yeux et bouchez-vous les oreilles. Certes, "ce qu’on ignore ne fait pas mal", dit le proverbe anglais. Mais ce qu’on dit à demi-mot blesse à hurler.
Cantona
Il a raison de vouloir faire mal aux banques. A juste titre on lui répond qu’en leur faisant mal on se fait mal. C’est ça les "marchés": des épargnants guidés par les banques, qui anticipent la faillite de leurs débiteurs (les Grecs par exemple) et qui l’anticipant la précipitent, donc précipitent leur propre ruine. C’est assez cocasse. "Les 100.000 analphabètes qui font les marchés", comme disait Alain Minc. Mais comment nuire aux banques sans nuire aux épargnants? Comment flinguer quelqu’un qui tient un otage drogué dans ses bras? Quoi? Les épargnants seraient les otages des banques qui les ont drogués à l’argent facile? Comme vous y allez…
Fracture
Vu a la télé, scénario d’Emmanuel Carrère, un de mes auteurs préférés. C’est l’histoire d’une jeune prof d’histoire qui découvre l’enseignement en banlieue difficile. Déjà, dans le genre, j’avais adoré La Journée de la jupe avec Isabelle Adjani, professeure dans une banlieue dure qui craquait, et finissait par prendre en otage ses élèves et réclamer "une journée de la jupe" (le droit pour une femme de faire cours en banlieue en jupe). Fracture est du même tabac et vraiment formidable. Précipitez-vous, réclamez le DVD, ou lisez le roman de Thierry Jonquet qui a inspiré le film, Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, dont le titre reprend un vers du poème de Victor Hugo, A ceux qu’on foule aux pieds, où le poète demande
"pour tous le pain et la lumière".
Le père Hugo arrive encore à me tirer les larmes des yeux. L’enseignant que je suis ne peut imaginer ce qui se passe dans les banlieues. Comment a-t-on pu laisser faire? Mais quelle honte, honte à nous, honte d’avoir laissé prospérer ces barbares, il n’y a pas d’autre terme! Comment avons-nous pu, depuis deux générations, laisser naître ça, dans la patrie de Victor Hugo et de Condorcet? Laisser marmiter cette sauce horrible, épaisse, violente, faite de jurons et d’insultes, ce patois canaille et racaille? Et je ne suis pas devenu Neuilly-prout-prout: je sais bien que Neuilly se moque de Saint-Denis, au contraire, cette barbarie fait son affaire…
Je me souviens d’un innocent, qui, au cours préparatoire, demanda à l’instituteur si l’on ne devait obligatoirement mettre une majuscule à tout mot commençant par "f", parce que le mot "France" commençait par "f"… Personne n’avait ri. L’instituteur avait expliqué. Ça faisait partie "du pain et de la lumière" qu’il donnait. Question: comment peut-on avoir encore la vocation d’enseigner, sachant que l’on est méprisé par les parents, raillé par le gouvernement au nom de l’absentéisme, de la paresse et des vacances, mal payé, et maintenant accablé d’injures par les enfants eux-mêmes? Ce n’est évidemment pas l’économie la vraie question posée à la France, c’est l’enseignement.

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