TOUT EST DIT

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mercredi 5 février 2014

"France réactionnaire" téléphone maison : tous les risques que les médias, la gauche et la droite prennent à ne pas prendre la peine d’écouter celle qu'ils prennent pour une extra-terrestre


Médias et élus rencontrent des difficultés à qualifier les partisans de la Manif pour tous sans céder à la caricature, tendant bien souvent à les reléguer à l'extrême droite de l'échiquier politique. Une vision simpliste.

Le Monde a consacré sa Une de ce week-end au "réveil de la France réactionnaire" alors que la Manif pour tous appelait à défiler contre la PMA et la GPA. Qui est cette France réactionnaire ? Que représente-t-elle ? Quel est son message ? 

Jean-François Kahn : Je commencerais par dire que, dans un pays démocratique, il n'y a rien d'anormal à voir s'exprimer des sensibilités progressistes, réformatrices, conservatrices ou réactionnaires, ces termes n'ayant rien d'infamant en soi. Le problème est de définir le terme de réactionnaire, puisqu'il peut s'appliquer à presque tout le monde, la seule variante en étant le degré. Ainsi, moi qui regrette que notre littoral soit couvert de béton, je peux me qualifier de réactionnaire sur ce sujet dans le sens où j'aimerais voir ces grandes constructions immobilières détruites. A partir du moment où nous souhaitons revenir sur quelque chose que l'on nous présente comme la modernité, on est, par définition, réactionnaire et il n'y a intrinsèquement aucun mal à cela.
S'il est difficile de plaquer telle ou telle définition politique sur le mouvement de dimanche dernier, animé par définition par des sensibilités diverses (conservateurs catholique, réactionnaires, une faible minorité de radicaux d'extrême-droite…) on peut déjà dire qu'elle diffère largement du "Jour de Colère" qui s'est tenu une semaine plus tôt. Cet évènement a été boycotté par des formations comme le Front national, la Manif pour Tous et les Bonnets Rouges qui ont vu dans ce rassemblement le fait d'extrémistes authentiques à la rhétorique virulente. Pour revenir à la Manif pour Tous, on peut déjà dire qu'elle est fédérée par un rejet des excès du libertarisme hérité de mai 68, mais aussi plus simplement par un sentiment anti-Hollande diffus.
Yves-Marie Cann : Le qualificatif de « réactionnaire » assigné aux manifestants de « La Manif pour Tous » s’inscrit en opposition avec les idées « progressistes » dont se revendique la partie adverse, en l’occurrence le gouvernement et sa majorité parlementaire. Le fait est que les prises de position du gouvernement et de ses soutiens sur les questions de société suscitent aujourd’hui un débat dont s’est emparé une partie de la société civile. Le succès de la Manif pour Tous qui a rassemblé au moins 100 000 personnes dimanche à Paris et à Lyon doit aussi beaucoup au mécontentement que nous mesurons aujourd’hui dans les enquêtes d’opinion, celui-ci offre un terreau favorable à ce type de mobilisation. Celle-ci est aussi favorisée par le fait que, jusqu’à ces dernières heures, le gouvernement avait entretenu un certain flou quant à ses intentions en matière de PMA (l’opposition à la GPA ayant été affirmé dès le printemps 2013).
Bertrand Vergely : Il faut arrêter les clichés. Personne n’en sait rien et notamment la gauche qui agite cette image sans préciser de qui elle parle. À ses yeux, la  France réactionnaire désigne la droite, l’extrême droite, les catholiques, les religieux, les conservateurs et, finalement, tous ceux qui ne sont pas de gauche et qui ne votent pas pour elle. Ce qui fait pas mal de monde. Revenons aux choses sérieuses. Les réactionnaires désignent deux groupes précis. Le premier est constitué par des individus aigris et violents. Ils sont rares. Le second par les forces qui s’opposent aux progrès. Ils sont rares également.Qui refuse que l’on essaie d’améliorer les choses et qu’on les fasse progresser ? Ceux que la gauche appelle des « réactionnaires » sont des « réalistes » qui pensent qu’un certain nombre de choses ne sont pas possibles. Parce qu’ils ne sont pas des utopistes, la gauche les traite de réactionnaires. Ce qui est de la manipulation politicienne, les traiter ainsi consistant à en faire des aigris obscurantistes. Ce qu’ils ne sont nullement. 

"On y trouve des mouvements d'extrême droite, qui ne pourront jamais admettre que la gauche puisse accéder au pouvoir. Ils côtoient d'autres manifestants du même bord, impossibles à caser dans le même moule, tant leur préoccupation et leurs obsessions sont différentes" pour Ouest France, "Facholand [...] exprimant les inquiétudes d’une droite catholique ultramontaine des campagnes et des banlieues chics" pour Noël Mamère sur Rue 89 (voir ici) : ces qualificatifs reflètent-ils la réalité ? Comment expliquer que les médias, mais aussi une partie de la classe politique, cèdent à la caricature ?

Jean-François Kahn : Il serait faux et infamant de dire que ces manifestants sont tous d'extrême droite, mais il me semble que très peu de ces amalgames sont perpétués actuellement. Il n'est pas faux non plus cependant d'évoquer la présence minoritaire de mouvements plus "durs" : nous avons le droit d'appeler un trotskiste un trotskiste, je ne vois pas pourquoi nous n'aurions pas le droit d'appeler en conséquence un identitaire ou un royaliste par son nom.
Une fois que cela est dit, on peut évoquer une tendance récurrente du monde politique et médiatique de gauche qui est entré depuis quelques années dans une traque de la "déviance" et de la "dérive". Si l'on part du principe qu'il y a "dérapage", pour utiliser un autre terme souvent entendu, on sous-entend de fait qu'une ligne doit être suivie, ce qui relève pour moi de l'idéologie stalinienne ou, paradoxalement, de l'intégrisme religieux.
Bertrand Vergely : Parce que la gauche a mauvaise conscience. Sentant que les réalistes n’ont pas tout à fait tort avec leur réalisme et se sentant morveuse, au lieu de se remettre en question, celle-ci n’hésite pas à flétrir ceux qui la critiquent pour se dédouaner et apparaître comme victime. Il s’agit là d’une attitude infantile. Malheureusement très courante de la part de la gauche, qui n’en finit pas de traîner une interminable adolescence.

Quels risques prend-on justement à tomber dans la caricature ?

Jean-François Kahn : Le risque est déjà pour la gauche d'oublier ses rêves sur le plan économique et social en s'enfermant dans une lutte antifasciste pour continuer à jouer sur des marqueurs de gauche. Le problème est qu'à trop souffler sur les braises on finit par raviver les flammes.  
Yves-Marie Cann : Il n’existe pas un profil type du participant à « La Manif pour Tous ». Comme toujours pour ce type de démonstration de force, l’hétérogénéité des profils rencontrés rend difficile ce type de travail. L’influence de la sphère catholique pratiquante me semble toutefois incontestable, de même que l’ancrage politique à droite des manifestants. Il serait toutefois particulièrement excessif de les classer à l’extrême droite même s’il peut exister des intérêts communs sur la thématique de la famille. Nous sommes ici face à la mobilisation d’une frange conservatrice de la société, qui a toujours existé, mais que l’on n’avait pas l’habitude de voir dans la rue.
Bertrand Vergely : On court le risque de faire régresser le débat politique en régressant soi-même. En rabaissant ses adversaires la gauche ne se grandit pas. En flétrissant les autres, elle se flétrit elle-même. Il existe une vielle pratique à gauche qui consiste à traiter de « réac », de « facho » et parfois de « nazi » quiconque n’est pas d’accord avec elle. Et quand elle dit à quelqu’un que ce qu’il dit est de droite, tout est dit. C’est un verdict sans appel. À force de jouer à ce petit jeu terroriste, la Gauche a épuisé la vice intellectuelle et morale de ce pays. Créant le « politiquement correct », elle n’a pas généré un public qui pense mais une masse qui se soumet à ses diktats par crainte de lui déplaire et, en lui déplaisant d’être traité de « réac ». La vraie gauche avait jadis une certaine classe intellectuelle et morale. Elle avait de l’allure. Aujourd’hui, elle a perdu tout éclat en transformant le peuple qui pense en un troupeau conformiste qui a peur de ne pas paraître de gauche

La droite, en refusant de se positionner clairement vis-à-vis de ces mouvements et en se refusant à les canaliser et à organiser leur message, joue-t-elle un jeu particulièrement dangereux ?

Jean-François Kahn : Ce débat est particulièrement compliqué pour la droite sur le plan de l'identité politique. Des hommes comme Alain Madelin, clairement de droite, se retrouveraient à la gauche de la gauche sur le plan sociétal (immigration libre, mariage pour tous…). L'UMP ne pense pas comme un seul homme sur de tels sujets entre les ultra-libéraux, les modernistes modérés et les conservateurs catholiques.
Yves-Marie Cann : Face à ce type de mobilisation, la droite se trouve placée en porte-à-faux face à une frange très conservatrice, et d’autres courants beaucoup plus ouverts ou pour le moins modérés sur les questions de société. N’oublions pas que si un certains nombre de dirigeants UMP ont défilé avec « La Manif pour Tous » en 2013, d’autres ont publiquement pris leurs distances avec cette initiative. Une éventuelle synthèse s’annonce donc difficile et il n’est pas acquis que les responsables de droite aient un intérêt politique à trop s’investir sur ce terrain là qui, rappelons-le, n’est au cœur des attentes des Français qui attendent avant tout des résultats sur le front de la relance économique et celui de la lutte contre le chômage.
Bertrand Vergely : Quand la droite ne court pas derrière la gauche pour lui voler ses idées, s’imaginant qu’elle va bientôt devoir gérer les affaires du pays, elle essaie de ne pas trop froisser ses adversaires ni l’opinion. Parfois, on débouche sur des situations surréalistes, certains politiques de droite ayant moins de bon sens que des politiques de gauche. 

Le débat sur la PMA et la GPA illustre assez bien la tension actuelle, "pros" et "antis" se renvoyant systématiquement des invectives plutôt que des arguments. Comment expliquer le manque de médiation politique et intellectuelle sur un sujet aussi polémique ?

Jean-François Kahn : On trouve dès le départ une ambiguïté sur un tel sujet puisque la gauche semblait osciller entre abandon et report du projet. Pour ce qui est du manque de médiation autour du débat, on peut rappeler que c'est un problème récurrent à toutes les grandes questions politiques de ces dernières années. Rappelons-nous le débat passionné et souvent caricatural autour de la Constitution Européenne en 2005.
Yves-Marie Cann : La violence des débats et la propagation de rumeurs en tous genres doit beaucoup à la démonétisation de la parole publique en général et de la parole politique en particulier. La défiance à l’encontre de nos élites et de nos gouvernants favorise aujourd’hui une « hystérisation » du débat public. Opposer par un jugement moral une France « ouverte et moderne » à une France « en retard et conservatrice » présente un risque politique certain dans une société de plus en plus fragmentée, dont le pacte social est fragilisé. Il en va de la responsabilité des dirigeants politiques d’apaiser ces tensions et de renouer le dialogue avec l’ensemble des composantes de notre société.
Bertrand Vergely : Il y a un manque global de réflexion lié à une crise de l’intériorité. L’homme de nos sociétés étant devenu un homme extérieur, il est fatal que l’invective domine. Si l’on était plus intériorisé qu’on ne l’est, quantité de problèmes et de drames que nous connaissons aujourd’hui n’existeraient pas.

Autre champ de bataille, la désormais fameuse théorie du genre qui nourrit chez les pros comme chez les antis, ainsi que le déplore Jean-Claude Guillebaud dans La Vie (voir ici), son lot d'amalgames et d'inquiétudes après l'utilisation d'arguments souvent jusqu'au-boutistes. Comment expliquer que les arguments plus modérés, y compris défendus par une partie de la droite, aient tant de mal à se faire une place dans le débat ?

Jean-François Kahn : A partir du moment où les arguments en question ne surfent pas sur du pur fantasme (masturbation à l'école, sexualité en primaire…) mais reposent sur une analyse de la réalité je ne vois effectivement pas en quoi cela poserait problème de les écouter plus sereinement. Par exemple, ceux qui défendent l'idée que l'école n'est pas le lieu de l'enseignement de telles théories n'ont effectivement aucune raison d'être bâillonnés, même s'ils est exagéré de dire qu'il y a aujourd'hui une véritable censure autour de leurs arguments. Les réactionnaires, contrairement à ce que l'on entend souvent, savent faire entendre leurs voix, et la récente reculade de Manuel Valls sur la PMA-GPA en est la parfaite illustration.
Yves-Marie Cann : Le débat sur la « théorie du genre » est symptomatique de cette « hystérisation » du débat public en France. Quels que soient les arguments avancés par les uns et les autres, deux France se font face, s’invectivent mais ne dialoguent plus. Face à ces deux camps, la majorité du public n’y comprend rien. Or les questions de société, quelles qu’elles soient, nécessitent un minimum de consensus pour préserver notre pacte social. Sur ce sujet, les amalgames sont nombreux et parfois intentionnellement malhonnêtes (il n’existe d’ailleurs pas de « théorie du genre » mais des « études de genre », un courant de recherche universitaire) mais on pourrait aussi reprocher à une partie de nos dirigeants de ne pas faire suffisamment preuve de prudence et de pédagogie en s’emparant de tels enjeux… hautement sensibles !
Bertrand Vergely : Je ne sais pas ce que pensent les catholiques modérés. Je pense que si nous étions plus chrétiens que nous le sommes, les questions sociétales liées à la sexualité trouveraient leur réponse. Les hommes et les femmes vont souvent chercher dans le sexe ce que, en fait, ils désireraient trouver en Dieu. D’où des  souffrances sans nom liées à des déceptions, le sexe ne pouvant donner ce que Dieu seul peut donner. Le mariage pour tous est le nom que l’on tente de donner au mariage mystique que l’on rêve d’avoir et que l’on ne ait pas avoir. La France réglera ses problèmes sociétaux quand elle retrouvera son axe spirituel en cessant de s’égarer comme elle le fait dans la tragi-comédie des droits que l’on revendique ou que l’on distribue. 

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