TOUT EST DIT

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dimanche 14 octobre 2012

Travail forcé et servitude : l'Europe sanctionne le droit français

La servitude existe encore, même sur le territoire français, de manière souterraine et dans une relative indifférence. La Cour européenne, dans un arrêt C.N. et V. du 11 octobre 2012 vient nous le rappeler.
La servitude, communément assimilée à l'esclavage, est souvent perçue, dans notre société, comme l'objet de ce devoir de mémoire, si souvent invoqué. Elle relève d'un passé coupable, d'une époque heureusement révolue, grâce au célèbre décret Schoelcher de 1848 qui l'a définitivement abolie. Le problème est que la servitude existe encore, et pas seulement dans quelques États défaillants. Elle existe sur le territoire français, de manière souterraine et dans une relative indifférence. La Cour européenne, dans un arrêt C.N. et V. du 11 octobre 2012 vient nous le rappeler.
Esclavage ordinaire à Ville d'Avray

Mme C.N. et Mme V. sont deux sœurs, de nationalité française, nées au Burundi, respectivement en 1978 et 1984. Leurs parents ayant été tués durant  la guerre civile intervenue dans ce pays en 1993, un conseil de famille décide de les confier à leur oncle et tante, M. et Mme M. Ces derniers, de nationalité burundaise, résident en France, et M. M., ancien ministre du gouvernement burundais, est désormais fonctionnaire à l'Unesco. Arrivées en France, l'une en 1994 à l'âge de seize ans, et l'autre en 1995 à l'âge de dix ans, les deux sœurs logent dans la maison de leur oncle, à Ville d'Avray. Elles couchent dans une cave non aménagée et mal chauffée, n'ont pas accès à une salle de bain, et ne partagent pas les repas de la famille qui compte sept enfants. L'aînée est employée comme "bonne à tout faire" sans aucune rétribution ni jour de repos. La cadette était scolarisée, mais devait se rendre au collège à pied et ne pouvait manger à la cantine. En 1995, le service départemental d'action sociale des Hauts de Seine procède à un signalement d'enfants en danger auprès du procureur, dossier qui fut classé sans suite après enquête de la brigade des mineurs. Il est vrai que le statut diplomatique de M. M. faisait alors obstacle à une enquête sérieuse.
Indulgence des juges 
C'est seulement en 1999 que les deux sœurs parviennent à s'enfuir, pour rejoindre l'association Enfance et Partage. Le parquet de Nanterre ouvre une enquête, et obtient du directeur général de l'Unesco la levée de l'immunité de juridiction de M. M. Après avoir multiplié les recours pendant six années, à la fois sur la question de l'immunité et sur une première ordonnance de non-lieu partiel, les époux M. sont enfin jugés par le tribunal correctionnel le 17 septembre 2007, pour avoir soumis des personnes vulnérables à des conditions de travail et d'hébergement indignes. M. M. est condamné à douze mois d'emprisonnement, Mme M. à quinze mois, car elle est aussi poursuivie pour violences aggravées. Tous deux bénéficient du sursis. À cela s'ajoute une amende de 10 000 € et 24 000 € de dommages intérêts. Cette condamnation, bien légère, est largement atténuée par la Cour d'appel de Versailles le 29 juin 2009. Elle estime que les conditions de vie des jeunes filles étaient certes "mauvaises, inconfortables et blâmables", mais qu'elle n'emportaient pas réellement d'atteinte à leur dignité. Ne subsiste donc que la condamnation pour violence aggravée à l'égard de Mme M., qui se traduit par une amende de 1500 €. Cette décision est ensuite confirmée par la Cour de cassation, le 23 juin 2010.
Victimes du principe de non rétroactivité
Observons que les jeunes requérantes sont les victimes directes des époux M., et indirectes du principe de non rétroactivité. À la suite de différentes affaires d'esclavage domestique, la loi du 18 mars 2003 a en effet ajouté au Code pénal un article 225-13 qui punit "le fait d'obtenir d'une personne, dont la vulnérabilité ou l'état de dépendance sont apparents ou connus de l'auteur, la fourniture de services non rétribués ou en échange d'une rétribution manifestement sans rapport avec l'importance du travail accompli". Cette infraction est assortie d'une peine particulièrement lourde, de cinq ans d'emprisonnement et de 150 000 Euros d'amende.
Le problème est que les époux M. ne peuvent être condamnés sur ce fondement, puisque les faits de l'espèce sont antérieurs à 2003. On peut néanmoins s'étonner que les juges n'aient pas utilisé l'arsenal juridique à leur disposition  (atteinte à la dignité de la personne, abus de faiblesse...) pour prononcer des peines un peu en plus en rapport avec les exigences de la nouvelle législation.
Heureusement pour l’État de droit, les jeunes victimes, soutenues par Enfance et Partage, n'ont pas abandonné le combat et sont allées devant la Cour européenne. Celle-ci se fonde directement sur l'article 4 de la Convention européenne qui sanctionne "l'esclavage et le travail forcé" (al. 2) ainsi que la "servitude" (al. 1).
Travail forcé et servitude
La Cour définit le travail forcé comme celui exigé "sous la menace d'une peine quelconque"et contraire à la volonté de l'intéressé. Tel est bien le cas en l'espèce, notamment pour l'aînée des deux sœurs, contrainte à des travaux dont la difficulté et le volume dépassent largement ceux qu'il est possible de demander à des enfants, dans le cadre d'une vie familiale. Les deux sœurs étaient d'ailleurs menacées d'être renvoyées au Burundi si elles n'exécutaient pas les corvées qui leur étaient imposées.
Au-delà du simple "travail forcé" (al. 2) , la Cour européenne estime que la situation des deux sœurs s'analyse comme une "servitude" (al. 1). En effet, la servitude peut être définie comme une situation de travail forcé, dans laquelle l'intéressé se trouve dans l'impossibilité de changer sa condition. Tel était le cas en l'espèce, dès lors que les deux sœurs étaient convaincues qu'elles seraient en situation irrégulière si elles quittaient le domicile de M. M. et qu'elles ne pourraient jamais travailler à l'extérieur, faute d'une formation professionnelle adéquate.
À partir de faits identiques, les juges français condamnaient pour violences, et la Cour européenne se fonde sur la servitude.
Servitude et esclavage
Aux yeux de la Cour, la servitude se distingue néanmoins de l'esclavage. Dans un article Siliadin c. France du 25 juillet 2005, à propos d'une jeune Togolaise de quinze ans contrainte de travailler dans une famille sans aucun jour de congé, ses papiers lui ayant été confisqués, la Cour a estimé qu'il n'y avait pas esclavage, car ses employeurs n'exerçaient pas sur elle un véritable droit de propriété. En revanche, une relation de servitude lui était imposée, ce qui suffit à fonder une violation de l'article 4.
Dès lors, le droit français de l'époque ne permettait pas de lutter efficacement contre la servitude, puisqu'aucune infraction spécifique ne figurait dans le Code pénal. La Cour fait d'ailleurs observer que le parquet n'a pas fait de recours en cassation contre la relaxe de M. M. par la Cour d'appel, ce qui montre, à ses yeux, une certaine négligence des autorités judiciaires françaises dans ce type d'affaire. C'est cette négligence qui est sanctionnée, par une satisfaction équitable évaluée à 30 000 €.
Satisfaction équitable, certes, et les deux requérantes sont justement indemnisée d'un préjudice incontestable. Reste que les auteurs des mauvais traitements ont bénéficié d'une réelle mansuétude, et ne seront plus poursuivis. Alors que bon nombre d'auteurs d'infractions sont cloués au pilori par la presse, ceux-là bénéficient d'un anonymat tout à fait exceptionnel. Et si les victimes révélaient le nom de ceux qui les ont tenues en servitude, en attendant ensuite, avec sérénité, une éventuelle plainte en diffamation ?

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