Une nouvelle étude le confirme : la
majorité des journalistes penche à gauche. Enquête sur les fondements
culturels de ce phénomène politique.
« On le subodorait. On le devinait à mille petits signes : les
journalistes votent à gauche, sont de gauche et, naturellement,
soutiennent la gauche. » Il faut avoir soit le goût de
la provocation soit un certain courage pour être aussi catégorique sur
un sujet aussi polémique. Fondateur de Reporters sans frontières (dont
il a été secrétaire général jusqu’en 2008) et de la revue Médias,
journaliste sur iTélé et Sud Radio, Robert Ménard ne manque ni de l’un
ni de l’autre. Mais comme il sait qu’on ne peut briser un tabou sans
s’exposer à la critique, il a pris soin de commander à l’institut Harris
Interactive une enquête sur le vote de ses confrères – et des nôtres.
Pas un sondage, car « cela coûte cher », admet-il dans l’entretien qu’il nous accorde, mais une consultation : « Il s’agissait d’interroger les journalistes présents sur Twitter », précise Jean- Daniel Lévy, directeur du département politique et opinion de Harris Inter active.
Cent cinq journalistes ont répondu à l’intégralité de cette enquête, publiée dans le dernier numéro de Médias. Ses résultats sont éloquents. «
Les journalistes ayant pris part à la consultation déclarent un vote
beaucoup plus marqué à gauche que le corps électoral français »,
constate Jean-Daniel Lévy. En tête, François Hollande – comme au premier
tour, mais avec 10 points de plus que les Français ne lui en ont
accordé. Le deuxième ? Jean-Luc Mélenchon (+ 8 points), devant Nicolas
Sarkozy ( – 9). Marine Le Pen n’arrive qu’en sixième position, avec 3 %,
soit six fois moins que le 22 avril. Hollande recueille 74 % des
suffrages au second tour.
Cent cinq journalistes ne forment qu’un mince échantillon et l’on
pourrait contester ces résultats si d’autres enquêtes, plus anciennes,
n’allaient dans le même sens. Par exemple, le sondage réalisé par
l’Ifop pour l’hebdomadaire Marianne en avril 2001, avant une
autre élection présidentielle. À l’époque, 63 % des journalistes
consultés avaient l’intention de voter à gauche (dont 32 % pour Lionel
Jospin, qui fut éliminé dès le premier tour). La droite ne recueillait
que 6 % des voix, les autres ne se prononçant pas. « Il faudrait être
quelque peu naïf, après cela, pour s’étonner du fossé abyssal qui se
creuse entre la caste journalistique et la population », concluait l’auteur de l’article, Philippe Cohen.
Les simulations électorales réalisées cette année dans plusieurs
écoles de journalisme sont elles aussi intéressantes. Au Centre de
formation des journalistes (CFJ), les étudiants de première année ont
choisi, dans l’ordre : Hollande, Mélenchon, Bayrou. À l’École
supérieure de journalisme (ESJ) de Lille : Hollande, Mélenchon, Joly. Au
Celsa : Hollande, Mélenchon, Sarkozy et Bayrou (troisièmes ex æquo). La droite est éliminée dès le premier tour.
Directeur du CFJ depuis 2008 (et bientôt de Reporters sans
frontières), Christophe Deloire souligne que ces consultations
concernent moins de cinquante étudiants – l’effectif moyen d’une pro
motion de ces écoles. « J’ai su, ajoute-t-il, que certains élèves avaient voté Sarkozy le jour de l’élection alors qu’ils avaient voté blanc à l’école. » Il rappelle aussi que « les étudiants en France sont assez largement de gauche »
: ceux des écoles de journalisme ne se distinguent pas de leurs
condisciples. Reste qu’ils se distinguent des Français quand ils en sont
sortis.
Les élections professionnelles en fournissent un autre indice. Les
dernières ont eu lieu en juin. Le Syndicat national des journalistes
(SNJ) a recueilli la majorité absolue des suffrages (51,3 %), devant la
CGT et la CFDT. Or, même si ce ne fut pas toujours le cas, ses prises
de position classent aujourd’hui le SNJ nettement à gauche : il figure
parmi les fondateurs de l’Union syndicale Solidaires, adepte d’un « syndicalisme de luttes ». «
Les salariés, les chômeurs, les retraités n’ont pas à faire les frais
du désastre économique et social dans lequel nous ont plongés les
politiques néolibérales et les marchés financiers », pouvait-on lire en janvier dans un communiqué de Solidaires, relayé par le SNJ sur son site.
À cette inclination pour la gauche, on peut trouver des raisons
historiques et générationnelles – au moins jusqu’au début des années
2000. « L’histoire de la presse française n’est faite que de jeunes qui ont tâté de la politique et qui ont pour politique suivi dans le journalisme, expliquait en 2002 un journaliste du Monde cité dans un livre de Christophe Nick, les Trots kistes (Fayard). De
1960 à 1980, les militants étaient tous à l’extrême gauche. À une
certaine époque, chaque groupuscule avait son quotidien ou son
hebdomadaire. Des centaines de journalistes se sont ainsi formés sur le
tas », avant d’être accueillis au sein d’autres rédactions, celle de Libération d’abord, puis du Monde – entre autres.
Ce n’est pas le résultat d’une stratégie d’entrisme, expliquait un ancien de la LCR et de Libé, Basile Karlinsky : «
La réalité, c’est que le trotskisme, sans le vouloir ni le savoir, a
réussi à être une (pas trop mauvaise) école de journalisme. » Parce qu’ils avaient dans leur bagage politique trois outils très efficaces pour s’imposer au sein des rédactions : « une appréhension intellectuelle du monde », le sens de l’organisation et « le goût du pouvoir
symbolique », soulignait Yves Roucaute dans Splendeurs et Misères des journalistes (Calmann-Lévy).
Cette génération, qui avait 20 ans en 1968, est en train de passer la
main, mais elle a fait école en faisant carrière sans rien abdiquer de
ses convictions libertaires.
D’autres complètent cette approche historique par des éléments sociologiques et culturels. «
Les journalistes se rapprochent des catégories sociales et
intellectuelles les plus intégrées à la culture de gauche, les
enseignants et les chercheurs », note le politologue Roland Cayrol dans la revue Médias. «
Les étudiants qui présentent notre concours sont, pour beaucoup, issus
de cursus d’histoire, de lettres, de sciences politiques. Des
catégories sociales plutôt orientées à gauche », constate
Christophe Deloire, du CFJ. Ce que confirment diverses enquêtes parues
sur les étudiants de Sciences Po – dont beaucoup deviennent
journalistes.
« La sensibilité politique des étudiants de Sciences Po se situe
assez nettement dans le camp de la gauche. Ce positionnement
s’accompagne d’un répertoire de valeurs privilégiant l’universalité, le
libéralisme culturel, ainsi que la tolérance et l’ouverture aux autres »,
écrivait la sociologue Anne Muxel en 2004. Le règne de Richard
Descoings n’y a évidemment rien changé. Les étudiants de Science Po ont,
eux aussi, organisé une simulation électorale avant la présidentielle :
François Hollande devance Nicolas Sarkozy de douze points au premier
tour et l’écrase au second avec 63,6 %des voix.
En France, « les grands journalistes sont souvent issus des mêmes écoles que beaucoup de responsables gouvernementaux », remarquait l’ambassade des États-Unis dans une dépêche diplomatique révélée par WikiLeaks. «
S’il y a une homogénéité du milieu, au niveau des dirigeants, c’est
pour des raisons internes de formation, d’éducation, de milieu social,
de mode de vie », avançait Régis Debray, en 2005, dans la revue Médias.
Cette connivence intellectuelle favorise la diffusion d’un credo qu’on
ne peut discuter sans risquer l’excommunication – comme l’a montré la
condamnation d’Éric Zemmour. Laurent Fabius en a résumé les articles
d’une formule éclairante : « La politique est une éthique, les droits de l’homme sont la jeunesse du monde et l’antiracisme est l’âme de la France. »
Nul ne conteste que « les droits de l’homme, dans leur acception
classique, demeurent un appréciable instrument de lutte contre
l’arbitraire des pouvoirs », écrit Élisabeth Lévy dans les Maîtres censeurs.
Mais leur manipulation par des minorités réputées opprimées
(culturelles, sexuelles, ethniques) menace d’éclatement une société
privée de transcendance. « Voué au ministère des justes causes et des bons sentiments, le “machiavélisme du bien” [selon l’expression du philosophe Marcel Gauchet] n’en est pas moins un machiavélisme »,
conclut Élisabeth Lévy. Et, serait-on tenté d’ajouter, un manichéisme
auquel la droite s’est soumise de peur d’être rejetée dans le camp du
mal. Une nouvelle illustration en est fournie par la polémique sur la
“droitisation” de l’UMP, récusée par d’ex-ministres de Nicolas Sarkozy.
Pourtant, la droite ferait bien de méditer cette réflexion : « Les
valeurs défendues par l’intelligentsia exercent un ascendant sur toute
la société. L’enseignement, la culture ou l’information ne sont jamais
neutres », rappelle Jean Sévillia, écrivain et journaliste. À l’inverse, «
la gauche valorise le combat politique et la controverse
intellectuelle – donc le journalisme – tandis que la droite a déserté
le champ des idées pour les métiers de la finance. Les valeurs d’argent
l’ont emporté sur le bien commun, l’esprit bourgeois a eu raison des
idéaux », analyse le journaliste Marc Baudriller, auteur des Réseaux cathos (Robert Laffont).
Où l’on voit qu’il est nécessaire à la droite, pour reconquérir le
terrain des idées, non seulement de ferrailler contre la gauche mais de
batailler aussi contre la tentation de sérieux qui l’a gagnée. En
opposant à l’esprit bourgeois (bohème ou non) cet “esprit français” que
la bienséance commandait autrefois d’opposer aux fâcheux ? C’est le
remède que préconisait le philosophe Philippe Muray et qu’appliquent
certains humoristes – ceux qu’on n’entend pas souvent sur le service
public. « Comment se fait-il que, quand l’Europe de l’Est s’est libérée, tous les gens n’aient pas foncé vers l’est ? », demande Gaspard Proust. Une question à soumettre aux étudiants en journalisme. Fabrice Madouas
A lire:
Entretien avec Robert Ménard : "La gauche est le bain naturel des médias", propos recueillis par Fabrice Madouas,
Une profession complexe et exposée, par François d'Orcival
vendredi 13 juillet 2012
Pourquoi les journalistes sont de gauche
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