TOUT EST DIT

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vendredi 18 mai 2012

Ecouter ce cri qui monte depuis Athènes

Au lieu de traiter les responsables grecs comme des parias et leurs électeurs comme des pestiférés, les dirigeants européens, allemands en tête, feraient mieux de les écouter. Car à force de faire prévaloir les exigences de l’économie sur la démocratie, ils sapent les fondements de l’Union.

Nous nous habituons tellement vite aux clichés que nous n'en voyons plus les effets pervers, et nous les répétons machinalement, comme si c'étaient des vérités irréfutables, alors que leur rôle est justement de nous remettre dans les rangs. Le danger de suivre le même chemin que la Grèce, par exemple : c'est désormais devenu le mot d'ordre qui nous transforme tous en spectateurs ahuris d'un rite de pénitence, où l'on sacrifie le bouc émissaire pour le bien collectif. Le différent, le difforme, n'a pas de place dans notre cité. Et si les nouvelles élections qui viennent d'être convoquées ne donnent pas la majorité voulue par les partenaires, le destin hellénique sera tout tracé.
 Combien de fois avons-nous entendu les dirigeants insinuer de manière ténébreuse : "Vous ne souhaitez pas, n'est-ce pas, subir le destin de la Grèce ?” La sortie de la zone euro n'est pas prévue par les traités, mais elle peut être subrepticement intimée, facilitée. En réalité, Athènes est déjà tombée dans la zone crépusculaire de la non-Europe, elle est déjà le loup-garou invoqué pour effrayer les enfants.
Les vraies racines du mal ignorées 
Peut-être la sécession grecque est-elle inévitable, mais faisons au moins la lumière sur les vraies raisons : si c'est inéluctable, ce n'est pas parce que le sauvetage est trop coûteux, mais parce que la démocratie est entrée en conflit avec les stratégies qui devaient prétendument sauver le pays. Lors des élections du 6 mai, la majorité des votants ont rejeté la pilule d'austérité que le pays avale depuis deux ans sans succès et qui, au contraire, précipite la Grèce dans une récession funeste pour la démocratie. Une récession qui rappelle Weimar, avec des coups d'Etat militaires à l'horizon. Contraints de repartir aux urnes en l'absence d'accord entre les partis, les électeurs réaffirmeront leur rejet et donneront encore plus de poids à la gauche radicale, le parti Syriza d'Alexis Tsipras. Et encore une fois, les clichés proliféreront : Syriza est une puissance néfaste, contraire à l'austérité et à l'Union, et Tsipras est dépeint comme l'antieuropéen par excellence.
La réalité est tout autre. Tsipras ne veut pas sortir de l'euro, ni de l'Union. Il demande une autre Europe, exactement comme François Hollande. Il sait que 80 % des Grecs veulent garder la monnaie unique, mais pas de cette manière, pas avec ces politiciens nationaux et européens qui les ont appauvris, tout en ignorant les vraies racines du mal : la corruption des partis dominants, l'Etat et les services publics esclaves de la politique, les riches épargnés [par l’austérité]. Tsipras est la réponse à ces maux et pourtant, personne ne veut se griller en discutant avec lui. Pas même Hollande, qui a refusé de rencontrer le leader du Syriza lorsque celui-ci s'est précipité à Paris après les élections.
Et avez-vous entendu les gauches européennes, qui prétendent avoir la solidarité dans le sang, soutenir Georges Papandréou quand il affirmait qu'il fallait européaniser la crise grecque pour trouver la solution ? Qui avait pris au sérieux les paroles qu'il avait adressées aux Verts allemands en décembre, après sa démission du poste de Premier ministre ? L'idée qu'il avait exposée reste aujourd'hui encore la meilleure solution pour sortir de la crise : "Aux Etats membres, la rigueur ; à l'Europe, les politiques nécessaires de croissance".
Les paroles de Papandreou sont restées lettre morte : comme s'il était honteux d'écouter un Grec de nos jours. Comme s'il n'y avait aucune conséquence à la désinvolture ébahie avec laquelle on transforme en paria le pays qui a donné naissance à la démocratie et on analyse de manière impitoyable les dégénérations : l'oligarchie, le règne des marchés qui se traduit par la plutocratie, la liberté avec laquelle la loi et la justice sont méprisées.
L'expulsion d'Athènes, un échec de l'Europe
Si nous avions un minimum de mémoire, nous comprendrions mieux l'âme grecque. Nous comprendrions l'écrivain Nikos Dimou quand il exprime dans ses aphorismes le malheur d'être grec : "Le peuple grec ressent le poids terrible de son propre héritage. Il a saisi le niveau surhumain de perfection auquel sont liées les paroles et les formes des anciens. Cela nous accable : plus nous sommes fiers de nos ancêtres (sans les connaître), plus nous sommes inquiets pour nous-mêmes". Ceux qui évoquent les racines chrétiennes de l'Europe en oublient les racines grecques et l'enthousiasme avec lequel Athènes, une fois sortie de la dictature des colonels en 1974, a été accueillie en Europe en tant que pays symboliquement essentiel.
Ce que nos dirigeants ne disent pas, c'est que l'expulsion d'Athènes ne sera pas uniquement le fruit de son échec. Ce sera l'échec de l'Europe, une sale histoire d'impuissance volontaire. Nous n'avons pas su conjuguer les nécessités économiques et celles de la démocratie. Nous n'avons pas été capables, même en rassemblant nos ressources et notre intelligence, de surmonter la première ruine exemplaire des vieux États nation. L'Europe n'a pas fait bloc comme le fit le secrétaire au Trésor Alexander Hamilton au sortir de la guerre d'indépendance américaine, quand il décréta que le gouvernement central allait assumer les dettes de chaque Etat, les unissant ainsi en une fédération forte. L'Europe n'a pas fait de la Grèce une affaire européenne. Elle n'a pas vu le lien entre les crises de l'économie, de la démocratie, de la nation et de la politique. Pendant des années, elle a fait la cour à un establishment grec corrompu et aujourd'hui, la voilà bouche bée devant un peuple qui rejette les responsabilités de ce désastre.
 Cet éloignement entre Union et démocratie, entre Nous et Eux, aura des conséquences douloureuses. Leur mort serait un peu la nôtre, mais il manque dans ce déclin la connaissance de soi qu'Athènes nous a enseignée. Ce n'est pas la mort grecque qu'Ajax le Grand invoque dans l'Iliade* : "Un brouillard noir nous enveloppe tous, les hommes et les chevaux. Père Zeus, délivre de cette obscurité les fils des Akhaiens ; rends-nous la clarté, que nos yeux puissent voir ; et si tu veux nous perdre dans ta colère, que ce soit du moins à la lumière !"
*Iliade (XVII 645- 647)




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