TOUT EST DIT

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dimanche 15 janvier 2012

L'art russe de la photo truquée

La photographie était censée discréditer Alexeï Navalny, une figure de l'opposition à Vladimir Poutine : parue dans une édition régionale de l'hebdomadaire Arguments et faits, elle montre l'opposant au côté de Boris Berezovski, le célèbre hommes d'affaires honni par les autorités russes. Les deux hommes rient de bon coeur, comme des amis de trente ans saisis dans un moment de complicité. Le journal a été distribué le 7 janvier dans la ville d'Ekaterinbourg, en Oural, par des jeunes revêtus d'un tablier bleu à la gloire de Vladimir Poutine. La légende de l'image précisait : "Alexeï Navalny n'a jamais caché que l'oligarque Boris Berezovski finance sa lutte contre Poutine."

Voilà qui aurait sans doute embarrassé Alexeï Navalny, un avocat de 35 ans qui dénonce sans relâche les mensonges et l'impunité des oligarques russes sur le site anticorruption qu'il a créé en 2010, Rospil. A ceci près que cette photo est un grossier montage, qu'Alexeï Navalny s'est fait un plaisir de démonter sur son blog : "Ces pratiques finissent par élargir le cercle de ceux qui savent que Poutine et son équipe sont des escrocs et des arnaqueurs."
Alexeï Navalny est la "sensation politique des deux dernières années" en Russie, affirme son biographe, Konstantin Voronkov. Orthodoxe pratiquant, ce nationaliste s'est fait connaître en dénonçant, sur son site, les détournements financiers de la banque VTB, détenue à 85 % par l'Etat, ou de Trasneft, le détenteur du monopole des oléoducs. En décembre 2011, il était au premier rang des défilés contre la fraude électorale aux législatives. "Je suis un hamster du Net et je vais ronger les gorges de ces salauds !" clamait-il. Cette audace lui a valu de passer quinze jours en prison. A sa sortie, il s'est empressé de rejoindre à nouveau les manifestants. "Je suis un petit moustique dont les piqûres font mal", aime-t-il dire.
Sur la vraie photo, Alexeï Navalny ne côtoie pas Boris Berezovski mais Mikhaïl Prokhorov, troisième fortune de Russie et candidat à la présidentielle de mars 2012. Le document a été pris le 25 mai 2011 à la radio Echo de Moscou : Prokhorov et Navalny s'étaient croisés dans un couloir, et un photographe qui passait par là leur avait proposé un portrait. Alexeï Navalny avait accepté à condition, avait-il plaisanté, que la photo donne l'impression qu'il était plus grand que Prokhorov, un gaillard de plus de deux mètres de haut. Plusieurs prises de vue ont été faites, le photographe les a envoyées par mail à Navalny, mais aucune n'a finalement été publiée.
Comment les auteurs du photomontage ont-ils pu retrouver cette image ? En janvier 2011, la boîte mail de l'avocat a été piratée, et sa correspondance privée ainsi que celle de sa femme ont été publiées sur le Net. Quelques mois plus tard, la photo a donc sans doute été volée dans la boîte mail d'Alexeï Navalny. Des pratiques de piratage informatique qui semblent monnaie courante en Russie : lorsque Alexeï Navalny avait lancé un appel aux dons afin de financer son site anticorruption, le FSB (les services de sécurité russes) avait demandé à Yandex Diengui, société qui gère une application de paiement en ligne, de lui fournir les noms et les adresses IP de tous les contributeurs.
Dès que le montage avec Berezovski a été diffusé, Alexeï Iouchtchenko, l'auteur du cliché original, a dénoncé sur son blog la falsification en publiant la vraie photo ainsi que plusieurs autres prises au même moment. Les internautes s'en sont alors donné à coeur joie, inventant des images détournées où Alexeï Navalny figure aux côtés de Staline, Arnold Schwarzenegger, un alien ou Voldemort, le seigneur des ténèbres qui poursuit Harry Potter de sa vindicte. Le tout agrémenté de légendes précisant que M. Navalny "n'a jamais caché que les aliens finançaient sa lutte contre Poutine".
Ces pratiques de photomontage rappellent les heures les plus sombres du stalinisme, une période analysée en profondeur par David King dans son livre The Commissar Vanishes (Canongate Books, Londres, 1997). A l'époque, les retouches permettaient de réécrire l'histoire en magnifiant le rôle de Staline lors des premières années de la révolution. Grâce à ces photomontages, le "Petit Père des peuples" devenait le premier compagnon de Lénine : il s'invitait dans tous les épisodes de la révolution de 1917, y compris le retour d'exil de Lénine à Petrograd.
Le photomontage permettait également de supprimer de l'imagerie officielle du régime les responsables politiques tombés en disgrâce. Les "ennemis du peuple" - Trotski, Boukharine ou Zinoviev - disparaissaient ainsi mystérieusement des photos prises lors du défilé du 1er Mai ou de l'anniversaire de la révolution d'Octobre. Une célèbre photo réalisée en mars 1919, au 8e congrès du Parti communiste, montre Staline seul avec Lénine et Kalinine. Sur le cliché d'origine, vingt personnes les entouraient : onze ont été fusillées, trois se sont suicidées.
L'affaire Navalny illustre une autre pratique du trucage photo, fort répandue : non plus éliminer mais discréditer. Si les montages sont monnaie courante, les supercheries sont cependant vite dévoilées sur le Web, créant un effet boomerang. Ce qu'a bien compris Alexeï Navalny : "Les nouvelles technologies et la société de l'information contemporaine constituent des barrières pour ces approches primitives (de photomontage), a-t-il déclaré au New York Times. Vous publiez quelque chose dans un journal régional, et en une heure c'est sur Internet. Très rapidement, la vraie photo est retrouvée."

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