TOUT EST DIT

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mardi 13 septembre 2011

La cuisine dénaturée par sa surmédiatisation

"Master Chef" ! "Un dîner presque parfait" ! La cuisine envahit chaque jour l'espace public. Outre ces émissions mettant en scène la préparation de repas, des centaines de blogs se consacrant à cette activité fleurissent sur le Web. Cet étrange phénomène contraint à poser deux questions : quel en est le sens ? Notre société n'accorde-t-elle pas trop de place à la cuisine ?

La télévision harponne l'art culinaire avec deux schèmes éprouvés : celui de la télé-réalité et celui du sport. La plupart des programmes combinent ces deux approches, en mettant en compétition sportive des "vrais gens". Ces émissions de cuisine d'un style nouveau prennent le relais de la télé-réalité, dont elles sont un dérivé. Qu'est-ce qui fait plus "vrais gens" que quelques congénères s'affairant aux fourneaux ?
Tous les soirs, sur TF1, une année durant, deux anonymes que l'on ne connaît que par les prénoms se rencontraient autour d'un plat, juste avant la grand-messe du "20 heures". La télévision doit ingurgiter du réel - les fameux "vraies gens", le décor anthropologique de Jean-Pierre Pernaut, un micro-trottoir - le malaxer, le désosser, le mettre en scène sans que rien n'y paraisse pour dégurgiter sur les écrans un produit fini fleurant faussement l'authenticité. Evidemment, il s'agit d'une imposture : la réalité ainsi présentée n'est qu'un produit fabriqué destiné à être jeté afin de pouvoir en consommer un autre le lendemain.
Parodie de l'eucharistie
En instaurant la compétition - sur le patron de la "Star Ac" - la télévision trahit la cuisine dont l'essence réside dans le don, cette grâce, cette gratuité qui soude la convivialité. Dans "Master Chef" - tout comme dans "Un dîner presque parfait" sur M6 - TF1 ne valorise pas la cuisine mais la compétition. En réalité, en transformant la cuisine en avatar du spectacle sportif il la détruit. Ainsi, à l'instar des émissions de télé-réalité, "Master Chef" célèbre le culte de la compétition, de la loi du plus fort, introduit violemment l'activité culinaire dans l'univers de la maxime barbare, "l'homme est un loup pour l'homme".
Longtemps nous avons vécu sous l'identification du religieux et du culturel. La religion fondait l'identité d'une civilisation. Son inscription dans le patrimonial - ce linceul ou ce tombeau qu'est le patrimoine - signe la mort de la religion comme alpha et oméga de la vie collective. C'est alors le patrimoine qui devient l'objet d'un culte, et non plus Dieu ou un prophète - on visite les églises et monastères pour leur beauté, non pour y prier. La folie collective pour la cuisine, si elle prépare à moyen terme sa mort par la patrimonialisation qui l'accompagne (la cuisine française vient d'entrer dans le Patrimoine mondial défini par l'Unesco), substitue à la vieille identification du religieux et du culturel une nouvelle identification : celle du culinaire et du culturel. L'identité d'une civilisation, ce n'est plus sa religion, c'est sa cuisine.
La situation extravagante faite à la cuisine n'est que le symptôme d'une société malade, "une société à la dérive" comme disait le philosophe Cornelius Castoriadis. Cela signifie que la cuisine est vécue, de manière imaginaire, comme le dernier lieu de stabilité, le dernier repère encore debout d'un monde en voie de liquéfaction. Autour d'une table, l'illusion de communauté unie peut se reformer. Autour de recettes, de façons de manger, l'illusion de communication avec toute une civilisation peut renaître - donnant lieu à une parodie involontaire de l'eucharistie.
La télévision démultiplie cette illusion à l'infini, attribuant à une émission culinaire le même office social qu'un match de football ou de rugby : souder, le temps d'un spectacle mercantile, des millions de personnes en leur laissant croire qu'à cette occasion survit quelque chose qui est déjà perdu, la communauté réelle. La cuisine se fait passer pour remède à la crise du sens, dont chacun s'alarme.
La montée en puissance de la cuisine, et sa létale exploitation médiatique, relèvent de la pathologie sociale. Le rôle qui lui échoit - jouer le fantôme du sens - le prouve. Les vrais amateurs de la table et de ses plaisirs voient d'un mauvais oeil cette promotion. Ils savent en effet que la vraie cuisine est sans enjeu, qu'elle n'est ni un spectacle, ni une complétion, ni surtout le dernier réduit du sens et de la culture nationale. C'est parce que la vraie cuisine est vide de ces parasites - les enjeux - qu'accède à la vérité l'adage du vieil Héraclite : "Les dieux sont aussi dans la cuisine."

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