TOUT EST DIT

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samedi 11 juin 2011

L’homme qui a niqué tout un pays

En près de vingt ans de politique, dont plus de dix au pouvoir, Silvio Berlusconi aura marqué son pays comme personne. Alors que son aura se ternit, dans un article qui a beaucoup fait parler en Italie, The Economist estime que l’héritage du Cavaliere "va hanter l’Italie pour les années à venir". 

Silvio Berlusconi a de quoi avoir le sourire. En 74 années d’existence, il a créé un empire médiatique qui a fait de lui l’homme le plus riche d’Italie. Il domine la vie politique depuis 1994 et peut aujourd’hui se targuer du plus long mandat de premier ministre de l’histoire italienne après Mussolini. Il a démenti les innombrables prédictions annonçant sa chute. Pourtant, malgré tous ces succès personnels, l’homme est un dirigeant calamiteux, et ce pour trois raisons.
Deux de ces raisons sont bien connues. La saga sensationnelle de ses parties fines, les soirées “bunga bunga”, est la première, offrant le spectacle consternant d’un premier ministre poursuivi en justice à Milan, accusé de relations sexuelles tarifées avec une mineure. L’affaire du Rubygate a éclaboussé non seulement Silvio Berlusconi, mais tout son pays.
Aussi scandaleuse que soit cette affaire, ses conséquences sur l’action politique du Premier ministre restent limitées. Nous avons souvent dénoncé son second échec : ses magouilles financières. Il a été jugé une dizaine de fois pour cela et il s’en est tiré d’affaire en raison du dépassement des délais de prescription ou parce que Berlusconi a changé la loi. Il est évident que ce ne sont ni ses pratiques sexuelles répréhensibles ni les épisodes louches de sa vie d’homme d’affaires qui peuvent pousser les Italiens à porter sur Berlusconi le constat d’un échec lamentable, voire délétère.

Le mépris total de la situation économique de l'Italie

Son troisième défaut est bien pire : c’est son mépris total de la situation économique de son pays. Peut-être distrait par ses démêlés avec la justice, à aucun moment depuis neuf ans qu’il est premier ministre, il n’a résolu ni même vraiment reconnu les graves lacunes économiques de l’Italie. Autant dire qu’il laissera derrière lui un pays dans une situation épouvantable.
Une conclusion funeste qui surprendra sans doute les observateurs de la crise de l’euro. Le fait est que, grâce à la politique budgétaire restrictive de Giulio Tremonti, le ministre des Finances de Berlusconi, l’Italie est parvenue pour l’heure à échapper au courroux des marchés. C’est le "i" d’Irlande, pas celui d’Italie, qui compose l’acronyme PIGS ["cochons" en anglais, qui désigne les pays européens jugés "irresponsables"], aux côtés du Portugal, de la Grèce et de l’Espagne. L’Italie n’a pas connu de bulle immobilière, ses banques n’ont pas fait faillite. Le marché de l’emploi se maintient : le taux de chômage est à 8 %, contre plus de 20 % en Espagne. Le déficit budgétaire s’élèvera en 2011 à 4 % du produit intérieur brut (PIB), contre 6 % en France.
Mais ces chiffres rassurants sont trompeurs. L’Italie ne souffre pas d’un mal économique aigu : c’est une maladie chronique qui ronge lentement sa vitalité. Quand les économies européennes se contractent, l’économie italienne se tasse plus encore. Dans les années 2000-2010, seuls le Zimbabwe et Haïti ont enregistré une croissance plus lente que l’Italie. Pire, son PIB par habitant a même reculé. En raison de cette absence de croissance, et malgré l’action de Giulio Tremonti, la dette publique reste encore à 120 % du PIB, soit la troisième la plus élevée au sein des pays riches. Et c’est d’autant plus inquiétant que la population italienne connaît un vieillissement rapide.

Au moins un quart des jeunes sans emploi

La faiblesse du taux de chômage moyen cache de plus d’importantes inégalités. Un quart de la jeunesse – et bien plus dans le Sud défavorisé - est sans emploi. Le taux d’activité des femmes, à 46 %, est le plus bas de toute l’Europe de l’Ouest. Un cocktail néfaste de faible productivité et de salaires élevés érode la compétitivité. L’Italie émarge à la 80e place du classement “Doing Business” de la Banque mondiale, derrière la Biélorussie et la Mongolie, et à la 48e place du classement sur la compétitivité mondiale établi par le Forum économique mondial, après l’Indonésie et la Barbade.
Mario Draghi, le gouverneur sortant de la Banque d’Italie (parti prendre la direction de la Banque centrale européenne), a dressé un tableau éloquent dans son percutant discours de départ. Soulignant que l’économie italienne a cruellement besoin de grandes réformes structurelles, il a montré du doigt une productivité stagnante et s’en est pris à des politiques gouvernementales qui "sont incapables de soutenir le développement [de l’Italie], quand elles ne l’entravent pas."
Autant de facteurs qui commencent à affecter la fameuse qualité de vie italienne, réputée à juste titre. Les infrastructures se dégradent. Les services publics sont saturés. L’environnement est mis à mal. Les revenus réels, au mieux, stagnent. Les jeunes Italiens ambitieux quittent leur pays en masse, abandonnant le pouvoir à des élites vieillissantes et déconnectées. Peu d’Européens méprisent autant leurs hommes politiques pourris gâtés que les Italiens.

L'idée fausse d'un impossible changement

Quand nous avons dénoncé Berlusconi pour la première fois dans nos pages, de nombreux représentants des milieux d’affaires nous ont répliqué qu’il n’y avait que son culot d’entrepreneur sans scrupule pour espérer moderniser l’économie italienne. Plus personne ne tient aujourd'hui ce genre de propos. Ils préfèrent désormais dire qu’il n’y est pour rien, la faute à ce pays irréformable.
Cette idée d’un impossible changement est non seulement défaitiste, mais fausse. Au milieu des années 1990, les gouvernements italiens successifs, prêts à tout pour ne pas être écartés de l’euro, mirent en œuvre des réformes impressionnantes. Silvio Berlusconi lui-même est parvenu sporadiquement, entre deux passages par les tribunaux, à introduire des mesures de libéralisation. Il aurait pu faire bien plus s’il avait mis son pouvoir et sa popularité immenses au service d’autre chose que la défense de ses propres intérêts. Ce sont les entreprises italiennes qui vont payer ses plaisirs au prix fort.
Et si les successeurs de Silvio Berlusconi se révélaient aussi négligents que lui ? La crise de l’euro force aujourd’hui la Grèce, le Portugal et l’Espagne à adopter des réformes colossales, envers et contre l’opposition de leur opinion. A court terme, ces réformes seront douloureuses ; mais à long terme, elles pourraient donner à ces économies périphériques un nouvel élan. Certains pays pourraient aussi alléger le fardeau de leur dette en la restructurant. Une Italie non réformée, stagnante, affichant une dette publique bloquée au-dessus de la barre des 120 %, se retrouverait épinglée comme la grande retardataire de la zone euro. Et à cause de qui ? D’un Silvio Berlusconi qui, à n’en pas douter, n’en perdrait pas pour autant le sourire.
 

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