dimanche 23 janvier 2011
Le regard de Denis Jeambar
Journaliste et écrivain, Denis Jeambar a commencé sa carrière à Paris Match, longtemps travaillé au Point et dirigé dix ans L'Express. Après avoir présidé les éditions du Seuil, cet homme de l'écrit a repris sa liberté: dans son dernier livre, Portraits crachés (Flammarion), il dépeint avec vigueur nombre d'hommes politiques dans la coulisse et distribue son affection pour des musiciens, des artistes et quelques fidèles qui le suivent depuis l'enfance.
Peau de chagrin
La démocratie est encore une idée neuve. Les Tunisiens viennent de nous en apporter la preuve. Certes, le chemin sur lequel ce peuple vient de s’engager est miné mais cette authentique révolution, dont nul ne connaît le destin final, devrait arracher le monde occidental à son étrange léthargie politique. Qu’avons-nous fait de notre victoire sur le totalitarisme soviétique il y a maintenant deux décennies? Une peau de chagrin. Nous avons oublié que l’empire communiste avait d’abord été emporté par le souffle de la liberté, et que cet effondrement était de nature politique. La mondialisation et la globalisation nous ont convaincus que l’économie dominait tout. Ainsi sommes-nous passés de la réalité au réalisme, de la liberté aux échanges, de la victoire de la démocratie au triomphe du libéralisme et du capitalisme financier. Nous avons fermé les yeux, tout accepté en défendant mezza voce l’universalisme de nos valeurs. Qu’importent les dictatures quand elles ne sont pas le ventre du terrorisme, business is business!
L’arme de la liberté
L’Histoire aurait dû, pourtant, nous l’enseigner: les totalitarismes sont mortels. Quand le mépris des hommes atteint des formes extrêmes, le destin de César est scellé. Tous les Ben Ali de la terre devraient méditer sur le sort et la chute du despote de Carthage. Il n’est pas de plus grande aspiration que la liberté. Elle est l’arme absolue contre les régimes d’oppression. Mèche courte ou mèche longue, c’est un bâton de dynamite que les démocraties ne doivent cesser de brandir à l’image de Barack Obama face au président chinois Hu Jintao mercredi dernier à la Maison-Blanche. Les Tunisiens viennent de nous le rappeler et notre devoir, maintenant, est de les aider à ne pas se laisser voler leur révolte au nom d’une mise en ordre qui ne serait pas celle à laquelle ils aspirent.
MAM blues
Elle tempête, elle joue les victimes, elle accuse même. Depuis une semaine, MAM ne décolère pas. Les faits, donc. Le 11 janvier, trois jours avant que Ben Ali ne prenne la poudre d’escampette pour rejoindre sa voleuse de lingots d’or, notre zélée ministre des Affaires étrangères déclare devant les députés: "On ne peut que déplorer des violences concernant des peuples amis. Pour autant, je rappelle que cela montre le bien-fondé de la politique que nous voulons mener quand nous proposons que le savoir-faire de nos forces de sécurité permette de régler des situations sécuritaires de ce type." En clair: Ben Ali, nous voilà. Imbéciles que nous sommes, il fallait comprendre que nous allions "protéger le droit de manifester" des Tunisiens. Une urgence, en effet. Sans doute est-ce pour y réfléchir en toute sérénité que MAM se retire dans sa bonne ville de Saint-Jean-de-Luz, le 14 janvier, le jour même où le satrape de Tunis se carapate. Tant d’années en politique pour en arriver là et s’entendre dire: "Démissionnez!"
MAM a le blues. Pensez donc, un quart de siècle sans faute! Une présence dans tous les gouvernements de droite depuis 1986. Avec un seul petit accident de parcours en 1995: dans la grisaille de son ambition, elle hésite entre Balladur et Chirac, s’attire au passage le sobriquet de "passerelle", et montre l’ampleur de son opportunisme en rebondissant illico. Depuis 2002, elle n’a cessé de porter les galons ministériels les plus reluisants. On la vit même présidentiable et premier ministrable. MAM s’indigne à présent qu’on la discrédite. Il ne reste qu’à lui répondre comme le baron de Charlus à monsieur Verdurin dans A la recherche du temps perdu: "Venant de vous, cela n’a aucune importance."
La leçon de Hollywood
Un comédien exceptionnel, Edgar Ramirez. Un metteur en scène surdoué, Olivier Assayas. Un producteur talentueux et courageux, Daniel Leconte. Un trio pour un film français, Carlos, couronné dimanche dernier à Beverly Hills, par le Golden Globe de la meilleure mini-série ou film télévisé. Les sourires de ces trois hommes, sourires de gosses qui réalisent leur rêve: triompher au paradis du cinéma. Certes, ce n’est pas l’Oscar mais, tout de même, un trophée qui a 68 ans d’âge et une renommée planétaire.
Que de travail, cependant, avant d’en arriver là. Des mois et des mois semés d’embûches financières et politiques: Carlos, sujet tabou. Leconte voulait dire la vérité sur ce terrorisme, l’arme des lâches. Il s’est acharné. Assayas, l’"incroyable artiste", selon le mot d’Al Pacino, lui a offert son talent de réalisateur. Cette consécration est aussi une belle revanche. Les organisateurs de Cannes, l’an dernier, n’avaient pas voulu de ce film en compétition. Prétexte: il était conçu à la fois pour le cinéma et la télévision. Hollywood, qui n’a pas ces préventions, sait bien que petit et grand écran ne sont pas ennemis. Ne cherchez pas plus loin pourquoi l’industrie américaine de l’image domine le monde. On y vit sans œillères. Tant mieux pour Assayas, Ramirez et Leconte.
Les hérissons
Elle avait 9 ans. Elle vivait à Lyon. Elle était diabétique. Elle s’est défenestrée. Suicide. Il a 17 ans. Il habite Marseille. Il est en échec scolaire. Ses parents ont divorcé. Il s’est immolé par le feu dans son lycée. Il se trouve entre la vie et la mort. Deux faits divers ne font pas un phénomène de société. Difficiles à manier, les chiffres sont moins spectaculaires qu’atterrants. Car la mort d’un enfant défie l’ordre de la vie. Un seul suicide n’est pas tolérable.
Prenons garde à notre jeunesse. Selon l’enquête planétaire que vient de publier la Fondation pour l’innovation politique, elle est, aujourd’hui, et depuis plusieurs années, l’une des plus pessimistes du monde. Elle n’aime pas son époque. Les jeunes Français sont des hérissons. Plus qu’ailleurs, la mondialisation les met en boule, le travail ne suscite pas leur appétit et les trois quarts jugent que l’avenir de leur pays n’est pas prometteur. Malheur public. Bonheur privé: tout pour les amis, la famille et des rêves en forme de cocon: 1) avoir une maison; 2) faire des enfants. Mais peut-on vivre vraiment heureux sous cloche? L’existence a-t-elle du sel quand on a peur du monde autour de soi?
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