UNE CERTAINE IDÉE DE LA GRÈCE.
Elle a rejoint ses "chers Grecs", Thucydide, Hérodote, Eschyle, Euripide ou Sophocle. Première femme professeur au Collège de France, l'académicienne Jacqueline de Romilly avait lié sa vie à la Grèce antique, partageant ses émerveillements pour les trésors de sa littérature et la naissance d'idées majeures.
L'immense helléniste s'est éteinte samedi à l'hôpital Ambroise-Paré à Boulogne-Billancourt, selon son éditeur Bernard de Fallois. Elle avait 97 ans.
Toute sa vie, la philologue avait mené un combat en faveur de l'apprentissage des langues anciennes et de la connaissance des mots pour faire barrage à la violence de la société. A ses yeux, l'enseignement des humanités donnait la possibilité de "retrouver l'élan intérieur, la simplicité première et l'éveil".
Sa carrière est jalonnée de nombreux ouvrages sur les auteurs de l'époque classique (comme Thucydide et les tragiques) ou sur l'histoire des idées et leur analyse dans la pensée grecque, particulièrement la loi et la démocratie, la douceur, la psychologie.
En 1995, elle avait reçu la nationalité grecque avant d'être nommée six ans plus tard ambassadeur de l'hellénisme. "J'ai beaucoup plus rencontré Périclès et Eschyle que mes contemporains", confiait-elle au magazine "Lire" à 91 ans. "Ils peuplent ma vie, de mon réveil à mon coucher".
Née à Chartres le 26 mars 1913, la fille de Jeanne Malvoisin, auteur de romans et de contes, et de Maxime David, professeur de philosophie tué pendant la Première guerre mondiale, se passionne très vite pour les lettres classiques. Alors au lycée Molière, elle obtient des prix de grec et de latin au concours général en 1930, première année où les filles peuvent concourir. "Rien par la suite ne m'a jamais rendue aussi heureuse", dira-t-elle plus tard.
Ses études la conduiront à Louis-le-Grand, l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm et la Sorbonne. Et c'est un "hasard" -une lecture d'été- qui l'amènera à travailler sur Thucydide, historien du Ve siècle avant Jésus-Christ. "En phrases denses, chargées de sens, hautaines, subtiles, Thucydide pensait pour moi, en avant de moi", écrira-t-elle dans "Pourquoi la Grèce?" (1992).
Agrégée de lettres (1936), docteur ès lettres (1947), la jeune femme, qui épousera en 1940 Michel Worms de Romilly -dont elle divorcera-, enseigne quelques années durant dans des lycées, puis se voit contrainte d'arrêter, le statut des juifs d'octobre 1940 l'empêchant de dispenser des cours. La guerre finie, elle deviendra professeur de langue et de littérature grecques à l'université de Lille (1949-1957) avant de rejoindre la Sorbonne de 1957 à 1973, date à laquelle elle sera la première femme nommée professeur au Collège de France, où sa chaire s'intitulera "la Grèce et la formation de la pensée morale et politique".
En 1975, Jacqueline de Romilly sera aussi la première femme à devenir membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, qu'elle présidera en 1987. Et huit ans après Marguerite Yourcenar, elle sera la deuxième femme à rejoindre, en 1988, l'Académie française.
"C'est incontestable, j'ai été gâtée", avouait-elle en 2007 au "Point". "J'ai eu la chance d'appartenir à une génération où les femmes accédaient pour la première fois au podium, où les portes s'ouvraient enfin".
Sa connaissance de la Grèce ancienne lui vaudra des honneurs à l'étranger: elle est membre de nombre d'académies et docteur honoris causa de plusieurs universités en Europe, au Canada et aux Etats-Unis. Faite Grand-Croix de la Légion d'honneur et de l'ordre national du Mérite, elle est également commandeur des Palmes académiques, des arts et lettres. Plusieurs distinctions lui seront décernées, dont le Grand prix d'Académie française (1984) et le prix Onassis pour la culture (Athènes, 1995).
Le grand public la découvrira en 1984 à l'occasion de son passage dans l'émission télévisée "Apostrophes" pour son livre "L'enseignement en détresse". Un cri d'alarme qu'elle ne cessera de lancer, fondant Sauvegarde des enseignements littéraires et Elan nouveau des citoyens, deux associations pour "réveiller les valeurs de la démocratie" et les "remettre au coeur du débat citoyen".
En 2007, cette femme à la formidable énergie avait signé un appel lancé aux candidats à la présidentielle pour dénoncer la "catastrophe éducative". "Pas très optimiste", elle espérait un sursaut, sinon, prévenait-elle, "nous allons vers une catastrophe et nous entrons dans une ère de barbarie".
Invitée à dévoiler son secret de jouvence, Jacqueline de Romilly se disait habitée par la "conviction" et portée par la "force" que cela procure. Mais la vieillesse est un "terrible combat", "tout se dégrade, se défait, pouah, affreux!", lançait la philologue, pratiquement devenue aveugle.
L'helléniste qui "n'aimait l'histoire que dans la mesure où elle explique la littérature", se déclarait passionnée dans les textes grecs par "la rencontre avec la naissance de la pensée raisonnée" et "l'irruption de la lumière" dans "un monde encore confus et obscur".
En marge de ses ouvrages savants, Jacqueline de Romilly avait écrit des livres grand public, des nouvelles et un roman, "Ouverture à coeur", à 75 ans. Dans l'un de ses derniers livres, paru en 2008, le "Sourire innombrable" -des "mémoires pour rire"-, elle évoquait sa mère avec tendresse. Un livre loin de la Grèce Ancienne mais dont le titre même rappelait la puissance des liens qui l'unissaient à ses auteurs. A sa source, un vers d'Eschyle: "le sourire innombrable de la vague marine"...
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