TOUT EST DIT

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dimanche 18 juillet 2010

La belle vie des décroissants

Il est un peu en retard. A pied, forcément, c'est plus long. Depuis longtemps, Christophe n'a plus de voiture. Six enfants, les trois siens et les trois de ses colocataires, courent dans le jardin de sa maison qui, paradoxe amusant, jouxte un supermarché Lidl. Très vite, il met les choses au point : il n'aime pas le terme "décroissance" et lui préfère celui de "simplicité volontaire". "A un moment, nous consommions." Trop, sans doute : il tombe dans la spirale du surendettement. La décroissance, pardon la simplicité volontaire, est-elle une manière d'apprivoiser cette pauvreté ? "Nous avons pris conscience que rien de cela n'était nécessaire, et arrêté tous les crédits."
Aujourd'hui, il fait son compost, se chauffe avec un poêle à bois, récupère l'eau de la machine à laver pour arroser. " C'est une démarche d'autonomie par rapport à l'énergie : s'il n'y en a plus, nous voulons pouvoir nous débrouiller par nous-mêmes. " Le jardin, un rien désordonné, est un laboratoire.

Lui et sa femme fabriquent leur lessive avec de la cendre de bois, se brossent les dents avec de l'argile verte, réalisent des matériaux de construction avec de la sciure, de la chaux, du sable et 60 % de papier. "On peut en faire des meubles", dit-il, regardant d'un air ravi ce mélange de système D et de philosophie. Des rouleaux de carton remplis d'un mélange d'huile et de sciure de bois servent de combustible. Autour du poêle, des briques de terre gardent la chaleur. Lui utilise un rasoir mécanique et porte un pull marron récupéré. " On s'habille avec des vêtements usagés et on se meuble avec du matériel trouvé dans les poubelles. " Il rit : " Celles de Marseille sont très riches. "

LE TEMPS PLUTÔT QUE L'ARGENT

La famille vit avec 1 400 euros par mois. Christophe est fonctionnaire, ce qui lui laisse un temps plus précieux à ses yeux que la fortune. Il refuse les banques auxquelles il veut "en laisser le minimum", et remplit des enveloppes hebdomadaires avec du liquide. "J'aimerais qu'on puisse commercer de façon proche, que tout ce qu'on utilise vienne d'un rayon de 200 kilomètres. Je préfère acheter du riz de Camargue que du riz thaï."

En vacances, une fois par an, la famille retrouve les membres d'une association d'instruction à la maison. " Je refuse de prendre l'avion. J'ai même du mal à comprendre qu'on ne l'interdise pas sur des petits trajets tant le coût écologique est grand. " Pour l'instant, il ne consent qu'à une concession : vivre en ville, quand beaucoup de décroissants la quittent pour la campagne. " Comme cela, nous pouvons avoir un plus gros impact sur notre entourage. " Il a créé une association, le Centre de développement des alternatives. Il a Internet, on leur a donné une télévision, qu'il garde "pour les enfants". Il ne s'interdit pas de louer une voiture en "autopartage", système de garage coopératif.

C'est sur l'éducation qu'il se montre le plus radical. Ses enfants, il les élève lui-même. "L'école ne respecte pas leur maturité. Elle dédaigne les rythmes biologiques de l'enfant. Et nous refusons la compétition, qu'on leur apprend tellement." L'Education nationale admet ce mode de vie, à condition que les enfants aient acquis, à 16 ans un certain nombre de connaissances, soumises à inspection.

Ce refus de l'école s'est étendu à l'hôpital, au moins en ce qui concerne les naissances des deux derniers, qui ont eu lieu à la maison. " Le système médical impose des règles, des heures de tétée. Nous n'en voulions pas. Ce sont l'allaitement maternel, puis l'instruction à la maison qui nous ont fait entrer dans tout un monde alternatif, qui est aussi notre réseau social. La marginalité, on ne s'en rend pas compte.

"KHMERS VERTS"

Ce n'est pas d'aujourd'hui que les idées de la décroissance, mêlant préoccupations écologiques, retour à la nature, rejet de la consommation et vision apocalyptique d'un monde à la dérive, ont la faveur d'une marge du public. D'après un sondage Ifop Sud-Ouest de novembre 2009, 27 % des Français seraient prêts à restreindre de façon significative leur consommation. Dans les années 1970, elle rejoignait la mouvance des babas cool et des néo-ruraux, beaucoup caricaturés depuis.

Un journal, La Gueule ouverte, fondé en 1972 par Pierre Fournier, en parlait régulièrement, et un film (L'An 01), qui vit débuter en 1973 Jacques Doillon et fut coréalisé par Alain Resnais d'après une bande dessinée de Gébé, lui servit de plate-forme. Son slogan était clair : "On arrête tout."

Françoise n'a pas vu L'An 01. Elle n'a pas non plus tout arrêté. Grande, belle, elle a choisi elle aussi la " simplicité volontaire " : habits usagés et fonctionnels, aucun maquillage. Elle se lave au savon d'Alep, se nettoie le visage au beurre de karité, ne regrette pas la coquetterie. "La décroissance, c'est un cheminement. Très tôt, je me suis posé des questions sur le sens de l'organisation du travail, sur l'entrée après des études dans un tunnel qui m'amènerait jusqu'à la retraite. ça m'a fait peur."

Elle abandonne sa carrière pour un réseau d'insertion sociale puis des boulots alimentaires avant de trouver Eco-Sapiens, une Scop (société coopérative de production) montée avec deux autres passionnés qui publie un guide d'achat éthique en ligne classant les labels écologiques de "top" à "truand". "Je me suis dit : je ne chercherai plus de travail dans ma formation. Je lâche tout un système. " Aujourd'hui, c'est son conjoint qui abandonne aussi un travail rémunérateur "pour trouver quelque chose de plus conforme à ses convictions". "C'est à la fois une démarche écologique et un choix de vie. Nous voulons arrêter d'acheter uniquement parce que nous avons les moyens de le faire. C'est ridicule, et ensuite cela m'encombre. Consommer, faire les magasins me prend un temps que je veux consacrer à autre chose."

La voie n'est pas toujours évidente. "C'est difficile de créer un monde en marge. Il faut aussi composer avec la réalité." Ainsi de l'école, qu'elle avait pensé faire arrêter à ses enfants pour tenter, comme Christophe, une autre éducation. "Nous avons cherché une voie alternative du type Freinet, mais prendre la voiture tous les matins c'était une concession trop importante. Nous avons donc choisi une école de proximité."

La vie est en fait un "arbitrage quotidien et au coup par coup". Pas de voiture ? Si, une, mais qu'on n'utilise qu'en cas de nécessité. Pas d'avion ? Le moins possible, mais quand son mari doit aller voir sa famille au Liban, il le faut bien.

Ils consomment localement, et presque jamais des produits emballés, réduisent au minimum leurs déchets. Elle fabrique sa lessive elle-même, récupère l'eau des bains pour les toilettes, s'habille en faisant les dépôts-vente, refuse les jeux électroniques.

Ils gardent un téléphone portable pour toute la famille, maintiennent le chauffage à 19 °C, avec du gaz et des panneaux solaires, et mettent deux pulls quand il fait froid. Leur consommation de viande se limite au week-end. Ils partent en vacances dans des accueils paysans. " Mes enfants ne connaissent pas Mario Bros mais ils ont donné le biberon à des agneaux." Aucun de leurs meubles n'est neuf, lorsqu'ils en achètent, c'est chez Emmaüs. Dans leur jardin, il y a un potager.

Les parents de Françoise les trouvent imprudents. La jeune femme essaie de ne pas s'emporter dans les réunions de famille : "Parfois, je me fâche quand je vois leurs gaspillages. Mais ça braque les gens plus que ça n'ouvre le dialogue." Un jour, chez un membre de sa famille, elle a éteint tout ce qui était inutile. "Ca a été houleux. Mais j'essaie d'accepter leur mode de vie comme je leur demande d'accepter le mien. Quand j'entends parler de “Khmers verts”, de “talibios”, je me demande un peu ce que nous avons fait pour mériter des termes aussi violents. Quand je suis seule à vélo face à mille bagnoles, je ne les traite pas de nazis. La violence n'est pas de notre côté. "

PREMIÈRE RÈGLE : LE BÉNÉFICE ZÉRO

Pierrick a étendu ce mode de vie à son métier. La consommation, il a connu. Des études de commerce international l'ont amené à travailler dans des entreprises "qui ne me correspondaient pas. Il n'y avait aucune éthique de fonctionnement". Il rencontre là un garçon qui se pose les mêmes questions. Ensemble, ils décident d'ouvrir, en 2003, un lieu de commerce équitable à Marseille. Ainsi naît Le Grain de sable, un restaurant végétarien. "C'était un choix de vie qu'il fallait affirmer."

Première règle : le bénéfice zéro, une gestion de bons pères de familles qui permet de payer les salaires, et c'est tout. "On arrive entre 9 heures et 10 heures, on finit à 15 heures, et on peut profiter de la vie. Nous avons réfléchi à la notion de taille critique. Nous pouvons avoir quatre employés. Après, nous sommes dépassés." Il lisse de la main sa petite moustache à la d'Artagnan. Le copain des débuts est parti, remplacé par un Canadien, Daniel, accent chantant et chemise à carreaux. Lui aussi avait tenté de monter un café équitable, mais avait échoué. La serveuse, une artiste béninoise, est là trois heures par jour.

Autre règle : boycotter la grande distribution. Le lundi, ils vont acheter des légumes directement au producteur et, selon les arrivages, font le menu de la semaine. Puis ils complètent avec un marché paysan. "Nous sommes le caillou dans la chaussure de l'économie classique." Ils valorisent le sens de la trouvaille. "On essaie de prouver aux gens qu'ils peuvent savourer un goût riche dans des mets sans viande." Comme des blinis de courgettes au gingembre en blinis ou un curry thaï préparé avec du lait de coco bio-équitable.

S'il y a, au fond, une bibliothèque consultable qui ne laisse guère de doute sur les choix de la boutique (Naomi Klein y côtoie les suppléments du Monde diplomatique), ses patrons veulent que les gens se rendent compte où ils sont le plus tard possible. " Nous voulions un projet plus cohérent que militant. Suggérer, c'est aussi bien qu'expliquer. " Ils font bien sûr du compost et transportent l'après-midi leurs 30 litres quotidiens d'épluchures aux plantations de leur producteur de légumes.

RÉVOLUTION CULTURELLE

Leur vie s'essaie à être aussi cohérente que leur projet économique. Pas de voiture, sinon pour aller chercher les légumes, pas de télé ni de téléphone portable, tous les déplacements à vélo… Bien sûr, il y a de l'électricité. "Mais comment faire autrement ? Un projet ne vit que par ses paradoxes." Eux aussi ont Internet. "Je ne suis pas contre la technologie ou le progrès scientifique, explique Daniel. Ce serait idiot. La technologie me fascine, c'est une forme d'art. Mais après, qu'est-ce qu'on en fait ? " Pierrick aimerait bien que leur démarche débouche sur quelque chose de plus politique, mais il n'attend pas grand-chose de la mairie de Marseille, même si de nombreux élus viennent manger au Grain de sable.

Quel impact ont aujourd'hui les idées pro-décroissance en France ? Même ceux qui en sont proches ont du mal à le dire précisément. Le monde décroissant, comme beaucoup de petits mondes, est divisé en tendances, et la violence des échanges y prend des allures d'excommunication. "Nous touchons à la fois les vieux soixante-huitards, Attac ou les amis du Monde diplomatique, ainsi que de très jeunes gens. Naviguer entre ces deux tendances est très difficile", raconte Serge Latouche, économiste et fondateur de la revue Entropia.

Deux tendances se complètent et parfois s'opposent : ceux qui s'en tiennent à un changement personnel et individuel et qui, lorsqu'ils vont de l'individuel au collectif, ne dépassent jamais le niveau local ; et ceux qui prônent un mouvement plus radical et pensent, en gros, que tout cela est très joli mais qu'une vraie révolution est nécessaire. "Il faut une révolution culturelle, affirme Serge Latouche. Un changement de point de vue et de la façon de produire qui ne peut pas en rester à l'individuel."

Certaines initiatives locales sont allées dans ce sens : ainsi le combat de la mairie de Barjac pour faire adopter la nourriture biologique dans les cantines de l'école, les efforts pour devenir des "villes en transition" consentis par Grenoble ou Saint-Quentin-en-Yvelines. Yves Cochet, le député Vert le plus en pointe dans ce domaine (il met en avant les énergies de proximité, l'économie locale et s'est fait rabrouer en prônant le contrôle des naissances et en évaluant le coût écologique d'un nouveau bébé), pense que "le problème n'est pas de savoir si l'on est pour ou contre la décroissance, mais de savoir quelle décroissance nous allons mettre en œuvre. Elle est inéluctable. Tous les politiques ont un modèle périmé en tête. A droite comme à gauche, c'esLa crise a de toute évidence amené ces idées à ne plus paraître comme le seul refuge baba cool d'un mode de vie sinistre. Le mouvement s'exprime par plusieurs journaux et revues. Un mensuel, La Décroissance, attirerait 20 000 lecteurs. C'est surtout un adversaire tenace, virulent et un rien répétitif des "écotartuffes", les Cohn-Bendit, Hulot et autres chantres du "développement durable", escroquerie notoire d'après ses rédacteurs.t l'aveuglement ".
Nous aurions bien aimé entendre son rédacteur en chef, Vincent Cheynet, fondateur des Casseurs de pub, mais il ne souhaite pas parler à ce "sac à pub" qu'est Le Monde Magazine. La revue S!lence, créée il y a vingt-huit ans, ou Entropia, beaucoup plus récente (elle a 2 ans), sont au centre d'une réflexion qui remplit de plus en plus les salles où la notion est débattue.

"Nous avons voulu être le “think tank” de ce mouvement aux contours flous et qui a besoin de références solides", explique Serge Latouche. Flous, c'est incontestable. Si elles séduisent surtout à gauche, les idées de la décroissance ont aussi un écho fort à l'extrême droite, où Alain de Benoist, théoricien de la " nouvelle droite ", a publié un Demain la décroissance (E-dite, 2007).

Plusieurs thèmes divisent les décroissants. L'intérêt de la crise, par exemple. "La crise peut être une opportunité, dit Serge Latouche, le choc qui mènera à une vraie prise de conscience." Tous ne partagent pas sa vision. Vincent Cheynet, dont nous reproduisons le propos en espérant qu'il nous pardonnera cette souillure, craint qu'elle ne provoque "des crispations et des phénomènes de peur".

DÉCROÎTRE, MAIS JUSQU'OÙ ?

Autre thème qui divise : décroître, mais jusqu'où ? Quid des pays pauvres ? Peut-on sans indécence demander à un paysan burkinabé de réduire sa consommation ? "Non, bien sûr, répond Serge Latouche. Il y a encore des tas de choses qui doivent croître, chez nous comme chez les paysans pauvres ; ce qui importe, c'est de rompre avec le totalitarisme de la croissance. Le terme de “décroissance” ne me plaît pas, c'est un slogan. Je préfère celui d'“acroissance”, construit comme athéisme, c'est-à-dire sortir de la religion de la croissance."

"Il faut modérer le terme, ajoute Yves Cochet. Il y a des choses qui doivent décroître et d'autres qui vont croître. Il faut un projet de société plus libre et qui barde l'idée de qualificatifs rassurants. La décroissance ne s'applique bien sûr qu'aux pays de l'OCDE. Mais il faut que tous, y compris les pays émergents, comprennent qu'ils n'atteindront jamais le niveau de vie occidental. C'est déjà trop tard."

Mais le comprendre comment ? La politique fait peur aux décroissants – à beaucoup d'entre eux, du moins. Un mouvement s'est créé en 2005, le Parti pour la décroissance (PPLD). Aujourd'hui, il n'existe plus guère, ses fondateurs s'étant mangé le nez entre eux. "Il y avait là quelques jeunes très ambitieux mais pas très organisés", estime Yves Cochet.

Leurs idées ont été reprises par le MOC (Mouvement des objecteurs de croissance), créé en 2007, qui annonce 200 adhérents et une dizaine d'élus locaux. Ensemble, les deux ont créé l'Association des objecteurs de croissance. "Nos idées doivent fonder un débat, pas un parti, estime Serge Latouche. Le parti, c'est se rendre ridicule par les chiffres."

Et les Verts ? " Ils ont failli à leur mission historique. " Opinion que ne partage pas le député Yves Cochet, qui ne se leurre pas pour autant sur le côté individuel de la pratique. " Il y a de petits mouvements dans certains cantons, dans la Drôme, l'Ardèche, l'Ariège. Mais il n'y a pas de mouvement national ou social. " Cochet souhaiterait une VIe République où la France deviendrait beaucoup plus fédérale. Pour l'instant, il est assez seul. Tout au plus quelques personnalités de gauche, comme Jean-Luc Mélenchon ou les tenants du Nouveau Parti anticapitaliste, regardent-ils avec plus d'attention ces militants d'un nouveau type.

La prochaine étape ? D'ici quelque temps, Françoise et son compagnon projettent d'aller vivre à Forcalquier, au-dessus de Manosque (Alpes-de-Haute-Provence). "C'est à la campagne, près d'une petite ville. ça va dans notre sens." Elle pense continuer à travailler de chez elle avec son ordinateur, mais refuse la logique du ghetto. "Dans la vie, on n'est pas très nombreux à vivre comme cela. C'est important de garder le contact avec des gens différents."

Pour Pierrick, c'est trouver un terrain et aller au fond des bois pour vivre en paix. "La vie en marge, ce n'est pas dur, c'est plutôt drôle. En plus, on se retrouve avec des gens qui nous ressemblent." Prosélytes ? Même pas. "Ce qui nous pousse, c'est une volonté individuelle de vivre en cohérence avec nous-mêmes. Et c'est probablement la meilleure façon de faire changer les choses."


Hubert Prolongeau

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