TOUT EST DIT

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vendredi 19 février 2010

Chine : vers un grand schisme de l'Internet ?

Depuis le 1er septembre 2006, le serveur de noms de domaines [DNS, qui fait le lien entre les adresses IP numériques des ordinateurs connectés à Internet et les adresses des sites écrites en lettres] chinois ne passe plus par l’Icann, l’organisme international qui gère les noms de domaines (les adresses de sites) de l’Internet. C'est ce que rappelait récemment la société européenne de l’Internet : "Depuis le 1er mars 2006, la Chine applique une réforme de son système de gestion des DNS. L’objectif officiel déclaré est de permettre aux Chinois d’accéder à Internet en composant les adresses de sites avec des idéogrammes, une solution confortable pour les internautes de l’empire du Milieu… [Tout donne à penser] que la Chine a décidé de lancer un nouveau suffixe national pour s’affranchir définitivement de la gestion des noms de domaine Internet par l’Icann et, plus avant, de l’emprise du gouvernement américain. Ce schisme fut accompagné par un passage massif à la version IPv6 d’Internet, et ce dans un temps record de six mois."

BOUCLIER DORÉ

La Chine a donc mis en place un nouveau système de gestion de noms de domaines ou plutôt un deuxième étage, comme l’explique l’informaticien Laurent Bloch. "Un premier niveau accepte les noms de domaines en idéogrammes, mais qui sont modifiés par rapport aux noms de domaines internationaux pour ne donner accès qu’aux sites installés sur le territoire chinois. Ainsi, pour les adresses de sites se terminant en '.com.cn' ou en '.net.cn', le suffixe '.cn' n’apparaît plus à la fin dans la fenêtre du navigateur. En tapant son adresse, l’internaute chinois arrive donc en réalité sur une version chinoise du site en question, préalablement aspiré, vérifié et remis en ligne par les autorités. Le résultat est que tout internaute chinois utilisant les idéogrammes est cantonné sur ce sous-réseau, déconnecté de la Toile et directement contrôlé par Pékin.

Quant à la navigation sur les sites étrangers justiciables du DNS en caractères latins (plus précisément LDH, letters, digits, hyphen), elle est réservée aux personnels autorisés, accrédités… et surveillés. Le système de censure fonctionne aussi en sens inverse : un site chinois qui veut être atteignable de l’étranger doit en obtenir l’autorisation, afin que son nom soit publié dans le DNS (en caractères latins) visible de l’extérieur, 'chaque page marquée d’un lien menant au site du ministère de l’intérieur, où l’on peut télécharger un certificat'. L’ensemble du dispositif répond au beau nom de Bouclier doré."

Ce n’est pas seulement d’un grand pare-feu chinois permettant la censure et le contrôle de l’Internet dont l’actualité s’est souvent fait l’écho dont il est question ici, mais de la mise en place d’un nouveau système de noms de domaines. Le DNS chinois ne passe plus par les serveurs-racines ondoyés par l’Icann, et la nouvelle structure leur a permis de créer autant d’extensions qu’ils le souhaitaient. L’objectif est le même – isoler la Chine –, mais la méthode est radicalement différente et a des conséquences sur l’architecture de l’Internet.

Jusqu’à présent, il s’agissait de mettre un pare-feu entre la Chine et le reste du monde pour bloquer les sites non acceptés. Mais avec cette nouvelle architecture, il s’agit de faire en sorte que ceux qui utilisent un navigateur avec des caractères chinois ne puissent utiliser qu’une partie contrôlée des sites internationaux, et que ceux qui utilisent un navigateur classique ne puissent pas accéder à l’autre partie. On a donc l’équivalent de deux systèmes de noms de domaines dont une large partie est inaccessible à l’autre. L’Internet chinois n’est plus une espèce d’intranet protégé de l’Internet (comme on a en a pour beaucoup de sociétés), mais comporte bien deux réseaux Internet distincts, avec deux systèmes de noms de domaines pointant vers des sites différents en fonction de l'alphabet utilisé pour y accéder.

UNE POSSIBLE DISLOCATION DU RÉSEAU

Reste à savoir, comme nous l’explique Jean-Michel Cornu, directeur scientifique de la FING, si les sites chinois restent accessibles par leurs adresses IPv6 (en chiffres) plutôt que par leur DNS – pour ceux qui ne sont pas bloqués par le pare-feu chinois. Et si, en Chine, les sites internationaux non modifiés par les autorités sont accessibles par leur numéro IPv4 ou IPv6. "Ce qui semble sûr, c’est que cette création d’un serveur de noms de domaines alternatif ouvre la porte à beaucoup d’autres DNS alternatifs, qui ne seront contrôlés ni par les Américains, ni par les Chinois." Reste à savoir si on a un réel schisme de l’Internet (une complète incompatibilité, même en passant par les adresses IP en chiffres, ce qui semble probable) ou pas.

Comme le dit encore Laurent Bloch, "politiquement, la signification de cette sécession peut se comparer à celle des schismes qui ont rythmé l’histoire du christianisme. Nul doute que la technologie chinoise, qui aux parfums enivrants de l’indépendance associe les avantages pratiques de la censure et de la surveillance, aura des succès auprès de la Russie, de l’Iran et d’autres pays qui utilisent une écriture différente de l’alphabet latin.

Mais cette situation, et ses développements prévisibles, posent un problème grave : l’unité actuelle de l’Internet est l’axe autour duquel s’est réorganisée l’économie mondiale, et aussi en partie la culture mondiale ; quelles seront les conséquences de sa partition ? La décision chinoise montre que si tout le monde se félicitait de cette unité tant que l’on en restait aux aspects commerciaux, son aspect culturel n’était pas considéré comme supportable par certains acteurs.”

En tout cas, cet éclairage donne une autre tournure à l’affaire qui oppose Google et la Chine depuis quelques semaines (voir les analyses de Fabrice Epelboin pour le ReadWriteWeb, Brice Pedroletti pour Le Monde, Camille Gévaudan sur Ecrans.fr…). Contrairement à ce qu’avancent quelques commentateurs respectés comme Ethan Zuckerman ou Rebecca MacKinnon, le subit revirement de Google et du gouvernement américain en faveur de la liberté d’accès à l’Internet (qui devient brusquement une politique étrangère prioritaire : voir le compte-rendu d’Ecrans.fr) pourrait bien masquer un bras de fer plus subtil pour éviter la possible dislocation du réseau des réseaux en une multitude de réseaux incompatibles entre eux… Et cette perspective là gênerait à la fois l’offre commerciale comme les grandes oreilles de Google et des Etats-Unis.

Hubert Guillaud

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