TOUT EST DIT

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lundi 11 janvier 2010

Mort d'Eric Rohmer, légende du cinéma français

Avec Eric Rohmer, c'est une légende du cinéma français qui s'éteint. Comme toute légende, elle a sa part de lieu commun et sa part de vérité singulière. Vue d'un peu loin, ou prise en mauvaise part, l'œuvre d'Eric Rohmer fait ainsi le lit de deux jugements lapidaires. Le premier est que ce cinéaste serait le représentant d'une forme canonique du cinéma français, cantonnée à la parole, l'intimisme et le marivaudage. La seconde est que cet homme qui participa en première ligne à l'insurrection artistique mise en œuvre par la Nouvelle Vague serait par nature un classique contrarié. Vu d'un peu plus près, le cinéma de Rohmer ne dément pas ces jugements de manière catégorique, mais oblige à grandement les relativiser.Certes, Rohmer met en œuvre une conception très française de l'art, et du cinéma en particulier. Encore faudrait-il souligner la grandeur de cette tradition, sa subtilité spirituelle, son goût de l'impertinence et de la liberté. Dire plus encore l'intelligence avec laquelle le réalisateur a su la réinventer au cinéma, selon des paramètres qui engagent non seulement la parole, mais aussi bien, indissolublement associées à elle pour en faire jaillir l'esprit, une conception de l'espace et du temps, une incarnation des personnages, un frémissement de la chair, une sensibilité à la nature. "Je ne dis pas, je montre", revendiquait-il.

Quant au classicisme "rohmérien", il est trop entaché d'un refus des conventions, d'une inclination à la fantaisie et d'un goût de l'ambiguïté morale pour revendiquer pleinement ce statut.

Né Jean-Marie Maurice Schérer le 4 avril 1920, à Tulle, ce Corrézien devenu professeur de lettres se destine à une carrière littéraire, comme l'atteste la publication d'un premier roman en 1946, Elisabeth, sous le pseudonyme de Gilbert Cordier. C'est sous un autre pseudonyme et sous d'autres auspices artistiques qu'il fera carrière. Au ciné-club parisien du Quartier latin, qu'il anime dans les années 1950, il fait la rencontre de ses futurs compagnons de la Nouvelle Vague.

En 1957, le voici promu rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. A côté des jeunes bourgeois dévergondés et autres graines de délinquants que sont Jean-Luc Godard, François Truffaut ou Claude Chabrol, Rohmer incarne la légitimité universitaire, le magistère de la haute culture. Sa pensée se distingue par le sens de la mesure, le goût de l'analyse. Il ne dédaigne pas pour autant, par haine du conformisme, certaines provocations qui le font passer pour plus réactionnaire que ses camarades.

Ses auteurs de prédilection sont notamment Howard Hawks, Jean Renoir ou Roberto Rossellini, sur l'œuvre desquels il signe d'une plume précieuse des articles pénétrants, recueillis pour certains d'entre eux dans un livre qui porte le titre d'un de ses textes: Le Goût de la beauté (éd. Cahiers du cinéma, 1994).

Ce prologue critique à sa carrière cinématographique préfigure la singularité de celle-ci. Rohmer, homme secret en retrait apparent du monde, obéit de toute évidence à un autre tempérament, une autre temporalité, que ses tempétueux compagnons. Il pense ainsi que la "conservation du passé garantit la possibilité de l'art moderne".

Son éviction des Cahiers du cinéma en 1963, sous les coups de boutoir d'un courant plus moderniste mené par Jacques Rivette, qui lui succédera à ce poste, marque cette différence, en même temps qu'elle signale l'implosion du petit groupe qui avait pris d'assaut la forteresse corporative et esthétique du cinéma français, chacun devant désormais mener seul sa barque. Eric Rohmer est celui qui est parti le plus tôt, réalisant dès 1950 ses premiers courts métrages. Son premier long, Le Signe du lion (1959), est un cruel apologue, qui met en scène un héros soudain déshérité dans le Paris estival. Le film ne trouve pas de distributeur et ne sort que trois ans plus tard, dans une relative indifférence.

POLITIQUE DES AUTEURS

Ainsi Rohmer est-il aussi celui qui se voit reconnaître le plus tardivement, avec le succès de Ma nuit chez Maud en 1969. Cette reconnaissance entérine la logique d'une œuvre dont la régularité et la viabilité ne seront partagées que par très peu d'auteurs de cette génération, Alain Resnais s'imposant sans doute comme le meilleur point de comparaison, selon des modalités sensiblement différentes.

Loin des montagnes russes chabroliennes ou de la révolution permanente godardienne, Rohmer est une incarnation exemplaire de cette politique des auteurs promue par la Nouvelle Vague, dont il se pourrait bien que notre époque porte aujourd'hui le deuil, en même temps qu'elle accompagne le cinéaste à sa tombe.

L'un des principes formels qui ont permis cette joie et cette curiosité incessamment renouvelées des retrouvailles avec ses films est celui de la série, empruntée à ce monde littéraire dont il était féru. Il s'agit encore d'inscrire fortement une démarche d'auteur, par les variations que la série autorise autour d'un même thème, et qui permet au spectateur de déceler la pérennité dans le changement, et vice versa. Trois cycles se succéderont. Les "Contes moraux": La Boulangère de Monceau (1962), La Carrière de Suzanne (1963), La Collectionneuse (1967), Ma nuit chez Maud (1969), Le Genou de Claire (1970), L'Amour l'après-midi (1972). Les "Comédies et proverbes": La Femme de l'aviateur (1981), Le Beau Mariage (1982), Pauline à la plage (1983), Les Nuits de la pleine lune (1984), Le Rayon vert (1986), L'Amie de mon amie (1987). Enfin, dans les années 1990, les "Contes des quatre saisons".

La transparence et le dépouillement de la mise en scène, servie par des acteurs confirmés (Jean-Claude Brialy, André Dussollier), ou plus souvent débutants (Fabrice Luchini, Pascal Greggory), la tenue des dialogues, l'attention portée aux lieux, conspirent ici à l'élaboration d'un style unique qui porte l'aveuglement sentimental, la sophistique du désir comme le miracle de la vraie rencontre à leur plus haut degré d'incertitude et de charme.

Qui ne se souvient de Ma nuit chez Maud, tenu à juste raison pour l'un des sommets de cette œuvre? Un homme (Jean-Louis Trintignant), moralement engagé avec une femme (Marie-Christine Barrault) en rencontre une autre (Françoise Fabian), pour laquelle il éprouve une irrésistible attirance. La longue nuit passée à ses côtés lui fera-t-elle trahir son serment? Sur le papier, voilà bien la tarte à la crème du dilemme amoureux. Chez Rohmer, cela donne un film hivernal et brûlant, dont l'effet de fascination naît du mélange d'austérité et de sensualité qui le caractérise. Aimantation pulsionnelle des corps et atermoiements de la morale conduisent à une sorte d'électrisation mentale, d'érotisation totale du langage.

Entre ces séries, le cinéaste se permet quelques excursions. Epures stylisées de quelques classiques de la littérature occidentale avec La Marquise d'O (1976), d'après Heinrich von Kleist, Perceval le Gallois (1978), d'après Chrétien de Troyes, ou Les Amours d'Astrée et Céladon (2007), d'après Honoré d'Urfé, fantaisie pastorale gorgée de sève juvénile, qui sera son dernier film. Ou de rares incursions directes et tardives dans l'Histoire avec sa grande hache. Cela produit deux œuvres d'une puissance déconcertante, rétives aux émancipations comme aux aliénations collectives: L'Anglaise et le Duc (2000) pour la Révolution française, et Triple Agent (2004) pour le prologue de la seconde guerre mondiale.

Cette prolifique carrière apparaît comme le fruit d'un curieux mélange entre deux principes antagonistes: la sagesse et la folie. La première tient à la manière dont Eric Rohmer a très tôt construit son autonomie artistique en fabriquant des films peu chers qui trouvent leur public, et en créant, dès 1962, une société de production à laquelle s'adosser, Les Films du losange. La seconde tient à une morale de fabrication d'une austérité tout à la fois altière et bricoleuse, un jansénisme de la prise directe couplé à une jouissance effrénée de la liberté ainsi conquise, en compagnie des nombreuses jeunes filles en fleurs qui peuplent ses films. Là réside sans doute le mystère de son cinéma, comme le secret de sa longévité.
Jacques Mandelbaum

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