TOUT EST DIT

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lundi 23 février 2015

Hydra, Spetses et Poros, trois îles grecques envoûtantes

Elles s'enroulent toutes les trois autour de l'Argolide, ce «pouce» du Péloponnèse qui s'avance en mer Egée. Si leur architecture se ressemble, chacune d'elle affiche une atmosphère différente: alanguie pour Poros, chic et bohème pour Hydra, aristocratique pour Spetses. Est-ce la proximité du continent qui les distingue du dépouillement bleu et blanc de l'archipel voisin des Cyclades? Ces trois îles du golfe Saronique ont fait fortune avec la mer et ça se voit. Leur port compte parmi les plus beaux de Grèce tandis que le reste de ces îles est vierge.
Première escale Poros, la plus proche d'Athènes. A peine a-t-on le temps de goûter à la pleine mer que la terre se referme sur notre navire et nous voilà à voguer dans les rues du port. Poros signifie «le passage» et, de fait, seul un étroit chenal la sépare du Péloponnèse, enflammant l'imagination des poètes et des écrivains. «On entre à Poros en titubant et tournoyant comme un doux idiot ballotté parmi mâts et filets, dans un monde que le peintre est seul à connaître…», écrit Henry Miller dans l'une des pages les plus inspirées du Colosse de Maroussi. Soixante-dix ans plus tard, l'impression laissée par la géographie du port est la même. Sur la mer sans vagues de l'étroite passe remplie de voiliers et de caïques de pêche, des barques blanches font la navette avec le continent, tissant sans relâche un pont d'écume entre les deux rives. A juste titre, Poros s'enorgueillit d'être la seule île grecque reliée à toute heure du jour et de la nuit avec le continent. Ce qui permet de succomber facilement à la magie du théâtre d'Epidaure tout proche.
Poros distille un parfum de vieille Grèce: des tavernes traditionnelles et des bars vieillots qui s'égrènent sur le port, des boutiques un peu kitsch de souvenirs et ses maisons comme des cubes blancs coiffés de tuiles rouges qui dégringolent de la colline. Nul besoin de rester longtemps pour en faire le tour. Une heure suffit pour flâner sur son port, grimper sur son promontoire et s'échapper sur sa colline pour apprécier la vue plongeante et enchanteresse sur le chenal. Mais jeter l'ancre au moins une nuit sur l'île, c'est l'assurance de se ressourcer dans un monde sans mondanités face à une nature sublime. A quelques kilomètres du port, enfoui dans la pinède et dominant la mer à la verticale, l'hôtel Sirene Blue semble seul au monde. Y poser ses valises, c'est entrer dans un sas de décompression: une chambre minimaliste, un menu de sept oreillers et une vue tout simplement exceptionnelle sur la mer cristalline où les prairies de posidonies dessinent des nuages sombres au fond de l'eau, ainsi que sur les collines de l'Argolide qui viennent mourir en douceur dans la mer. On peut se rendre comme en pèlerinage au temple de Poséidon, moins pour les vieilles pierres éparses que pour le site évocateur qui surplombe la mer. Démosthène, l'orateur athénien farouche opposant aux Macédoniens, mit ici fin à ses jours sous la pression d'Antipater, le successeur d'Alexandre.
Spetses, une île élégante et enjouée, prisée par les armateurs et la haute société athéniene: ici, la baie de Zogeria.
Un saut de puce et l'on rejoint Hydra. Aride, escarpée, rocailleuse: le bateau longe une montagne sauvage et austère qui se dresse dans la mer comme l'épine dorsale d'un monstre marin assoupi. Aucun signe de vie quand soudain son flanc s'ouvre, offrant un spectacle subjuguant: un port protégé par des bastions et entouré d'un amphithéâtre de maisons fortifiées ou blanches qui partent à l'assaut des hauteurs de l'île. Les caïques et les yachts qui dansent sur l'eau, la ribambelle de cafés qui s'alignent sur le quai, les caravanes d'ânes qui attendent patiemment leurs chargements, les chats qui se lèchent les babines devant la barque des pêcheurs… Toute la vie d'Hydra se concentre ici sur le port, tandis que le labyrinthe des ruelles remplies de bougainvillées et de jasmin invitent à flâner sans discontinuer. Hydra est unique: aucune voiture ni véhicule à moteur - à part le camion-poubelle - ni même de vélo ne vient abîmer sa tranquillité.
Et ce n'est pas seulement l'absence de pollution qui nous transporte, non, c'est le silence qui nous étreint et un rythme de vie paisible que l'on embrasse par la force des choses. Alors, depuis toujours, on se déplace à pied ou à dos d'âne. Même si parfois l'on cède à la facilité du bateau-taxi qui nous dépose en quelques minutes sur l'une des plages isolées de l'île. Une manière aussi d'échapper aux nuées de croisiéristes qui soudain se déversent sur les quais: aux heures les plus chaudes de la journée, ils visitent au pas de charge le port qui prend alors des allures de village-musée. Peut-être capteront-ils le parfum des stars qui sont passées sur l'île? Comme Sophia Loren qui, en jouant les pêcheuses d'éponges dans le film Ombres sous la mer, a lancé Hydra à la fin des années 50 aux côtés de Capri et de Saint-Tropez. Ou encore Leonard Cohen, qui a vécu ses plus heureuses années dans une maison perchée sur les hauteurs de la ville. A moins qu'ils ne cherchent ces capitaines d'antan qui ont fait la fortune de l'île?
La ville d'Hydra côté campagne, aride, escarpée, rocailleuse. Un charme particulier et envoûtant.
L'histoire d'Hydra est singulière. Longtemps abandonnée, l'île se peuple au XVe siècle d'Albanais orthodoxes venant du Péloponnèse. Sur cette île sans eau et infertile, le salut de ses habitants vient de la mer: ils deviendront de formidables pirates et marins. A la fin du XVIIIe siècle, l'île compte 27 000 habitants, une école de capitaines, des chantiers navals et une flotte d'une centaine de goélettes qui commerce jusqu'en Amérique. Les guerres napoléoniennes démultiplieront la fortune d'Hydra comme celle de Spetses qui partage la même tradition marine: leurs flottes ravitailleront à prix d'or en blé d'Ukraine la France asphyxiée par le blocus anglais. Puis les deux puissances navales s'illustreront dans la guerre d'Indépendance grecque, sacrifiant leurs navires et leur fortune à la cause nationale.
De cette période, il reste ces imposantes maisons d'armateur, comme celle de Lazaros Kountouriotis. Ce vaste édifice fortifié à la façade ocre orangé qui domine le port d'Hydra surprend par son raffinement intérieur: le dallage en damier de sa cour, ses plafonds en bois savamment sculptés, ses meubles anciens et sa collection de portraits rendent compte du niveau de vie des notables d'alors. Tandis qu'à nos pieds, les toits de la ville dégringolent en cascade jusqu'à la mer. Hydra fascine. Sa lumière. Son port bijou. Ses sentiers qui sillonnent une garrigue escarpée ou surplombent une mer au bleu bouleversant. Rien ne vient abîmer le regard. Au point que la beauté de l'île rejaillit sur ceux qui la contemplent. Ce n'est donc pas un hasard si Hydra est prisée par les artistes. L'Ecole des beaux-arts d'Athènes y possède une annexe qui accueillit des peintres comme Chagall, Khatzikyriakos-Ghikas, le pionnier du modernisme en Grèce, ou encore aujourd'hui le postimpressionniste Panayotis Tetsis. Tandis que le grand collectionneur Dakis Joannou a ouvert en 2009 une annexe de sa Fondation Deste pour l'art contemporain sur l'île. Ce dernier ne passe pas inaperçu quand il amarre dans le port son mégayacht décoré par Jeff Koons de motifs géométriques pop art.
La géographie joue des tours merveilleux à Poros. Ce n'est une mais deux îles qui, reliées par un pont, épousent le continent: la minuscule Sferia où s'étire la ville et katavria, couverte de pins.
La nouvelle génération d'artistes qui s'installe sur l'île prend parfois la relève d'un parent. C'est le cas d'Adam Cohen, le fils de Leonard. «Hydra est le lieu qui a le plus marqué mon enfance, mon esprit, ma mémoire, c'est un paradis pour gosses sans voiture ni danger», confie Adam qui s'y sent encore aujourd'hui protégé. Au point d'y avoir enregistré l'an dernier son quatrième album, We Go Home, en hommage à son père. Une manière aussi pour lui d'intégrer la sensibilité, l'énergie et la poésie du lieu dans sa musique. Sur la pochette, son fils de 7 ans à qui il veut transmettre cette petite graine de Grèce que lui a offerte son père.
Nouveau saut de puce, nouvel environnement. Face au quai de Spetses où l'hydroglisseur jette les amarres s'élève un petit palace centenaire fraîchement restauré: le Poseidonion Grand Hotel a été construit en 1914 sur le modèle du Carlton ou du Negresco sur la Côte d'Azur. L'établissement donne le ton de l'île: Spetses n'a pas la grâce sauvage et bohème d'Hydra ni la nonchalance débonnaire de Poros. Non, voilà une île élégante et enjouée, prisée par les armateurs et la haute société athénienne depuis qu'un homme visionnaire a métamorphosé le visage de l'endroit au début du XXe siècle.
Après avoir fait fortune dans le tabac aux Etats-Unis, Sotirios Anargyros revient sur son île natale avec le projet de la développer. Il en rachète la moitié et la couvre de pinèdes pour qu'elle redevienne la Pityoussa - l'île aux pins - de l'Antiquité au climat frais et salubre. Il invite l'aristocratie grecque à des parties de chasse qui durent d'août à octobre. Il construit un palace, le Poseidonion, et ouvre une route en corniche sur la mer qui fait le tour de l'île: elle dessert encore aujourd'hui le rivage ourlé de ravissantes plages aux eaux turquoise. Il crée même une école pour garçons sur le modèle du collège britannique d'Eton. Durablement, Spetses devient la résidence d'été de la bonne société grecque et de ses têtes couronnées. Ce n'est donc pas un hasard si Stavros Niarchos rachète à la fin des années 50 la petite sœur de Spetses, Spetsopoula, pour en faire son île privée.
Les caravanes d'ânes attendent patiemment leur chargement sur le quai d'Hydra.
Depuis une dizaine d'années, l'île fait tout pour briller sur la carte des destinations tendance et huppées de la Méditerranée. Quelques locaux, comme Christos Orloff et ses frères, restaurent avec audace leur propriété familiale, la transformant en hôtel frais et contemporain. Autour des deux cours pavées de galets dans la tradition de l'île, trois solides maisons aux chambres épurées et au mobilier sobrement design. Christos Orloff est un pur produit de l'histoire de Spetses. En gentleman formé à la prestigieuse école de l'île, il vient chaque matin saluer sa clientèle au moment du petit déjeuner. Le curieux patronyme de cette famille grecque remonte au XVIIIe siècle: il s'agit d'un titre offert par les Russes en remerciement de la bravoure d'un ancêtre qui, avec sa flotte, avait prêté main-forte à la Russie de la Grande Catherine pour trouver un débouché en Méditerranée.
Autre signe du renouveau de Spetses, la réouverture du Poseidonion, plus beau que jamais, sous la houlette d'un armateur épris de l'île, Antonis Vordonis. Il est à l'origine d'un des temps forts qui l'animent chaque été. Avec le Yacht Club de Grèce, il organise la Spetses Classic Yacht Race, une régate de vieux gréements qui rend hommage à l'histoire et à la tradition navale de l'île. Pendant quatre jours, le bras de mer qui sépare l'île du Péloponnèse se remplit des plus beaux bateaux de la Méditerranée, un ballet où les goélettes égéennes et les voiles latines croisent leurs mâts avec de prestigieux navires comme le Savannah, réplique modernisée des Classe J des années 30. Vainqueur à deux reprises de la régate dans sa catégorie avec une goélette et un hydraiki, un canot creux traditionnel d'Hydra revisité, Nikos Daroukakis, architecte naval, se réjouit du spectacle: «Ce n'est pas tant la course qui compte que ce rassemblement extraordinaire de bateaux et de personnes passionnées ; cela ne peut que créer des vocations.» Pantelis Korakis ne le contredira pas: la régate relance le carnet de commandes de son minuscule chantier naval.
Avec son père, il fait partie des sept familles prolongeant la tradition navale de Spetses. Dans la profonde baie échancrée du vieux port, les chantiers navals disputent leur place sur la grève aux bars et tavernes branchés dans un joyeux capharnaüm de madriers, de barques en construction, de poulies, d'amarres et de tables couvertes d'ouzo et de poulpe grillé.
Un étroit chenal sépare Poros du Péloponnèse. Sans relâche, de petits bateaux tissent un pont d'écume entre les deux rives.
Le vieux port est un enchantement: il faut marcher jusqu'au phare pour en apprécier tous les secrets. On avance sous l'œil des solides maisons spetsiotes, des palmiers au feuillage fou, de quelques cyprès élancés. Tout au bout, un bosquet de pins peuplé d'étranges animaux et de personnages mythologiques: un puissant taureau de fer, une chouette étonnée en tôle ondulée, une fière sirène qui se dresse sur sa queue de poisson métallique… Des œuvres tout en force de la sculptrice grecque Natalia Mela, la grande dame de Spetses, et une promenade offerte à l'île par sa mécène, Annette Schlumberger. Juste avant le phare, une dernière statue: la silhouette fine et élancée du jeune héros de l'île, Kosmas Barbatsis, qui défit en 1822 par le feu la flotte des Turcs. L'île a le sens de la fête et du spectacle. Pour commémorer cette victoire décisive, c'est toute la mer qui s'embrase dans des feux d'artifice la seconde semaine de septembre lors du Festival de l'armata. Dans un vacarme assourdissant de salves de feux colorés, la bataille navale est rejouée dans une commémoration enjouée des héros de l'Indépendance grecque.
Si proches et si différentes: voilà le charme des îles grecques. Poros, Hydra et Spetses ont en commun un port éblouissant et une tradition marine. Pour le reste, il suffit de les égrener avant de choisir celle sur laquelle on aimerait prendre racine.

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