TOUT EST DIT

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mardi 13 mai 2014

Giscard, le moderne éternel


L'Histoire ressemble à ces vieilles dames lunatiques qui refont sans cesse leur testament : elle n'arrête pas de réviser ses jugements. Elle encense, brûle, puis réhabilite à un tel rythme que, souvent, on ne retrouve plus ses petits. Ce n'est pas vrai pour Giscard : quarante ans après son élection à la présidence, le 19 mai 1974, son bilan a été considérablement réévalué.
Si la postérité a bien réussi à Giscard, c'est que cet homme d'État, réputé conservateur, savait faire fonctionner les deux hémisphères de son cerveau, le droit et le gauche. Il ne s'est pas laissé enclouer dans sa famille politique. Il a continuellement enfreint les règles. Aujourd'hui, avec le recul, il apparaît ainsi comme l'une des grandes figures du XXe siècle. Loin après de Gaulle, bien sûr, mais au même titre que Clemenceau, Mitterrand et quelques autres.

Le legs principal de Giscard est d'avoir montré que, contrairement à la légende, la France n'est pas un pays ingouvernable, accroché à son passé et rétif aux réformes. Ou bien VGE les a conduites au pas de charge. Ou bien il les tricotées avec soin, en veillant bien à ne pas casser les fils. En tout état de cause, il avançait : la France d'avant sa présidence n'avait plus rien à voir avec celle d'après.
Une main d'acier dans un gant de velours : c'est ce mélange de souplesse et d'inflexibilité qui a permis à Giscard de réussir là où tant d'autres ont, par la suite, échoué. Dans Une modernisation interrompue (1), une somme très complète sur son septennat, Raymond-François Le Bris, ancien directeur de l'Éna, donne presque le tournis quand il énumère toutes les réformes mises en oeuvre sous la République giscardienne.
C'était il y a si longtemps déjà. En ce mois de mai 1974, le groupe suédois Abba vient de gagner le concours de l'Eurovision avec sa chanson Waterloo et Michel Sardou caracole en tête des hit-parades avec Je veux l'épouser pour un soir. À l'époque, les femmes ont certes le droit de vote mais, en fait, surtout celui de se taire. Considérées comme des sous-êtres, elles ne peuvent même pas ouvrir un compte en banque sans l'autorisation de leur mari. Si elles commettent l'adultère, c'est un délit pénal dans tous les cas de figure, alors que les maris sont seulement coupables quand ils les trompent au domicile conjugal. C'est sous la République giscardienne que les femmes sont enfin sorties de l'ère de Mathusalem avec, pour couronner le tout, la loi Veil sur l'avortement.
Il reste toujours en nous quelque chose de Giscard. Son empreinte reste forte dans la société française, qu'il a tant "féminisée". Mais, sur le plan économique aussi, il a laissé la France en bien meilleur état qu'il ne l'avait trouvée, notamment parce qu'il sut mettre fin au courtelinesque contrôle des prix.
Certes, la République giscardienne a connu des loupés ou des ratés : par exemple, la peine de mort n'a pas été abolie et le regroupement familial n'a pas été bien pensé. Mais quelques arbres ne peuvent cacher la forêt de réformes de toutes sortes, comme la réalisation du parc électronucléaire civil, les premiers plans d'économies d'énergie, le lancement du TGV, la création de la CNIL (Commission de l'informatique et des libertés), et j'en passe.
Quand Giscard et Barre transmettent les clés de l'État à Mitterrand en 1981, la France se porte bien, la désindustrialisation n'a pas encore commencé. Les statistiques économiques leur sont favorables, ce qui leur fait une belle jambe. En dépit des deux chocs pétroliers qui ont coûté très cher au pays, le déficit budgétaire est resté quasi inexistant et la dette publique a été contenue au niveau tout à fait acceptable des 20 % par rapport au PIB. Quant au taux de chômage, il tourne, à la fin de la République giscardienne, autour de... 6 %.
C'était un temps où les gouvernants se préoccupaient surtout du long terme et de l'intérêt général. Mais, apparemment, les Français voulaient autre chose. C'est ainsi que, pendant les trois décennies qui ont suivi, tout a déraillé. Les déficits budgétaires. L'endettement public, surtout dans les années 90. Ou encore le commerce extérieur avec les stupides "relances par la consommation".
Un mystère demeure : pourquoi Giscard, fort de son bilan, a-t-il perdu l'élection présidentielle de 1981 ? Peut-être était-ce le tour de Mitterrand. Sans doute VGE avait-il braqué contre lui une partie de la droite tandis que la solitude du pouvoir l'éloignait du peuple. Sans parler de l'explication aussi déjantée que métaphysique de l'écrivain Jean Cau, qui, après avoir rappelé son image de "surdoué ayant une case en trop", écrivait : "On a tout dit, sauf qu'il était physiquement trop propre et croyait qu'il entraînerait la France derrière lui en laissant dans son élégant sillage un parfum délicat de savonnette."
Mais ce parfum délicat n'est-il pas toujours celui des bonnes gestions, quand les comptes sont tenus ?
1. France-Empire.

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