TOUT EST DIT

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mardi 9 octobre 2012

Fnac, la fin du mythe

Le groupe PPR devrait annoncer le processus de cession de son pôle distribution au sommet duquel trône la Fnac. Il y a six mois, Acteurs de l'Economie produisait une radiographie de l'enseigne en proie à un mal social, managérial, culturel profond. Une radiographie qui reste aujourd'hui plus que jamais d'actualité. Etat des lieux d'une mutation identitaire que les nouveaux propriétaires devront apprivoiser et juguler s'ils veulent restaurer la santé économique, vacillante, de l'entreprise bientôt cinquantenaire. En présentant le 13 janvier 2012 son plan d'économie, drastique, le Pdg Alexandre Bompard conditionnait à "l'aggravation de la crise économique" et simultanément à la "forte diminution de la consommation des ménages" l'origine du mal qui frappait la Fnac. Des causes conjoncturelles indiscutables, qui n'épargnent aucune enseigne du secteur des produits techniques et électroniques et surgit après les douloureux aggiornamenti provoqués par l'irruption d'internet dans le secteur des produits éditoriaux -téléchargement de la musique, bouleversement du e-commerce, apparition de nouveaux concurrents (Amazon). Suffisent-elles pour autant à circonscrire l'exhaustivité des raisons de l'infection? Certes non. Car d'autres, cette fois endogènes et d'ordres social, managérial, et culturel, se juxtaposent, éclairent complémentairement la situation. Et interrogent l'identité même de l'établissement: que reste-t-il d'une marque que l'histoire si particulière a rendue emblématique, singulière, et même affective?
Le virage stratégique que la direction de la Fnac a engagé (lire par ailleurs), par la double nécessité d'épouser les mutations, radicales, du secteur et d'habiller l'enseigne de séduisants atours avant une cession annoncée depuis plusieurs mois, se heurte à un corps social atypique. Morcelé. Et clivé. Des vendeurs éditoriaux spécialisés, parfois très diplômés, longtemps recrutés pour leur connaissance et leur passion des produits, cantonnés aux rayons ad hoc, tour à tour disponibles -autorisés à conseiller pendant une demi-heure l'achat d'un album- et désagréables avec la clientèle... "Aussi riches que difficiles à manager", sourit un ancien directeur de magasin. Une culture de la contestation et de l'indépendance qui se manifesta autant dans la dynamique de dialogue, la proximité managériale, la vigueur des revendications et des organisations syndicales -ces dernières historiquement "chouchoutées"- que dans le rejet des pratiques traditionnelles (soldes, promotions, expositions en vitrines) de la grande distribution. Bref, une identité forte, héritée des fondateurs "révolutionnaires" Max Théret et André Essel, et qui, nonobstant une lente mais incompressible édulcoration, demeura longtemps une réalité.
Chapelles
Cette confortable compartimentation, que le faible turn over et concomitamment une pyramide des âges élevée ont cimentée, ne pouvait toutefois guère durer. Le corps social apparaît désormais fracturé. Face à face: les "historiques", nostalgiques, attachés à leur enseigne, idéologiquement rétifs à certains bouleversements -polyvalence des tâches au nom de laquelle il leur est demandé de changer de rayon, de faire évoluer leur métier, de commercialiser les services (extensions de garanties, assurances... productrices de marges) ou d'encaisser les achats. "On n'est pas rentré à la Fnac pour vendre des cartes d'adhérents et placer des assurances", peste Jean-Paul Marchall, délégué syndical SUD de l'établissement Lyon Bellecour-, campés dans leurs chapelles; et une jeune génération, issue du renouvellement des équipes, davantage ouverte à la relation clients, à la pluri-disciplinarité, et au décloisonnement, plus disponible, mais aussi, regrette-t-on dans le camp opposé, versatile, instable, "consommatrice" d'une enseigne à laquelle peu d'entre eux s'identifient. "Cette génération des 25-35 ans a intégré la précarité dans sa trajectoire de vie. Son rapport à l'entreprise s'inscrit dans une telle logique, synonyme de distanciation, aussi d'adhésion et d'appartenance amoindries", détaille le directeur d'un magasin rhônalpin. "Qu'ont donc en commun le vendeur référent de disques de hard rock et celui d'abonnements téléphoniques?, questionne un ancien directeur. Que partagent-ils? Tout, de l'âge à l'état d'esprit, des objectifs de vente aux techniques commerciales, les sépare".
Carrefour
L'affrontement et la fracture intergénérationnels sont donc une réalité, concèdent des salariés. Lesquels, résument à l'unisson Jean-Paul Marchall et un cadre dirigeant, souffrent moins des exigences nouvelles en matière d'exercice professionnel que du "profond" déficit de formation censée les escorter dans une adaptation reconnue inéluctable et même salvatrice mais qui, chez les plus irréductibles d'entre eux, éveille peurs et résistances. Affrontement, et ainsi délitement accéléré d'une culture que l'origine et le parcours des dirigeants actuels participent à modifier. L'ascenseur professionnel et social, longtemps clé de voûte du système managérial, grâce auquel recruté simple vendeur on accédait aux directions de magasin et de région, s'est progressivement effacé au profit d'une génération de managers issus de la grande distribution -au directeur général Enrique Martinez nommé à ce poste en février dernier à la directrice des ressources humaines Dominique Brard et à des responsables des échelons subordonnés, nombre d'entre eux ont œuvré dans les rayons de Carrefour- et donc formés à des méthodes alternatives. Voire antithétiques...
Déresponsabilisation
Ces méthodes sont bien sûr commerciales. Elles sont aussi de nature organisationnelle, managériale et sociale, et embrassent une "dictature du chiffre, du contrôle, et de la rentabilité immédiate" dont vendeurs comme directeurs de magasins fustigent la violence des répercussions. Au premier rang desquelles se sont imposées une normatisation, une uniformisation et une hypercentralisation des responsabilités, qui ont dépossédé ces directeurs d'une partie de leurs prérogatives et leur ont soustrait une autonomie décisionnelle, une dynamique participative et collaborative -au-dessus et en-dessous d'eux- qui particularisaient le fonctionnement de chaque strate. Accolées à l'insuffisance des compétences managériales des échelons intermédiaires, à un volume inédit de reportings, et à des cadences ou à une multiplicité de tâches jugées "asphyxiantes" par l'ancien secrétaire du CE de l'établissement Bellecour, Jean-Pierre Barbosa, l'ossature organisationnelle apparaît vacillante. "Le siège a eu raison de vouloir réhabiliter son autorité et son leadership auprès de magasins qui pouvaient confondre autonomie et indépendance. Mais il n'a pas su doser ce rééquilibrage, examine un ancien directeur, "débarqué" sur un parking de supermarché après dix années de responsabilité régionale. "Exit le patron de PME qu'était chaque directeur". "Peut-on s'étonner alors d'un étiolement de sens, de motivation, de prise d'initiative parmi les collaborateurs?", s'interroge un directeur.
Destabilisation
Autres manifestations, selon ses détracteurs, de cette révolution "culturo-managériale": une considération de "moins en moins humaine" des relations hiérarchiques, et des méthodes, des outils de pilotage, des indicateurs d'évaluation eux-mêmes "rigides", "insidieux". "Ces pratiques, irrationnelles, pour certaines machiavéliques et "border line" au plan éthique, je les subis et dois les faire subir. Quand l'exigence, évidente et saine, de rentabilité outrepasse l'acceptable au point de détériorer l'exercice managérial et d'affecter l'"aventure humaine" que constitue un magasin, je dis stop", confie un directeur, lui-même "victime" d'un directeur de région aux pratiques si "humiliantes" et "culpabilisantes", in fine si "destructrices" qu'il a perdu "confiance", "repères", et ne "tient qu'à coups d'anti-dépresseurs". "Pour être reconnu et progresser dans le groupe, hier il fallait être un manager, prendre des initiatives, se démarquer; dorénavant il faut être calculateur, cynique, politique, assujetti". "Nous sommes abîmés, poursuit-il. Comment alors, donner de soi-même et réclamer des salariés, le meilleur?". Quelque autre directeur de magasin, après dix-sept ans de collaboration, classé "archaïque" par sa hiérarchie, évincé "comme un chien" et "sans aucun motif ni aucune explication", et alors précipité dans des limbes introspectives et déstabilisatrices, se remémore les étapes de sa reconstruction. Et remercie son interlocuteur des vertus cathartiques de ce témoignage. Un autre directeur, toujours en fonction, constate l'évaporation des valeurs originelles, ne "reconnaît plus l'entreprise" qu'il a intégrée, au point de s'y considérer "en fin de parcours". "Les cas de dépression et d'arrêts de travail se multiplient", assure-on aussi bien au CHSCT qu'à la direction de magasins. Et tous de se tourner, toutefois avec la prudence et la pudeur extrêmes qu'exige l'appréhension du cas, vers la mémoire du directeur du magasin de Clermont-Ferrand, Laurent Charasse, disparu en juin 2011. Dans un message d'adieu précédant son suicide, il mettait en cause sa hiérarchie, l'existence de "listes noires" d'employés, et les conditions de sa mutation depuis Aix-en-Provence par la faute de laquelle il ne put accompagner "jusqu'au bout un ami malade" qui mourra peu de temps après son arrivée en Auvergne.
Dépersonnalisation
Désormais, assurent des cadres, l'intérêt des hommes et celui de l'entreprise, qui pendant plusieurs décennies étaient subtilement agglomérés, sont disjoints. Résultat? Un climat «sombre», une inquiétude pour l'avenir sécrétrice de repli et, observe un responsable syndical, de "désinvestissement individuel, de démission passive". La réorganisation de la fonction RH, l'une des principales affectées par le plan de suppression d'emplois dans les magasins, et le développement des petites surfaces qui font appel à un personnel exigu typé "opérationnel" et "vendeur", devraient favoriser la mutation. Ce contexte et les effets de la transformation socio-culturelle semblent si profonds que même le triple épouvantail que forment l'identité "caricaturalement capitaliste" du propriétaire François-Henri Pinault, la vente programmée aveuglément, et l'"exemple", socialement éruptif, de la vente de Planète Saturn à Boulanger, ne semble plus affecter le personnel. "Les salariés le savent : ils sont des pions dans un système qui leur échappe. Ils sont, à l'égard de la politique dirigeante, dans une peur et une méfiance qui interrogent pragmatiquement leur quotidien. Alors, de savoir à qui ils rendront des comptes demain...", résume un cadre. "La direction a tout cassé", fulmine Cécile Chareyre, secrétaire du CHSCT du magasin Bellecour. A force d'employer des méthodes ainsi vitupérées, ladite direction aurait-elle atteint son objectif : dépersonnifier l'entreprise, c'est-à-dire la dépersonnaliser, la déshabiller de ses particularismes sociologiques, lui conférer une malléabilité et une docilité sociales à même de la rendre plus attractive auprès de repreneurs? L'impression, extraite des témoignages, est troublante: ce qui façonna en interne l'identité sociale et en externe la réputation de l'enseigne -fidélité, expertise et engagement des salariés, management "humain" et collaboratif, politiques salariales généreuses- semble désormais érigé en obstacle.
S'adapter
Que reste-t-il en 2012 de l'ADN originel inoculé par le tandem trotzkyste en 1954? De "peu" à "rien", les confessions témoignent des contradictions face auxquelles la direction est écartelée. Comment continuer d'affirmer une identité singulière quand la réalité est, résume un directeur, si "éloignée" que le particularisme affectif a déserté non seulement le corps social "mais aussi les clients"? "La Fnac n'est plus la même. Elle est devenue une enseigne de la grande distribution (presque) comme les autres, déplorent d'actuels et anciens directeurs. Ce qui fit sa renommée différenciante est en train de mourir". Alors que la vision stratégique et le cap définis par Alexandre Bompard ne souffrent guère de contestation, la résignation face à l'inéluctable s'est emparée des esprits. Le terreau dans lequel a prospéré son singulier développement n'est plus fertile. "Mais n'est-ce pas à l'image de la société et du monde en général? Ne nous leurrons pas: la Fnac d'hier n'est plus compatible avec la réalité du business". Ni avec les injonctions structurelles comme conjoncturelles d'un secteur et d'un marché en profonde mutation. Et elle doit s'adapter à des comportements consuméristes qui, eux aussi, se sont métamorphosé sous l'effet du e-commerce : pressés par le temps, cibles d'une multitude de canaux d'information, élevés au biberon du décloisonnement, happés par de nouveaux modes de lecture ou d'écoute, les clients réclament-ils le même type de conseil qu'autrefois? Certes, non.
Course
Le rêve d'entreprise démocratique s'est définitivement éteint. Reste, pour les salariés, à l'admettre. Et pour la direction à le reconnaître et à l'assumer. "Ce n'est plus comme avant? Mais heureusement !", tempère le directeur d'un établissement du sud-ouest. "Se remettre en cause, changer nos comportements, faire évoluer nos mentalités vers une meilleure appréhension du client et donc pour de meilleurs résultats, est-ce mal?", corrobore un responsable SAV et logistique.
Ces derniers mois, le programme d'économies et de suppressions d'emplois a été déployé et le plan stratégique Fnac 2015 est monté en puissance. La décision de cession totale ou partielle, que devrait annoncer PPR de manière imminente, ne remet pas en cause la course contre la montre dans laquelle les salariés sont engagés. Laquelle "ne sera gagnée qu'à la condition que les collaborateurs soient responsabilisés, considérés, et ainsi embarqués vers un dessein collectif. Les plus beaux projets n'ont aucune perspective si les salariés ne s'y sentent pas concrètement associés", affirme un directeur installé dans le sud-ouest. L'avenir de l'entreprise demeure conditionné au rapport de force que la dynamique de redimensionnement et de revitalisation devra remporter sur les restrictions, l'amertume, les inquiétudes, les désinvestissements que l'application du programme de sauvetage ne manque pas de nourrir. Cela, quel(s) que soi(en)t le(s) visage(s) du ou des nouveaux propriétaires.

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