TOUT EST DIT

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jeudi 26 juillet 2012

L'altruisme n'est pas moral

Il est parfaitement moral d’être généreux ou bienveillant, tant qu’on respecte la liberté d’autrui, conformément à notre devoir fondamental. Pour autant, l’altruisme n’est pas moral : l'on n'a pas le devoir d’aimer son prochain. Le principe altruiste n’est pas universel. L'homme est mu par le devoir de ne pas porter atteinte à autrui ; et non pas celui de lui prêter assistance.

Toute morale se pose comme un principe ou un ensemble de principes généraux pour guider l’action, auxquels on peut se référer en toutes circonstances. Dire qu’un acte est moral, c’est dire qu’il est conforme à un principe définissant comment je dois agir dans ma vie d’une façon générale. Le principe altruiste présidant à des actes de charité peut s’exprimer de la façon suivante : « fais du bien d’autrui ton bien propre, de ses intérêts propres ton intérêt personnel ». Ou encore : « sers à chaque fois que l’occasion t’en est donnée, et qu’il ne peut le faire par lui-même, les intérêts de ton prochain. »
Par définition, le principe altruiste, comme toute proposition morale, se veut être à lui-même sa propre fin. En cela, il s’immunise contre la critique, en prétendant qu’il n’a pas à se justifier. Difficile de ne pas culpabiliser quand on est un altruiste et qu’on ne prête pas assez assistance aux autres qu’on le devrait soi-disant ! En fait, l’altruisme est un faux devoir, il n’est pas moral. Il n’est pas en soi immoral d’être altruiste, mais on n’a pas à l’être. Il semble qu’une logique altruiste préside nécessairement à nos actes de générosité ou de bienveillance. En fait, il n’en est rien, et même, la générosité ou la bienveillance bien pensée excluent tout altruisme. Cela ne signifie pas que ce sont des actes égoïstes, mais ce ne sont pas pour autant des actes altruistes. Démonstration.
Tout d’abord, il est vrai qu’une proposition morale se reconnaît à ceci qu’elle est à elle-même sa propre fin. Mais elle est de surcroît universelle. « Étire-toi tous les matins » ou « n’écoute jamais de Mick Jagger » sont certes des propositions qui se suffisent à elles-mêmes. Mais en fait, on se rend compte qu’elles répondent à des préférences personnelles, qui ne regardent que moi : garder la forme physique ou rester dans son temps au lieu d’écouter des vieilleries. Si on retient un critère exclusivement formel – est-ce qu’une proposition est à elle-même sa propre fin – pour juger du caractère moral de telle proposition, alors tout et n’importe quoi peut être érigé en proposition morale. On ne peut pas déterminer si une proposition qui se veut morale est effectivement morale ; en d’autres termes, on perd ce qui fait la spécificité d’une vraie proposition morale par rapport à toute proposition qui est à elle-même sa propre fin.
Une vraie proposition morale doit renvoyer à une action, en laquelle tout un chacun peut reconnaître une fin en soi objective, indépendamment de ses valeurs personnelles, s’il en fait abstraction. Un acte moral est un acte objectivement moral : un acte qui doit être effectué pour lui-même, compte tenu de sa propre nature, et non compte tenu des préférences personnelles de l’agent. C’est en ce sens que la proposition exhortant à cet acte est une proposition universelle.
Or seul le fait de vivre sans empêcher autrui d’en faire de même, ou concrètement sans le contraindre physiquement en sa propre vie, est un acte moral, méritant de faire l’objet d’une vraie proposition morale.
Une telle assertion vous paraîtra arbitraire ou hermétique si je ne fais pas un détour pour l’expliciter. Un homme est un animal rationnel. Cette définition anodine recouvre deux choses. En tant qu’animal, j’exerce une certaine puissance d’agir, que je cherche à préserver mais également à développer. Je ne choisis pas la nature de ma puissance. J’ai par exemple la faculté de jouer de la guitare, nager le crawl, préparer des sushis… Cependant, l’exercice de ma puissance n’est pas automatique, j’ai le choix d’agir ou de rester passif, de développer mes facultés ou de les laisser vierges, de les entretenir ou d’en perdre la pratique. Survivre signifie non seulement durer dans mon existence mais au sens fort, durer dans l’exercice de mon action. En tant qu’animal, je suis donc confronté à l’alternative suivante : agir ou cesser d’agir.
Notre rationalité, dont nous simplifierons la définition pour les besoins de la démonstration présente, consiste en notre pouvoir de fixer les buts de notre existence. En tant qu’animal précisément rationnel, j’ai donc le choix conscient d’agir ou cesser d’agir. C’est à dessein que je survis. Ma survie n’est pas un effort mécanique et aveugle, elle est volontaire et consciente d’elle-même. La survie, au sens fort, signifie donc, pour un animal rationnel comme pour tout être vivant, persévérer dans une existence accomplie, où sa puissance d’agir se déploie librement. Ce qu’on peut appeler, sans s’appesantir, le bonheur.
De ma nature d’animal rationnel, il découle donc deux choses : je suis un être rationnel, et partant autonome, et la préservation et l’enrichissement de l’exercice de ma puissance constitue le domaine d’application de ma rationalité. C’est donc violer ce à quoi me destine ma nature que de me contraindre physiquement en l’usage de ma rationalité pour effectuer tout ce que requiert la préservation de l’exercice de ma puissance. Pour le dire autrement, je tire de ma nature le droit à ne pas être contraint physiquement d’obéir à autrui.
À cet égard, notre rationalité joue deux rôles complémentaires : un rôle pratique, qui consiste à identifier et à faire ce que requiert notre survie. Un rôle moral, qui consiste à reconnaître que l’exercice de ma rationalité ou celui d’autrui ne peut être contraint physiquement : je dois laisser autrui exercer librement sa rationalité comme il doit me laisser exercer librement ma rationalité. En ce sens, ce que nous demandera un principe moral véritable, c’est de « ne pas empêcher autrui de vivre » ou de « ne pas contraindre autrui en l’usage de sa rationalité en vue de son accomplissement. »
Un altruiste, pourtant, ne l’entendra pas de cette façon : pour lui, l’assistance est un devoir. Pourquoi pense-t-il ainsi ? En fait, sa position procède d’un sentiment plus fondamental, propre à la plupart d’entre nous, selon lequel il serait désirable ou souhaitable que les autres, et pas seulement nous, puissent mener une vie heureuse, c’est-à-dire accomplie. Ce sentiment, qu’on peut qualifier de généreux ou bienveillant, nous pousse, par exemple, à céder notre place dans le bus. Entraîné par sa fièvre généreuse, l’altruiste pense qu’il a le devoir de servir ses semblables ; mais en fait, il est certes désirable que chacun atteigne ses fins propres, cela ne signifie pas que nous ayons le devoir de lui prêter main forte. Qu’il soit désirable que chacun puisse se payer des soins, ne signifie pas qu’il faille instaurer une assurance santé obligatoire. Qui nierait qu’il soit désirable que tout un chacun soit heureux en ce bas monde ? Pour autant, cela ne signifie pas que nous ayons le devoir de rendre heureux nos semblables.
Un altruiste commet une erreur logique. Il se focalise sur son instinct de bienveillance ou de générosité et oublie qu’il est, avec autrui, un animal rationnel. Nous avons vu que j’ai le devoir à l’égard d’autrui de le laisser libre d’user de sa rationalité pour s’accomplir. Un altruiste oublie ce devoir, il estime qu’il a le devoir de servir les autres et que les autres ont le devoir de le servir, ce qui signifie, en dernière instance, que les autres peuvent le contraindre à les servir et qu’il peut contraindre les autres à le servir. Par définition, un devoir est ce qui peut être légitimement appuyé par la force.
L’altruisme, en soi, n’est pas immoral mais il n’est pas moral pour autant
Gardez donc à l’esprit trois choses : tout d’abord, que le principe altruiste est certes à lui-même sa propre fin, mais qu’il n’est pas universel. En effet, j’ai objectivement le devoir de ne pas porter atteinte à un homme ; et non pas celui de lui prêter assistance. C’est une préférence personnelle qui me porte à prêter assistance à mon prochain, comme si c’était là un devoir objectif. Certains aiment la nourriture mexicaine ; d’autres aiment le devoir d’aimer leur prochain, un devoir qu’ils ont inventé pour leur propre compte mais qu’ils veulent objectif. En ce sens, l’altruisme n’est pas moral : je n’ai pas le devoir d’aimer mon prochain.
Mais nous pouvons de surcroît conclure sur le fait que l’altruisme devient tout bonnement immoral, pour peu qu’on en tire jusqu’au bout les implications. Objectivement, j’ai l’interdiction de forcer un homme à me rendre heureux. Mais l’altruisme, posant le devoir de servir le bonheur des autres, implique tout logiquement que je puis être contraint à faire ce que requiert le bonheur. Deux devoirs contradictoires ne sauraient objectivement cohabiter.
Enfin, il est parfaitement moral d’être généreux ou bienveillant, tant qu’on respecte la liberté d’autrui, conformément à notre devoir fondamental. Tant que je fais le bien des autres sans estimer que c’est là un devoir auquel je me plie et sans oublier la nature de mon vrai devoir à l’égard d’autrui, je suis bienveillant sans être altruiste et sans être immoral. Agir par pure bienveillance, c’est faire le bien des autres parce qu’on estime qu’il est désirable qu’ils soient heureux : et non pas, parce qu’on estime qu’on devrait les servir. La première conséquence d’une telle façon de voir les choses, c’est qu’on fera passer son bonheur à soi avant celui des autres. En d’autres terme, on ne sacrifiera pas pour les autres. On ne renoncera pas à quelque chose de cher à nos yeux pour faire le bonheur des autres.
Agir d’une façon altruiste impliquerait de renoncer à servir quelque chose qui est précieux à nos yeux, au nom de ce qui est précieux aux yeux d’autrui : si j’ai le devoir de servir autrui, j’ai en effet le devoir de me sacrifier, si nécessaire pour les fins d’autrui, sans discussion. C’est par exemple rester, par peur de lui briser le cœur, auprès d’une femme qu’on n’aime plus, au lieu de chercher un nouvel amour. Pour un médecin, fournir ses soins gratuitement, en oubliant la valeur de l’argent gagné, ce qu’il représente pour nourrir sa famille ou se donner les moyens de satisfaire les autres passions de sa vie.
Une deuxième conséquence, plus subtile mais complémentaire, est qu’une personne bienveillante rechignera à servir forcément gratuitement les fins des autres. Le plus souvent, elle servira les autres s’ils la servent en retour, principalement dans le cadre de relations marchandes, mais c’est seulement d’une façon occasionnelle, qu’elle les servira gratuitement. En fait, bien des actions que nous serions enclins à qualifier d’altruisme découlent du sentiment proprement bienveillant ou généreux selon lequel un individu peut de temps en temps servir gratuitement les fins des autres, mais de temps en temps seulement. Voilà pourquoi, le plus souvent, nous cédons notre place dans le bus. C’est un acte généreux qui ne représente pas grand chose, mais nous l’effectuons car nous estimons que les autres le valent bien. Qu’ils le valent bien, mais qu’ils ne valent pas plus.
L’altruisme, en soi, n’est pas immoral, il le devient si on en tire jusqu’au bout les implications. Mais là n’est pas la question. En soi, l’altruisme incarne un faux devoir, auquel personne n’a à se soumettre. Aucune raison de culpabiliser si on se montre généreux mais pas trop ; ou même, si on est un parfait égoïste. Anything goes !

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