TOUT EST DIT

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jeudi 9 février 2012

Vieilles pierres et nouveau business

Les amoureux du patrimoine s’offusquent de voir la Grèce dénaturer ses monuments antiques pour plaire au touristes. Elle fait pourtant la même chose que le reste de l’Europe. 

Les commentaires désobligeants ont commencé avant même que le porte-parole du gouvernement grec ait fini de lire le communiqué annonçant que les monuments antiques nationaux feront désormais l’objet d’une exploitation commerciale.
L’Acropole accueillera ainsi des tournages de films d’action et de publicités ; l’Agora d’Athènes, berceau du parlementarisme, ouvrira ses portes aux défilés de mode et aux cascades de 007 ; le cimetière de Céramique et ses 3 000 ans d’histoire serviront de décor à des spots télévisés mettant en scène des érotomanes parfumés qui se touchent dans leur sommeil – voilà à peu près comment les Cassandre voient l’avenir du patrimoine culturel antique en ces temps de crise financière européenne.

Du jour au lendemain, croit-on savoir, le naufrage imminent de la Grèce a fait de l’aïeule de la culture et de la démocratie européenne une putain prête à tout. Or, la négligence dont le pays fait preuve à l’égard de son patrimoine mondial n’est en aucun cas un phénomène récent : pendant les préparatifs des Jeux olympiques de 2004, de célèbres sites antiques comme Marathon ont été lourdement aménagés pour accueillir des épreuves et agrémentés de reproductions douteuses de monuments antiques disparus.
Même les travaux de restauration du Parthénon, qui durent depuis maintenant plusieurs dizaines d’années – et qui ne prévoient pas seulement de remonter les éléments endommagés, mais aussi ceux qui ont disparus – se fondent tout autant sur le goût du tourisme pour les sites les moins abîmés possibles que sur la soif de connaissances archéologiques.

Des décennies de négligence

Parmi les éléments déclencheurs de cette vague de reconversions lourdes, on pourrait mentionner la découverte de la tombe de Philippe II de Macédoine, en 1977, à Vergina (l’antique Aigai), dans le nord de la Grèce. Tout, dans cette découverte, était sensationnel : le fait que la sépulture du père d’Alexandre le Grand ait été retrouvée, l’extraordinaire profusion d’objets d’argent et d’or mis au jour – et le fait que les cendres du souverain aient été emmaillotées dans une étoffe pourpre brodée d’or.
Tous les protagonistes de cette découverte ont compris que beaucoup de gens seraient prêts à faire le pied de grue toute une nuit pour pouvoir poser le regard sur ces vestiges. Immédiatement, les préparatifs d’une exposition événement ont été engagés.
Mais les spécialistes des tissus antiques consultés ont révélé que le dépliage et la conservation de l’étoffe demanderaient des années. A la condition de ne sauver qu’un fragment de l’étoffe, un restaurateur proposait de ramener ce délai à quelques mois. La proposition a été acceptée et l’exposition, montée dans les délais à Thessalonique, a battu des records de fréquentation.
Ce fut la porte ouverte à des décennies de négligence. Conformément à la volonté du Parlement grec, les sites de Delphes ou du palais de Cnossos, en Crète, sont désormais censés accueillir aussi souvent que possible, et moyennant un loyer confortable, les événements de plein air, sans attendre de grands rendez-vous comme les Jeux olympiques.
Est-ce là une raison pour montrer la Grèce du doigt ? Quelqu’un s’est-il indigné, en 2010, lorsque les autorités culturelles italiennes ont accepté, dans l’enceinte du théâtre antique de Pompéi, l’installation de nouveaux sièges et l’invasion d’énormes containers abritant du matériel de scène et des sanitaires, cela dans le but de pouvoir y réorganiser des concerts lucratifs – lesquels étaient interdits depuis 1976 en raison des dégâts considérables causés par les transhumances du public ? Qui songe encore au scandale qui a irrité récemment les Romains lorsque des pierres se sont détachées d’un Colisée usé par des décennies de fréquentation touristique ?

Tous les pays ont fait de leurs sites des poules aux oeufs d'or

Il y a déjà bien longtemps que les lois du marché libre s’appliquent également aux monuments. Tous les pays européens ont rafraîchi leurs sites historiques pour en faire des poules aux oeufs d’or.
Du "Quartier des musées" de Vienne, où les écuries royales de style baroque sont devenues en 1998 le "huitième complexe culturel du monde" grâce à l’ajout de nouvelles constructions excentriques, au minuscule site de Xanten [dans le nord-ouest de l’Allemagne], dont les vestiges romains accueillent un musée en plein air, où des serveurs costumés à la mode antique passent au visiteur des plats d’époque dans des reconstitutions de thermes et d’auberges, les sites historiques deviennent des pôles d’attraction qui permettent à des communes et à des marchés financièrement mal en point de dégager de nouvelles sources de revenus.
Même si elle résiste pour l’heure à la crise, l’Allemagne n’est pas une exception dans ce domaine. Prenons l’exemple de Dresde, qui se targue volontiers d’être le joyau inégalé du baroque. En 2010, après une longue et vaine chasse aux investisseurs, le somptueux Palais Kurländer, détruit par les bombardements de février 1945, y a été relevé de ses ruines.
Non pas pour devenir un musée, une salle de concert ou un lieu culturel quelconque, mais un "pôle événementiel". Sur son site web, la société qui l’exploite promet à ses visiteurs de leur "faire redécouvrir un Palais de conte de fées ramené à la vie", avec sa "magie, toujours omniprésente". Montée dans l’ancienne salle de bal, l’animation-phare du Palais Kurländer est ainsi présentée  : "‘Le Mariage de Dracula’ – un savoureux dîner-spectacle qui ne manque pas de mordant".
Où est la différence avec la marchandisation des sites culturels grecs ? En ces temps de crise de l’euro, la cupidité et l’impécuniosité se côtoient partout. Dos au mur, Athènes fait au vu et au su de tous ce que d’autres font sous le couvert d’une stabilité relative. Dans un cas comme dans l’autre, la victime est toujours le patrimoine – et nous-mêmes, qui, à la place de sites historiques, nous voyons imposer de plus en plus souvent des "pôles événementiels". Contre monnaie sonnante et trébuchante, naturellement.

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