TOUT EST DIT

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jeudi 28 juillet 2011

Crise grecque : un nouvel accord, un premier défaut

La zone euro est en danger. Et désormais le temps presse. Le Sommet européen qui s'est clos le 21 juillet dernier a préservé l'essentiel, en reconnaissant le défaut partiel de la Grèce sur sa dette, et en lui accordant une nouveau plan d’aide de 160 milliards d’euros. Les Etats européens ont opté pour le seul choix possible : celui d’un allégement significatif de la dette grecque. Pour autant, beaucoup reste à faire : les nouveaux outils de gestion de crise mis en place ne sont pas dotés de ressources propres ; la reconnaissance du "défaut sélectif" grec risque d'avoir dans l'immédiat des conséquences sur les conditions de financement en Europe, sans prévenir pour autant la poursuite du risque de contagion ; enfin, le problème de l'"aléa moral" n'a pas été résolu par les modalités retenues de participation du secteur privé. Bref, l'Europe a paré à l'urgence. Mais il lui reste, selon Julia Cagé, Thomas Chalumeau et Guillaume Hannezo, à construire une nouvelle étape de son intégration pour sortir du piège de la dette.

Synthèse

Les dix-sept pays de la zone euro sont parvenus à finaliser lors du Sommet européen du 21 juillet un accord de grande ampleur sur le sauvetage de la Grèce.
 
En reconnaissant le « défaut sélectif », c'est-à-dire partiel et temporaire, de la Grèce sur sa dette, et en lui accordant un nouveau plan d’aide de 160 milliards d’euros, les Etats européens ont opté pour le seul choix possible : celui d’un allégement significatif du fardeau de la dette grecque à court et moyen terme.
 
I. Un dispositif « à trois étages » est mis en place :
- Un renforcement des dispositifs d’urgence du Fonds européen de stabilité financière avec un allongement de la maturité de ses prêts et un abaissement de ses taux.
 
- Une accélération du versement des « fonds structurels », et des aides régionales européennes non consommées par la Grèce, afin de soutenir sa croissance potentielle. Selon Bruxelles, près de 8 milliards sont mobilisables pour des projets d'infrastructures et aider à la reprise économique du pays.
 
- Enfin, un accord avec le secteur financier européen a été trouvé, l’invitant à participer au refinancement de la Grèce, pour une contribution nette totale estimée autour de 37 milliards d’euros.
 
Parallèlement, pour limiter les risques de contagion, les dirigeants européens ont trouvé un accord pour mettre en place de nouveaux outils de gestion des crises. Le Fonds de secours européen (FESF) et son successeur à partir de 2013, le Mécanisme permanent de stabilité (MES), gagnent en compétences et pourront accorder leur aide, de manière préventive, en intervenant notamment sur les marchés obligataires secondaires, sous d’étroites conditions toutefois (décision à l’unanimité, à la demande d’Angela Merkel).
 
II. Cet accord a été salué en Europe comme une victoire des Etats de la zone euro sur la crise.
Il faut bien sûr se féliciter qu’il y ait eu un accord. Imaginons un instant ce qu'aurait été la réaction des marchés en cas d'échec de ce Sommet. Le Sommet a réussi à concrétiser un rapprochement des positions entre Etats européens et notamment entre l’Allemagne, qui voulait éviter la « budgétisation » de la dette grecque, sa prise en charge par les autres Etats, et la Banque centrale européenne, qui voulait éviter sa « monétisation ». Le compromis, où la France a joué le rôle d’un intermédiaire, est que l’Allemagne obtient la « participation du secteur privé », tandis que la BCE obtient que les autres mécanismes de soutien soient financés par le FESF, c’est-à-dire la garantie des autres Etats.
 
III. Toutefois, le répit est déjà de courte durée. L’inquiétude sur les marchés et dans les capitales européennes s’accroît à nouveau depuis le début de la semaine.
La tension sur les taux espagnols et italiens est palpable depuis lundi. Et malgré le nouveau plan de sauvetage du pays, Moody's vient de dégrader lundi la note souveraine de la Grèce, à un cran du défaut de paiement. Selon l'agence, le pays fait toujours face à d'importants défis de solvabilité à moyen terme et il n’est pas encore sauvé.
 
De fait, les incertitudes restent nombreuses et l’accord partiel sur certains éléments décisifs pour résoudre durablement la crise de la dette en Europe.
 
1. Il constitue d’abord une avancée limitée pour l’Europe, qui fait un pas vers le fédéralisme en décidant de nouveaux outils de gestion des crises, mais dans une série de tout petits pas : cela ne suffira pas à calmer des marchés déchaînés, qui vont tester très vite ces nouveaux outils, lesquels ne sont pas dotés de ressources propres.
 
2. Ensuite, en risquant pour la première fois la reconnaissance d’un « défaut sélectif » déjà envisagé par les agences de notation, les Etats de la zone euro prennent un risque : celui que le défaut grec acte la fin du « mythe » selon lequel, en Europe tout au moins, un Etat ne pouvait pas faire défaut sur sa dette. Surtout quand il était membre de l’Union.
 
Le défaut grec est susceptible, à ce titre, d’avoir des conséquences importantes : une réévaluation du risque des Etats et des banques, et donc une hausse des taux d'intérêt ; un écartement des spreads entre les Etats rigoureux et les autres, et donc des risques accrus de spirales d'endettement chez ces derniers ; une mise a l’épreuve de la zone euro. Car après la Grèce, qui peut garantir que la contagion s’arrêtera aux portes de l’Espagne ou du Portugal ?
 
3. La principale avancée du Sommet en termes d’instrument - l’élargissement du périmètre d’intervention du fonds de secours européen (FESF) - devra être confirmée dans les faits. Angela Merkel a obtenu que toute intervention sur les marchés secondaires fasse l’objet d’une décision à l’unanimité et de la qualification par la BCE d’une situation exceptionnelle sur les marchés. Et les moyens du FESF n’ont pas été augmentés. Or, il faudra beaucoup d'argent au FESF pour assumer ses nouvelles responsabilités, si la crise se prolonge au cours des prochains mois en Europe. De même, l’articulation des nouveaux champs de responsabilité du FESF et de l’action de la Banque centrale européenne reste peu claire.
 
L’accord lui même a besoin d'être ratifié, notamment sur l’extension du rôle du FESF, ce qui peut donner lieu a des situations de crise provoquées par les Parlements des pays du Nord.
 
4. La vraie limite de ce sommet, toutefois, est qu’il ne résout pas le problème de « l’aléa moral » et qu’il ne dégage pas de ressources supplémentaires pour faire face aux crises.
 
L’Allemagne a imposé une participation du secteur privé pour éviter l’aléa moral : si les acheteurs d’obligations grecques bénéficient de taux plus élevés en contrepartie d’un risque plus important de défaut, il faut qu’ils paient si le risque se matérialise. Ils paieront donc environ 20 % de la valeur des créances.  C’est beaucoup pour les investisseurs de long terme qui avaient acheté les dettes grecques avant la crise, en faisant un pari erroné sur l’intégration européenne. Mais pour ceux qui ont acheté de la dette grecque dans les derniers mois, décotée de 40 à 50 % par rapport à sa valeur faciale, c’est une superbe opération.
 
Ce défaut pourrait coûter cher au contribuable européen. Qui donc peut affirmer que le FESF n’aura pas à annuler demain une partie des dettes qu’il aura reprises ?
 
Il n’y avait sans doute pas d’autre moyen d’organiser la restructuration, une fois qu’on avait tant tardé et accepté le principe du défaut. Mais l’addition financière en sera élevée, sans que le message ne soit très clair du coté de l’aléa moral.
 
L’idée d’une taxe bancaire européenne, évoquée à quelques jours du Conseil européen, a été, dans ce cadre, écartée. Elle aurait permis de mettre le secteur privé davantage à contribution, et ce de manière intelligente, avec une assiette large et un taux modéré, et constitué une première base dans la mise en œuvre d’une fiscalité européenne.
 
IV. Pour sortir pleinement du piège de la dette en Europe, il nous faut, sans tarder, aller plus loin dans l’intégration européenne, seule et unique condition de notre crédibilité commune :
La crise de la dette publique occidentale ne commence en Europe que parce que la zone euro est le domino le plus faible, du fait de ses défaillances de gouvernance. Il nous faut aller plus loin :
 
- sur la mise en place d’une gouvernance économique renforcée passant par la création d’un ministre des Finances et une plus forte intégration des politiques budgétaires et fiscales européennes.
 
- sur le respect des engagements communs de maîtrise budgétaire. La dette prend les Etats en otage et cela n’est plus acceptable. Le désendettement, c’est aussi remettre en cause les politiques de défiscalisation massive de certains revenus dans les dernières années, qui ne trouvent pas de justification économique et ont accru les déficits partout en Europe.
 
- Ce n’est qu’en contrepartie de ces engagements de convergence budgétaire que les Etats les plus solides pourront accepter une plus grande solidarité financière, c’est-à-dire une mutualisation partielle de l’endettement, une conversion partielle des dettes nationales en dettes européennes et/ou l’émission d’eurobonds.
 
- Il nous faut également avancer sur une gamme plus large d’instruments de la politique monétaire, sur la communautarisation de la régulation financière et sur une plus forte régulation des agences de notation privées.
 
Nous devons enfin poser les bases d’une politique de croissance européenne : Les pays en difficulté ne pourront sortir de la spirale de l’endettement sans croissance, même en se voyant imposer les plans d’austérité les plus durs. Le « plan Marshall » annoncé pour la Grèce est à cet égard une avancée. Reste à la concrétiser, et cela ne pourra se faire sans un bond en avant dans l’intégration économique et budgétaire européenne. Les dirigeants français et allemands actuels sont-ils aujourd’hui prêts à réellement s’engager dans cette voie ?
 
L’euro est à un carrefour de son histoire et la crise va tester la volonté politique des dirigeants européens. Ce n’est qu’en imposant plus d’Europe, plus vite, que nous aurons une chance de dompter la spéculation financière en Europe.

 

Note intégrale

 
L’Europe respire mais l’inquiétude s’accroît. Tel est le paradoxe du Sommet européen du 21 juillet qui vient de décider d’un second plan d’aide d’urgence à la Grèce, portant sur 160 milliards d’euros, tout en reconnaissant pour la première fois son « défaut sélectif », c’est-à-dire son incapacité à s’acquitter de l’ensemble de sa dette dans les termes sur lesquels elle s’était engagée.
 
La Grèce bénéficie d’une bouffée d’oxygène qui lui était indispensable. Mais l’accord fourmille d’incertitudes et reste très partiel.
 
Il constitue une avancée limitée pour l’Europe, qui fait un pas vers le fédéralisme en décidant de nouveaux outils de gestion des crises. Mais c’est un pas de plus, dans une série de tous petits pas : cela ne suffira pas à calmer des marchés déchainés, qui vont tester très vite ces nouveaux outils. Et ces nouveaux outils ne sont pas dotés de ressources propres, l’idée d’une taxe sur les institutions financières ayant été abandonnée en cours de route.
 

I - Des avancées fragiles et partielles

 
Le Sommet décide au moins d’avancées sur les trois principaux enjeux de la crise, tels qu’ils pouvaient apparaître à la veille de celui-ci.
 
1. Les Européens allaient-ils s’entendre pour alléger significativement la dette grecque ?
 
2. Les Européens allaient-ils continuer à affirmer que le seul report des échéances de la dette grecque dans le temps, mais sans véritable diminution de son montant, pouvait suffire pour la sortir d’affaire, ou accepteraient-ils de reconnaître que la dette devait être, d’une manière ou d’une autre, allégée, dans le cadre d’un partage du fardeau à définir entre les Etats et les porteurs de dette ?
 
3. Enfin, les Européens allaient-ils en rester aux termes d’un donnant-donnant « plus de rigueur contre plus de solidarité », où allaient-ils ajouter un volet structurel pour favoriser la croissance en Europe ?
 
Sur ces trois enjeux clés, l’analyse des décisions du Sommet laisse beaucoup plus perplexe que ne pourrait le laisser penser la présentation très laudative des communiqués officiels.
 
Sur le premier point, les Européens ont décidé, sans conteste possible, un allègement significatif de la dette grecque. Et c’est une bonne nouvelle. Mais cet allègement se fait au prix d’un défaut partiel : c’est un grand risque.
 
Terra Nova avait alerté il y a plusieurs mois sur le risque d’effet domino de la crise, et sur le fait que la crise à venir de la zone euro se nourrissait fondamentalement des insuffisances des mécanismes de solidarité et d’intégration économique européens. Nous avions aussi souligné les dangers importants d’une restructuration, même partielle, de la dette grecque, sans garanties par les Etats de ses implications sur le système bancaire grec et sans renforcement des mécanismes communautaires. Enfin, nous avions souligné les limites d’un simple rééchelonnement de la dette, au moment où cette piste tenait la corde dans les discussions entre Européens sous la pression de la BCE et de la France.
 
A ce titre, le contenu de l’accord va dans le bon sens.
 
Grâce à l’annonce d’un second plan d’aide massif de 160 milliards, qui s’ajoutera au précédent, les besoins de financement de la Grèce seront réduits de 135 Milliards d’euros d’ici à la fin 2020, selon les calculs de l’Institut de la finance internationale (IIF).
 
L'accord conclu prévoit en parallèle un allongement de la maturité des prêts du Fonds européen de stabilité financière à la Grèce et un net renforcement des capacités du Fonds de soutien européen. Pour la Grèce, les anciens prêts du FESF comme les nouveaux passeront ainsi à 15 ans à un taux compris entre 3,5 % et 4 %. L'Irlande et le Portugal bénéficieront du même traitement.
 
L’accord n’était pas garanti. Le Sommet a réussi à concrétiser un rapprochement des positions entre Etats européens et entre ces derniers et la Banque centrale européenne. En fait, le débat n’était pas tellement entre la France et l’Allemagne, mais d’abord entre l’Allemagne et la BCE, c’est-à-dire entre ceux qui voulaient éviter la « budgétisation » de la dette grecque, sa prise en charge par les autres Etats, et ceux qui voulaient éviter sa « monétisation », c’est-à-dire de devoir reprendre les créances grecques sur le bilan de l’institut d’émission, sauf à laisser s’effondrer les banques grecques. Le compromis, où la France a joué le rôle d’un intermédiaire, est que l’Allemagne obtient la « participation du secteur privé », c’est-à-dire le défaut partiel de l’Etat grec, et la BCE obtient que les autres mécanismes de soutien soient financés par le FESF, c’est-à-dire la dette des autres Etats.
 
Ce qui signifie que l’impact du défaut grec est mitigé par plusieurs dispositions destinées à  « adoucir » les conséquences de cette décision, c’est-à-dire à inciter les investisseurs privés à échanger leur dette ancienne contre une dette reprofilée, et à assurer la liquidité du système financier grec. Les Dix-Sept se sont engagés à prendre des mesures de garantie des obligations grecques, de manière à sécuriser l'alimentation en liquidités des banques grecques, sur la base d’une enveloppe de 35 milliards d'euros. Par ailleurs, les Etats européens réservent une enveloppe pour recapitaliser, le cas échéant, les banques grecques à hauteur de 20 milliards si nécessaire.
 
Reste que la Grèce n’est pas sortie du piège de sa dette, loin s’en faut ! En effet, si la valeur actuelle de la dette grecque est réduite de 21 %, la Grèce, malgré ses efforts, est encore éloignée de près de 4 points de PIB de l’équilibre primaire, alors même qu’une stabilisation de son ratio dette sur PIB supposerait deux points d’excédent primaire, sans même parler ni de réduire la dette, ni de réduire un taux d’endettement qui, rappelons-le, est deux fois et demi supérieur à celui de l’Argentine au début des années 2000. Seul un retour de la croissance économique dans les années à venir, associée à un fort consensus national sur les réformes structurelles, lui permettrait d’assurer la soutenabilité  à moyen terme de la dette restante.
 
Entre temps, il est probable que les attaques sur les pays faibles de la zone Euro se poursuivent. Les dirigeants européens ont beau jeu d’affirmer que le cas grec sera le seul où l’on en appellera à la contribution du secteur privé, en d’autres termes que la Grèce sera le seul pays auquel on laissera faire défaut. On constate néanmoins que pour la première fois depuis 60 ans, une démocratie occidentale fait défaut sur sa dette : défaut limité, certes, avec beaucoup d’aide publique autour, mais défaut tout de même. Quand un investisseur achète une obligation d’Etat à 5 ans, censée être l’actif le plus sûr, il est étonné qu’on lui propose soit d’être remboursé dans trente ans, soit de l’être à 80 %. Même s’il s’agit d’un défaut « propre », comme l’ont fait ces dernières années le Pakistan et l’Uruguay, et non d’un défaut « sale » comme l’Argentine, la comparaison n’est guère rassurante. Même si la Grèce a fait, selon les comptabilités, quatre à cinq défauts depuis deux cent ans, l’événement n’est pas banal, car les investisseurs avaient cru, sans lire les Traités mais en poussant à bout la logique de l’Union, que la dette grecque comportait presque le même risque que la dette allemande.
 
Il ne faudra donc pas s’étonner que le marché réévalue ses risques après cet événement, et cherche à tester les contours exacts de la solidarité européenne. L’Europe n’est donc pas sortie de la crise, loin de là !
 
Ce n’est pas tellement la liquidité immédiate des banques qui est en cause. Les banques grecques seront sous perfusion du budget européen. Les banques européennes et les compagnies d’assurance vont devoir prendre des pertes sur leurs créances grecques, mais elles en ont les moyens, si le défaut se limite à un petit pays.
 
Le vrai risque vient de ce que le défaut grec acte la fin d’un « mythe », celui selon lequel, en Europe tout au moins, un Etat ne pouvait pas faire défaut sur sa dette. Surtout quand il était membre de l’Union.
 
Le défaut grec va donc avoir des conséquences importantes :
 
-         une réévaluation générale du risque des Etats (et des banques, non plus seulement pour leurs propres spéculations, mais parce qu'elles portent des emprunts d'Etat), et donc une hausse des taux d'intérêt.
 
-         un écartement des spreads entre les Etats rigoureux et les autres, et donc des risques accrus de spirales d'endettement chez ces derniers ;
 
-         un changement assez radical de la notion de valeur refuge. Cela fait déjà quelques mois que les marchés obligataires, qui mesurent les risques de chaque créance par les écarts de taux et les primes de CDS, estiment  qu'une obligation Danone (ou Coca cola) est plus sûre qu'un emprunt de l’Etat français (ou américain), ou une obligation marocaine moins risquée qu'une espagnole. Cela va se développer.
 
-         un questionnement des règles prudentielles bancaires : à quoi sert-il de demander aux banques et aux assurances d’accroître leur capital, et de garder ce matelas de sécurité investi en obligations d’Etat, et principalement de leur Etat d'origine, si cela les entraîne dans la faillite ? Ne faut-il pas qu'elles diversifient davantage leur portefeuille obligataire entre diverses signatures peu risquées, des titres d’autres pays, des obligations d’entreprises saines, etc., ce qui posera un problème de financement aux Etats en volume ? Et les stress tests de l’avenir devront mesurer l’impact des défauts d'Etats. Car la régulation mise en place ces dernières années vise à éviter le renouvellement d’une crise de spéculation sur des titres privés, comme en 2008, mais nullement à protéger les systèmes financiers contre les défauts d’Etats.
 
-         une mise à l’épreuve des unions monétaires, dont on sait bien, mais le marché l'avait oublié pendant vingt ans, qu'elles transforment des risques de dévaluation en risques de faillite. Et particulièrement de l’Union monétaire européenne, dont on voit bien qu’elle s’est arrêtée en chemin en transférant la politique monétaire sans fédéraliser a minima les autres instruments de la politique économique.
 
-         enfin, une sanction des marches aux dérapages budgétaires, et aux politiques populistes, beaucoup plus brutale et rapide que par le passé. Dans les années 1980, les gouvernements opéraient sous la contrainte du risque de dévaluation. Cette contrainte extérieure a été entièrement oubliée depuis 20 ans, et on pouvait gérer les budgets français comme ceux d’une grosse collectivité locale, à l’abri de la solvabilité prêtée à l’Union. C’est terminé. Le risque de fermeture du marché de la dette, et de défaut, est la nouvelle forme de la contrainte extérieure.
 
Enfin, troisième enjeu de ce Sommet, les Européens allaient-ils en rester aux termes du nouvel équilibre – très précaire – défini entre la France, l’Allemagne et la Banque centrale européenne sur le donnant-donnant « plus de rigueur contre plus de solidarité » ? Ou allaient-ils prendre conscience que seule une relance concomitante des efforts en faveur de l’intégration européenne, et la poursuite de politiques structurelles communes, pouvaient assurer un remboursement des dettes publiques sur la durée ?
 
Là aussi, le Sommet européen semble afficher un revirement salutaire, avec la décision de réformer le Fonds européen de stabilité financière et d’accélérer le versement des « fonds structurels », et/ou des aides régionales européennes, qui ne sont pas encore consommées par la Grèce. Selon Bruxelles, près de 8 milliards sont mobilisables pour des projets d'infrastructures et aider à la reprise économique du pays. Cette évolution témoigne de la prise de conscience, de la part des pays européens, que la croissance économique était l’instrument le plus sûr et le plus durable de réduction des déficits.
 
Mais là encore, l’avancée n’est qu’apparente. Ainsi de la réforme du FESF. Ce dernier est en train de devenir le « couteau suisse » de l’intégration économique européenne. Il pourra désormais acheter des dettes d’Etat, les garantir, recapitaliser les banques européennes (même si les Etats concernés ne sont pas sous assistance de leurs partenaires), réassurer les titres en défaut remis en pension par les banques grecques, ou même reprendre les engagements de la BCE au titre de ses efforts d'urgence consentis par le passé. Le Fonds de secours européen (FESF) et son successeur à partir de 2013, le Mécanisme permanent de stabilité (MES), gagnent ainsi en compétences. Et surtout, font évoluer leur rôle plus en amont, vers une action plus préventive, en pouvant désormais intervenir avant même qu'un pays ne soit acculé à réclamer un programme d'aides.
 
Si les principes sont là, en réalité, de nombreux problèmes vont très vite apparaître :
 
Sur le mécanisme de décision tout d’abord : l’Allemagne d’Angela Merkel a ainsi obtenu que toute intervention sur les marchés secondaires fasse l’objet d’une décision à l’unanimité des Etats. De quoi fortement limier la portée et la réactivité de ces nouveaux modes d’intervention.
 
L’accord lui-même a besoin d'être ratifié, notamment sur l’extension du rôle du FESF, ce qui peut donner lieu à des situations de crise provoquées par les Parlements des pays du Nord ou le tribunal de Karlsruhe, qui peut à tout moment rappeler que la règle du Traité posait le principe de l’interdiction des « bail out ». On est donc encore loin de la mise en place d’un « Fonds monétaire européen », idée défendue depuis plusieurs mois par Terra Nova[1].
 
Sur les moyens financiers de ces nouvelles interventions ensuite. Les moyens du FESF n’ont pas été augmentés. Son existence même ne repose que sur la contribution de deux grandes économies classées « triple A », la France et l’Allemagne : c’est ce qui lui permet de s’endetter à un taux qui n’est plus que marginalement inférieur à celui auquel il prête à la Grèce. Si la France perd son « triple A », il n’y a plus de FESF, il n’y a plus que l’Allemagne pour sauver les autres. Or, il faudra beaucoup d'argent au FESF pour assumer ses nouvelles responsabilités, si la crise se prolonge au cours des prochains mois en Europe. Les moyens du FESF (440 milliards d’euros) seront en particulier insuffisants si l’Italie ou l’Espagne devaient être sauvées à leur tour.
 
Enfin, l’articulation des nouveaux champs de responsabilité du FESF et de l’action de la Banque centrale européenne reste peu claire. Il demeure beaucoup d'ambiguïté dans les comptes rendus sur la question centrale de la répartition de l'effort entre le FESF, c est-à-dire les Etats, et la Banque centrale européenne : en d’autres termes sur la répartition du traitement de la crise entre budgétisation (« bail out » par les Etats sains) et monétisation (création de monnaie banque centrale). Même si la monétisation est théoriquement interdite par le Traité, elle était une arme de dernier recours utile en quantité modérée, et la BCE s’était engagée prudemment dans cette voie. Si, comme elle a l'air de le faire comprendre, son objectif est plutôt de remettre cette responsabilité, voire les encours actuels, au FESF, la gamme d’instruments pour traiter la crise est en réalité en train de se réduire…
 
 

II - La vraie limite de ce sommet est qu’il ne résout pas le problème de « l’aléa moral » et qu’il ne dégage pas de ressources supplémentaires pour faire face aux crises

 

2. 1 - Une contribution du secteur privé qui pénalise les investisseurs longs et rémunère les spéculateurs

 
L’Allemagne a imposé une participation du secteur privé pour éviter l’aléa moral : si les acheteurs d’obligations grecques bénéficient de taux plus élevés en contrepartie d’un risque plus important de défaut, il faut qu’ils paient si le risque se matérialise.
 
Ils paieront donc environ 20% de la valeur des créances. Les créanciers privés, qui possèdent 150 milliards d'euros d'obligations grecques, participeront à l'allégement de la dette du pays, à concurrence de 54 milliards d'euros d'ici à 2014, mais de 135 milliards d'euros au total d'ici à 2020. Au total, le plan « secteur privé » doit permettre d'alléger la dette de 13,5 milliards d'euros, selon l’IIF, le lobby bancaire qui regroupe près de 400 banques. L'IIF indique que les quatre scénarios aboutiraient à une décote de 21 % sur la valeur actuelle nette calculée.
 
C’est beaucoup pour les investisseurs de long terme qui avaient acheté les dettes grecques avant la crise, en faisant un pari erroné sur l’intégration européenne.
 
Mais pour ceux qui ont acheté de la dette grecque dans les derniers mois, décotée de 40 à 50 % par rapport à sa valeur faciale, c’est une superbe opération spéculative rapportant plus de 50 % de profits en quelques mois. Voire plus pour les hedge funds : car pour que le défaut ne soit que sélectif, il a fallu accepter que la contribution se fasse sur une base volontaire, qui engage les banques et les compagnies d’assurance, mais pas les investisseurs privés marginaux, qui peuvent toujours exiger d’être remboursés au pair, de façon il est vrai incertaine si la durée résiduelle est longue.
 
Ceux-là ont fait un pari gagnant : en prenant en otage le système, ils pariaient que l’Europe ne pouvait pas laisser tomber la Grèce, même si elle est insolvable.
 
Ce défaut coûtera très cher au contribuable européen.
 
Ceci apparaîtra très rapidement au cours des prochains mois. Certes, il ne s’agit pas de dons, mais de prêts à la Grèce. Si la Grèce rembourse, alors le coût direct sur les Etats sera nul. Mais si la Grèce ne réalise pas d’excédent primaire, et parvient tout juste à l’équilibre hors charge de la dette, elle aura d’autant plus intérêt à renier sa dette qu’elle n’aura plus besoin de « new money » et que le système européen aura pris en charge ses banques. Qui donc peut affirmer que le FESF n’aura pas à annuler demain une partie des dettes qu’il aura reprises ? D’autres coûts – indirects – seront supportés par les Européens : celui de l’impact du recours supplémentaire à l’endettement des Etats européens (la France, l’Allemagne et les autres), et celui de la hausse des taux d’intérêt qui résultera du précédent grec.
 
Il n’y avait sans doute pas d’autre moyen d’organiser la restructuration, une fois qu’on avait tant tardé et accepté le principe du défaut. Mais l’addition financière en sera élevée, sans que le message ne soit très clair du coté de l’aléa moral.
 
 

2. 2 - La taxe européenne sur les institutions financières écartée

 
L’idée d’une taxe bancaire européenne avait été évoquée à quelques jours du Conseil européen. Puis écartée. A tort.
 
Une telle taxe aurait tout d’abord permis de mettre le secteur privé davantage à contribution, et ce de manière intelligente, avec une assiette large et un taux modéré. Ce qui aurait permis de les faire payer tout en évitant de créer un phénomène de panique en épargnant les plus fragiles. Elle aurait ainsi permis de réconcilier les positions françaises (qui plaidaient pour la solidarité) et allemandes (qui souhaitaient faire participer le secteur privé).
 
De plus, une telle taxe, première base sur la route de la mise en œuvre d’une fiscalité européenne, aurait été un pas de plus en direction d’une Europe fédérale, et solidaire. On ne peut d’ailleurs qu’être étonné que la mise en place d’un véritable ministre des Finances de l’Union européenne n’ait pas à nouveau été évoquée.
 
 

III - Une occasion manquée pour l’Europe : Quelles propositions pour créer l’Europe économique et solidaire de demain ?

 
Face aux marchés financiers, il est nécessaire de retrouver la vertu de la décision politique.
 

1. D’abord en rappelant que cette crise n’est pas fondamentalement une crise de l’Europe ni de la zone Euro en tant que telle mais une crise de la dette publique occidentale, qui commence par l’Europe en tant que domino le plus faible, du fait de ses défaillances de gouvernance.

 
Ce n’est pas l’euro qui est en crise, c’est la solvabilité de ses Etats les plus faibles. L’euro est d’une extraordinaire stabilité malgré l’agitation, il est même un peu trop fort : il n’a baissé que de 10% au pic de la crise, à comparer au yoyo du franc/dollar dans les années 1980 : +150 % (de 4 à 10 francs pour un dollar).Ceci est dû à la profondeur de la masse monétaire euro ; par ailleurs, les deux tiers de notre commerce extérieur est intra européen donc totalement immunisé… Il n’y a aucun risque économique ou de marché sur l’euro, même un défaut grec ne changera rien : le seul risque est politique, qui serait incarné par exemple par un gouvernement populiste qui sortirait de l’euro ;
 
 La crise de solvabilité n’est pas non plus spécifique à la zone euro. Il s’agit d’une crise de la dette publique occidentale, comme le montrent les Etats-Unis (120 % de dette consolidée, comme la Grèce l’an dernier et avec un trend de dégradation tout aussi rapide), Japon (200 %), Canada (90 % en consolidé). Si la crise systémique se déclenche, elle emportera tout l’Occident. Les causes sont d’ailleurs identiques : avoir tenté de doper artificiellement le niveau de vie collectif alors que la productivité s’est affaissée depuis trente ans. C’est une nouvelle manifestation du réajustement brutal du monde au détriment de l’Occident. Mais au regard de cette crise globale, les niveaux d’endettement globaux de la zone euro se comparent favorablement à ceux des autres grands Etats d’Occident. Si nous étions intégrés, nous ne serions pas en première ligne.
 
La crise de la dette publique occidentale ne commence en Europe que parce que la résistance des Etats européens n’est pas mesurée par rapport à l’ensemble, mais par rapport aux maillons les plus faibles de la chaîne. La zone euro est le domino le plus faible, du fait de ses défaillances de gouvernance.
 
La réponse est donc politique : nous ne sommes pas attaqués parce que nous sommes trop faibles, mais parce que nous ne sommes pas assez unis.
 

2. Dès lors, pour sortir pleinement du piège de la dette en Europe, il nous faut, sans tarder, aller plus loin dans l’intégration européenne, seule et unique condition de notre crédibilité commune :

 
D’abord, par la mise en place d’une gouvernance économique renforcée passant par la création d’un ministre des Finances et une plus forte intégration des politiques budgétaires et fiscales européennes.
 
Ensuite, par le respect des engagements communs de maîtrise budgétaire. La dette prend les Etats en otage et cela n’est plus acceptable. Le désendettement, c’est aussi remettre en cause les politiques de défiscalisation massive de certains revenus dans les dernières années qui ne trouvent pas de justification économique et ont accru les déficits partout en Europe. Si l’Europe était plus intégrée, nous n’aurions pas pu réduire le taux de TVA dans les cafés-restaurants. Dans le domaine de la discipline financière, le renforcement du pacte de stabilité (élargissement des critères du pacte) associé à un approfondissement de la gouvernance économique européenne à de nouveaux critères (comme le niveau de l’endettement privé) et complété par une plus grande harmonisation fiscale sont indispensables pour l’avenir de la zone euro.
 
Ce n’est qu’en contrepartie de ces engagements de convergence budgétaire que les Etats les plus solides pourront accepter une plus grande solidarité financière, c’est-à-dire une mutualisation partielle de l’endettement, une conversion partielle des dettes nationales en dettes européennes et/ou l’émission d’eurobonds. Et il est beaucoup moins coûteux pour les peuples, en efforts d’austérité, de le faire « à froid », en traçant un chemin progressif et crédible de retour aux équilibres, que dans l’urgence d’une crise financière.
 
Une politique budgétaire plus intégrée, mais aussi une gamme plus large d’instruments de la politique monétaire. La Banque centrale européenne est indépendante, et elle doit le rester. Mais son indépendance est devenue crédible, et n’a donc plus besoin de s’appuyer sur une limitation de ses capacités d’intervention. En particulier, si elle estime de façon indépendante qu’elle doit recourir exceptionnellement à l’achat direct d’obligations d’Etat, parce que l’avantage pour la stabilité financière est à un moment donné supérieur au risque pour l’inflation, elle doit pouvoir le faire. La FED le fait. La BCE l’a fait un peu aussi. Accordons donc le Traité à la pratique.
 
Ensuite, nous devons poser les bases d’une politique de croissance européenne :
 
Il faut sortir d’une logique idéologique et punitive pour assurer une réelle convergence des économies de la zone euro.
 
Les pays en difficulté ne pourront sortir de la spirale de l’endettement sans croissance, même en se voyant imposer les plans d’austérité les plus durs. Le « plan Marshall » annoncé pour la Grèce est à cet égard une avancée. Reste à la concrétiser, et cela ne pourra se faire sans un bond en avant dans l’intégration économique et budgétaire européenne. Les dirigeants français et allemands actuels sont-ils aujourd’hui prêts à réellement s’engager dans cette voie ?
 
Enfin, nous devons aller beaucoup plus loin dans la communautarisation de la régulation financière. Si l’accord trouvé en 2010 entre le Parlement européen et le Conseil a fait avancer l’Europe en la dotant enfin d’un système de supervision commun indispensable pour réguler un marché financier intégré, en donnant notamment à l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) le pouvoir d’interdire certains produits financiers si ceux-ci font peser un risque sur la stabilité financière, ces agences n’ont pas été dotées d’un véritable pouvoir de supervision directe sur les principales banques européennes.
 
Or, il ne faut pas oublier que les crises souveraines ne viennent pas toutes de l’impécuniosité de l’Etat. L’Irlande et l’Espagne sont au contraire des exemples de pays dont les finances publiques apparaissaient saines, mais dont la solvabilité a été mise en cause par la croissance débridée de l’endettement privé. Etendre le contrôle de la Banque centrale européenne sur les banques nationales, et le pouvoir des agences dans les futures législations financières, notamment sur les produits dérivés, est un enjeu majeur. De même que la régulation des agences de notation privées auxquelles on laissera faire la pluie et le beau temps sur les marchés financiers tant que l’ensemble des dettes européennes n’aura pas été mutualisé.
 
L’euro est à un carrefour de son histoire et la crise va tester la volonté politique des dirigeants européens. Ce n’est qu’en imposant plus d’Europe, plus vite, que nous aurons une chance de dompter la spéculation financière, en forçant les marchés à voir l’Europe pour ce qu’elle est : la zone du monde dont les finances sont les plus saines, la régulation la plus stable, et la démocratie la mieux établie.


[1] Voir par exemple Julia Cagé et Thomas Chalumeau, « Crise de la dette : comment sauver la zone euro ? », 6 décembre 2010. http://www.tnova.fr/note/crise-de-la-dette-comment-sauver-la-zone-euro
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