TOUT EST DIT

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mardi 11 mars 2014

Qui de la justice ou de ceux qui tentent de la manipuler est devenu le plus fou ?


"Plus que choquant", "abus de pouvoir", "déni de justice"... Henri Guaino n'a pas mâché ses mots lorsqu'il s'est exprimé sur les écoutes par la justice des conversations téléphoniques de Nicolas Sarkozy et de son avocat, Me Herzog. Et l'ancien conseiller présidentiel d'enfoncer le clou à propos de la saisie des agendas de l'ancien président : "la justice est devenue folle".

"La justice est devenue folle", a déclaré Henri Guaino sur France Inter à propos de la saisie des agendas de Nicolas Sarkozy, qui serait selon lui anticonstitutionnelle. Un problème de respect de la Constitution se pose-t-il effectivement ? Ce cas-là est-il la manifestation d'une tendance de la justice française à se placer au-dessus de certaines lois ?

Jean-Claude Magendie : L'actualité m'inspire en préambule plusieurs observations : Il faut veiller à ce qu'à l'occasion de procédures judiciaires on n'instrumentalise pas la justice. La justice ne soit être servie à d'autre fin que la sienne, et ne doit pas soutenir des stratégies politiques. Deuxièmement, le juge est gardien des libertés individuelles. Lorsque la justice elle-même porte atteinte aux libertés, la logique consiste à ce qu'elle le fasse en obéissant à un principe de proportionnalité. Plus l'infraction est  grave, plus les moyens peuvent être contraignants, mais jamais vexatoires. Il faut donc de la prudence et de la réserve. Troisièmement, la justice ne va pas sans respect scrupuleux de la défense, et donc du secret de l'avocat dans les liens qu'il a avec son client. Cette atteinte au secret de l'avocat ne peut intervenir que dans des cas extrêmement limités et graves qui donneraient une suspicion très forte de ce que l'avocat aurait commis un délit. Les raisons doivent donc être très sérieuses.
Je constate que beaucoup d’affaires, qui se traduisent par des atteintes à la liberté (garde à vue, mise en examen, etc.), se terminent par des non-lieux et des relaxes. Ce qui traduit le fait que le principe de proportionnalité n’est pas toujours respecté dans son esprit. L’institution, il faut le dire, n’a pas toujours une approche suffisamment prudente des mesures coercitives au regard de la gravité de l’atteinte qu’elle porte à la liberté individuelle. La loi l’y autorise, certes, mais le juge doit être d’une prudence extrême.
Pendant longtemps la justice avait laissé hors de son champ tout ce qui relevait des infractions financières, et maintenant, par effet de balancier, on en vient à avoir plus de sévérité pour les atteintes aux biens qu’aux personnes. Il faut veiller à ne pas succomber aux effets de mode.
Pour revenir aux faits qui nous occupent, il appartient aux juges d’être particulièrement prudents et réservés. Car souvenons nous de l’émoi provoqué dès lors que l’on porte atteinte au secret des sources chez les journalistes. Ce secret, même s’il n’a pas la même finalité, est le même chez l’avocat. On ne peut pas pousser des cris d’orfraie lorsqu’il s’agit des journalistes, et banaliser la chose lorsqu’il s’agit de l’avocat.

Olivier Pluen : L’avocat de l’ancien chef de l’Etat, Nicolas Sarkozy, a effectivement estimé que la saisie des agendas de celui-ci était contraire à l’article 67 de la Constitution qui prévoit que : "-Le Président de la République n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité… - Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite".
Cependant ce texte, qui a vocation à protéger la fonction présidentielle pendant le mandat de son titulaire, ne protège pas ce dernier de manière absolue. Si le chef de l’Etat est bien irresponsable pénalement pour les actes accomplis en cette qualité pendant cette durée, l’article 68 reconnaît déjà une possibilité de destitution "en cas de manquement manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat". Or, s’il peut sembler que l’ancien Président n’a pas commis dans l’absolu un tel manquement, l’argument de l’inconstitutionnalité des saisies peut surprendre puisqu’elle met indirectement en lumière une inconstitutionnalité émanant de celui-ci : la loi organique nécessaire à l’effectivité de l’article 68 n’a jamais été adoptée sous son quinquennat. Par ailleurs, si le chef de l’Etat est bien inviolable pendant la durée de son mandat, pour les actes antérieurs à l’entrée en fonction et extérieurs à l’exercice normal de son mandat, cette inviolabilité n’est que temporaire et prend fin "à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la cessation de ses fonctions" (article 67).
La critique sur la tendance de la justice à se placer au dessus de certaines lois est récurrente dans le débat politique, et il suffit à cet égard – pour dépasser la sphère répressive – de relire le discours prononcé par le Président de la République en 2009 lors de l’entrée en vigueur de la loi organique sur l’entrée de "Question prioritaire de constitutionnalité". 

Interrogé sur RTL lundi matin (voir ici), Brice Hortefeux a insisté sur la mainmise de l'exécutif sur la justice : circulaire de Taubira appelant à faire remonter à elle tous les dossiers sensibles, remplacement du procureur général de Paris par un socialiste, révélations par le Monde sur les écoutes dont Nicolas Sarkozy fait l'objet... Ces éléments mis bout-à-bout sont-ils de nature à inquiéter sur le respect de la séparation entre pouvoir judiciaire et pouvoir exécutif en France ? Pourquoi ?

Jean-Claude Magendie : Tant qu’il y aura un Parquet, ce genre de suspicion existera. Ce qu’il faut, c’est que le Parquet soit clairement identifié comme une partie au procès pénal, et non comme un magistrat. Cette qualité de magistrat me paraît poser problème. Il faut une défense protégée, et un Parquet indépendant. Car il est vrai qu’il suffit pour le politique de choisir les bonnes personnes au Parquet pour ne pas avoir besoin de donner d’instructions.

Olivier Pluen : Il convient au préalable de procéder à un départ entre les exemples cités. Les deux premiers concernent les relations entre l’actuel garde des Sceaux et le parquet, composé de magistrats nommés sur avis simple du CSM, amovibles et placés sous l’autorité hiérarchique de l’occupant de la Chancellerie. Le troisième a trait aux rapports entre un ancien Président et un juge d’instruction, magistrat nommé sur avis conforme du CSM, inamovible et relevant de la loi et de sa propre conscience. Ces deux catégories de situations sont ainsi a priori différentes : dans le premier cas, il y aurait empiètement du pouvoir exécutif sur le "pouvoir judiciaire" et, dans le second, atteinte du "pouvoir judiciaire" à celui qui a détenu le pouvoir exécutif.
Pourtant il existe un point commun aux deux hypothèses, en ce sens que, façonnés sous le Consulat et l’Empire, le parquet et le juge d’instruction ont été historiquement conçus comme autant d’entorses à la séparation des pouvoirs.Le ministère public devait être le pendant judiciaire du préfet dans la sphère administrative, et le juge d’instruction – désigné par Balzac comme "l’homme le plus puissant de France" - avait été dessiné pour faire trembler y compris les généraux. Sans même parler de "séparation des pouvoirs", l’idée d’une justice judiciaire indépendante n’a tout simplement jamais réussi à s’imposer totalement en France, du fait de la crainte persistante d’un retour des parlements d’Ancien Régime. En attestent les quatre projets de réforme constitutionnelle du CSM qui se sont succédé depuis le début des années 1990, et dont deux sont entrés en vigueur en 1993 et 2008.
Le motif d’inquiétude réside donc peut-être moins aujourd’hui dans le non respect de la séparation des pouvoirs évoquée, que dans l’anachronisme de cette situation pluriséculaire et dans le gênant attentisme du pouvoir sur ce plan. Les pressions qu’exercerait l’actuelle majorité paraissent difficilement "croyables" après l’adoption par celle-ci d’une loi supprimant les instructions individuelles du garde des Sceaux vis-à-vis des magistrats du parquet, ainsi que le dépôt d’un projet de loi constitutionnelle destiné à renforcer la compétence du CSM à leur égard. Mais les critiques de l’opposition apparaissent tout aussi "étranges" dès lors que celles-ci ne s’accompagnent pas justement d’un soutien devenu logique à ce dernier projet de réforme…

Comment s'est déplacée la frontière entre justice et politique ces dernières années ? Pour quelles raisons ? De quelles pressions manifestes la justice est-elle victime, et dans quel but ?

Jean-Claude Magendie : Les relations entre juges et politiques ont toujours été mauvaises. En réalité les politiques ont souvent tenu les juges "en laisse", avec notamment la laisse des moyens budgétaires. On constate dans cette institution une paupérisation, un syndrome "éducation nationale", traduit par un syndicalisme politique. Ce syndicalisme partisan, à mon, sens, n’a pas sa place.
La question budgétaire a entraîné la justice dans une médiocrité matérielle, et cette dernière a parfois suscité un esprit de revanche des magistrats contre les politiques. Une revanche qui peut se traduire par certains abus ; et de ce fait les relations vis-à-vis de l’opinion publique deviennent problématiques, puisque la suspicion est jetée aussi bien sur la justice que sur le politique.
Le politique porte la responsabilité de s’être désintéressé de la justice, et de ne s’y être intéressé qu’au travers d’affaires médiatiques. Il n’a jamais tiré les conséquences des abus constatés depuis très longtemps, il n’a pas clarifié le rôle du juge d’instruction, il a laissé le "Mur des cons" sans réponse. L’institution judiciaire est donc devenue difficilement compréhensible.

Olivier Pluen : Sur le plan historique, le déplacement de la frontière entre la justice et le pouvoir politique s’opère au détriment du second. La sphère politique s’est "déjuridictionnalisée". D’abord conçu comme le gardien de la Constitution et un arbitre entre les pouvoirs politiques, le Président s’est rapidement  fondu dans la fonction gouvernementale. La Haute Cour de Justice a laissé place à une Haute Cour, et il est désormais envisagé de supprimer la Cour de justice de la République.
Aucun Gouvernement n’a été renversé depuis 1962 par l’Assemblée nationale, et les dérives de certains dirigeants politiques n’ont pas abouties à la même prise de conscience déontologique que celle constatée dans les pays scandinaves, au Royaume-Uni ou en Allemagne. La sphère politique s’est également "dépolitisée" au sens noble du terme. Nombreuses sont aujourd’hui les questions de société qui paraissent aujourd’hui devoir être tranchées au contentieux par le juge, faute pour le pouvoir politique de s’en saisir.
En sens inverse, la société française se trouve caractérisée à la fois par une "juridicisation" et une "judiciarisation" croissantes, aussi bien sous l’effet de l’accroissement des besoins sociétaux, que de l’essor des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité. Réduit aux acquêts sous la Révolution, le juge judiciaire français est ainsi devenu aujourd’hui un garant de la Constitution et du droit européen et international, faisant face à un pouvoir politique "désacralisé" par rapport à 1789. 

Les dysfonctionnements actuels sont-ils à imputer aux pressions politiques, ou peut-on considérer que dans un certain nombre de cas la justice est victime d'elle-même, oubliant d'agir dans l'intérêt général ?

Jean-Claude Magendie : Je dirais surtout que le pouvoir politique est victime de lui-même, de son inconséquence, et que le piège se referme sur lui. Mais la justice peut aussi être victime de son manque de recul sur des problèmes dans lesquels la part d’idéologie est trop importante. On navigue entre la tentation de la vengeance et celle de l’usage de la justice à des fins politiques…

Olivier Pluen : Il n’est bien entendu pas possible d’imputer toutes les difficultés au pouvoir politique, et certaines peuvent être la conséquence de prises de position individuelles ou collectives au sein de la justice judiciaire. En vérité, la question de l’oubli de l’"intérêt général" soulève plusieurs questions. Peut-être conviendrait-il de s’assurer que les modes de recrutement dans la magistrature prennent mieux en considération l’idée que se font les candidats de la justice et de son exercice. Peut-être serait-il également nécessaire de s’interroger de nouveau sur les frontières de la fonction consistant à rendre la justice, ou tout du moins de veiller à ce que les différents pouvoirs et autorités exercent pleinement leurs compétences sans renvoyer à d’autres le soin de les assumer à leur place.  

Dans l'affaire du "Mur des cons", aucun membre du Syndicat de la magistrature n'a été inquiété. Faut-il y voir un dysfonctionnement criant, si ce n'est la manifestation d'une trop grande bienveillance à l'égard des magistrats concernés ?

Jean-Claude Magendie : Le « Mur des cons » était en soi scandaleux et aurait dû faire réfléchir sur la place du syndicalisme dans la justice. Un juge, pour inspirer la confiance doit être neutre. S’il veut agir sur le plan politique, c’est qu’il s’est trompé de carrière.

Olivier Pluen : L’affaire dite du "Mur des cons", au-delà du débat politique auquel elle a donné lieu, suppose d’être appréhendée avec un certain recul. Ce panneau sur lequel étaient affichées, sous cette appellation "fleurie", des photos de différentes personnalités a effectivement été filmé, sans autorisation, dans un local à usage privé d’une organisation syndicale. Aussi contestable soit-il, celui-ci ne se trouvait donc pas exposé dans un lieu accessible au public et avait été dressé par des membres du SM à l’occasion de l’exercice de leur liberté syndicale – liberté dont il convient de rappeler la valeur constitutionnelle.
Ce premier constat fait, il appartient également de rapporter un éventuel "dysfonctionnement criant" et une éventuelle "trop grande bienveillance à l’égard des magistrats", à la situation qui prévaut pour le reste de la fonction publique et les juges non professionnels de l’ordre judiciaire. En effet, il suffit de lire la Constitution pour connaître le système disciplinaire applicable aux magistrats judiciaires et – conséquence de l’affaire dite d’"Outreau" –  il est possible d’accéder depuis 2007 à un imposant Recueil public des décisions et avis disciplinaires sur le site Internet du CSM. Or il n’existe, à ce jour, pas d’équivalent pour les autres fonctions publiques.
Un effort déontologique supposerait cependant d’être opéré au-delà. Tel était déjà le sens du Recueil des obligations déontologiques des magistrats adopté en 2010, en application de la loi organique de 2007 consécutive à l’affaire d’"Outreau".Cependant, l’affaire du "Mur des cons" a révélé que le CSM, déjà compétent en matière disciplinaire, pouvait difficilement être le garant de cette déontologie individuelle. Une solution consisterait alors, sur l’exemple de la justice administrative, à créer un "conseil de déontologie" spécialement prévu à cet effet. Au surplus, il serait inapproprié de sous-estimer les effets "démocratiques" du "Mur des cons" sur le SM, puisque celui-ci a reculé de 32 à 25% lors des dernières élections professionnelles, en faveur de l’USM réputée plus neutre. 

Quels problèmes démocratiques cela pose-t-il ? Faut-il s'en alarmer ?

Jean-Claude Magendie : C’est extrêmement grave, puisque cela signifie qu’on se satisfait d’une situation qui ne peut que conduire nos concitoyens à se méfier d’une institution qui est essentielle à la démocratie. Car cela veut dire que la justice n’obéit pas à son principe de neutralité et d’impartialité.

Une refonte des rapports entre magistrats et pouvoir politique est-elle à envisager ? Sur quelles bases l'orienter ?

Jean-Claude Magendie : Les politiques doivent donner aux juges les moyens de fonctionner. Les juges doivent être respectueux du politique pour éviter toute dérive d’un pouvoir judiciaire qui serait mû par la volonté de détruire le pouvoir politique. Et il faudrait aussi prendre en considération le problème très délicat des relations entre la justice et les médias…

Olivier Pluen : Une refonte des rapports entre la justice judiciaire et le pouvoir politique mériterait d’être envisagée. Comment en effet expliquer que la justice administrative, bien qu’elle n’ait jamais bénéficié d’une assise constitutionnelle comparable à la justice judiciaire depuis sa naissance, puisse se prévaloir à la fois d’une plus grande indépendance et d’une plus grande sérénité dans ses relations avec le pouvoir politique ? Le changement à opérer est semble-t-il d’abord d’ordre culturel, avant d’être normatif, le pouvoir politique devant enfin admettre que la justice judiciaire n’est plus porteuse des gènes des parlements d’Ancien Régime.  


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