D’ou vient que la joie est si absente de notre vie publique ? Comment tant d’élus peuvent-ils oublier que la volonté, celle qui sauve et invente des ruptures, est un dérivé de la joie. Seule la joie fiévreuse, jaillissant du cœur profond, rameute les courages hésitants, dynamite les conservatismes, flétrit les pisse-vinaigres et rabat le caquet à la grande peuplade des cyniques.
François Hollande, je l’ai vu mardi sur un écran. Martial comme un énarque sait l’être. Pour se donner un air volontaire, l’astucieux scandait des locutions (« La France, c’est », « Qu’est-ce que c’est une politique progressiste ? », « La finance… », etc.). Lyrisme de rond de cuir. Quel bègue lui a donc suggéré d’abuser ainsi de l’anaphore ? Mais allons au fond : c’était un authentique sans joie qui s’exprimait, un expurgé de tout feu sacré, l’appariteur en chef d’une France Potemkine, énarchisée jusqu’à la moelle, qui n’en finit pas de s’abuser elle-même. L’esprit de ce magistrat de la Cour des comptes était alors sec, sciencepotard au possible, conseildétateux. L’amant de Julie n’a décidément pas l’âme visible. Sa pensée ne s’étend jamais au-delà de ses propos. Toute joie communicative s’était évaporée de ce monsieur. L’amour fou aurait pu lui greffer une part de naïveté, augmenter ses capacités de jubilation, et bien non, c’est encore râpé. L’élu de Corrèze est bien mort de son vivant, inapte à la fièvre fécondante. Même l’étincelante comédienne de la rue du Cirque ne l’aura pas ravigoté.
Pourquoi une telle défaite de la joie ? Au-delà du cas de ce bureaucrate malin, pourquoi la tribu de nos politiques est-elle si incapable d’enthousiasme naïf, au sens le plus requinquant du terme ? Pourquoi ne leur voit-on pas l’âme ? Pourquoi aucun ne jaillit d’un roman fougueux d’Alexandre Dumas ou d’une strophe de Cyrano de Bergerac ? Pourquoi un tel creux à l’emplacement du cœur et si peu de pont d’Arcole dans leurs propos ?
Faire semblant est anxiogène, surtout à trop haute dose. Feindre de résoudre les problèmes d’une nation liquide l’enthousiasme et suscite une perte fatale de confiance collective. Le rusé de l’Elysée sait bien, comme les clones qui le servent, que promettre dix milliards d’allègements supplémentaires des charges des entreprises (étalés jusqu’en 2017 et gagés sur aucune économie identifiée !), ne peut en aucun cas refabriquer une puissance économique dominante. Le cancer est hélas généralisé : c’est l’ensemble de notre système normativo-juridico-administrativo-fiscal qui pense nos vies à notre place qui déclasse la nation et lamine les classes populaires. Cette sommette, même rondelette (aucunement garantie ; n’a-t-il pas lâché « tout dépendra de l’effort d’économies » ?) ne permettra que de repeindre sa façade de social-démocrate autoproclamé. Tenons les, ces dix milliards promis, pour ce qu’ils sont : des frais de peinture. A peine sont-ils suffisants pour qu’une portion de la classe caquetante s’auto-persuade sur les ondes que la France connaît « un tournant gigantesque », « une révolution de l’offre » et que de graves éditorialistes écrivent, sans rire, que ce pays infiniment étatiste bascule tout à coup dans « une politique de l’offre » spectaculaire. Une telle mesure — de simple survie pour nos entreprises anémiées, licenciantes — ne peut évidemment pas suffire à faire revenir l’avenir en France ; cet avenir parti ailleurs depuis longtemps. La manie de faire semblant a repris ses droits mardi. La machine à délirer collectivement est repartie à plein régime, comme au temps où chacun s’interrogeait — souvenez-vous ! — pour savoir si Nicolas Sarkozy en faisait trop ; alors que cet habile prestidigitateur réforma bruyamment mais… à la marge en vérité ! Soutenus par des rédactions en mal d’espérance (on les comprend), nos énarques et leur boss récidivent sur le chemin effrayant de l’illusion. Ce qui assèche la joie ! Quand on ment, surtout à soi-même, l’élan vital se tarit. Se payer de mots a un effrayant coût psychique. La joie réelle, contagieuse, est fille de l’honnêteté sans le moindre calcul, de la foi candide assumée, pas du coup d’échec.
Et puis disons-le avec désespoir : le métier de nos chers élus reste de promettre. Leur logiciel est tout entier contenu dans ce verbe qui n’indique pas une action : promettre. Or le marché (jadis juteux) de la promesse politique s’est littéralement effondré à l’automne 2013 pour connaître un véritable krach début 2014. Cette semaine, le Cevipof nous a révélé — je n’en ai pas cru mes yeux — que « 87 % des Français considèrent que les responsables politiques se préoccupent peu ou pas des gens comme eux ». 87 % ! Aucun de nos leaders de rencontre ne semble avoir bien saisi que, pour le peuple de France, toute promesse est désormais ressentie comme l’aveu d’une impuissance présente. Promettre, même quelque chose d’intelligent, c’est désormais accroître la défiance populaire. Un garçon qui jure à une fille qu’il lui sera fidèle alors qu’il l’a trompée douze fois ne fera qu’aggraver son cas. Qu’il se taise ! Que ses actes parlent à la place de sa bouche ! Si François Hollande avait annoncé des mesures sociale-démocrates effectives, immédiatement exécutables et gagées sur des économies dûment répertoriées, au lieu de se décréter social-démocrate en inventant à nouveau des comités Théodule (tout en affirmant son désir de simplification), la joie serait revenue. Une bonne part de la presse n’aurait pas eu besoin de s’auto-convaincre d’un « énorme changement » qu’elle sait largement sémantique. Si notre Vert galant avait commencé par faire au lieu de dire, tout aurait été différent. Les politiques doivent se désintoxiquer de l’habitude désastreuse de promettre. Qu’ils deviennent des faiseurs pas des diseux ! D’authentiques entreprenants !
La vraie joie est l’ennemie du flou. Elle abhorre les promesses. La joie crève quand prospère la parole séductrice, le verbe apaisant que l’on voulait entendre. Elle ne naît que d’un rapport puissant avec le réel. Or sans joie folle, éperdue, courageuse, comment révoquer les barons du mille-feuille arc-boutés sur leurs postes ? Comment affronter l’immense inertie française ?
Mais que se passe-t-il donc dans nos cerveaux avides d’illusions ? Faut-il que le franc délire reste la forme normale de notre vie publique ?