TOUT EST DIT

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vendredi 17 janvier 2014

La haine de l'argent : une passion française

L'écrivain et philosophe Pascal Bruckner* fustige notre hypocrisie à l'égard de la richesse. Selon lui, la France pratique un "bolchevisme mou".

À la messe du dimanche à Lyon, dans les années 1960, les familles catholiques aisées venaient en 2 CV, modestement vêtues, soucieuses de se fondre dans la masse des paroissiens. À peine l'office terminé, elles rejoignaient leurs belles propriétés, retrouvaient leurs voitures de luxe, leurs amis, leur domesticité. La fortune se devait d'être discrète et de ne pas susciter l'envie. EnFrance, les hautes classes se calfeutrent derrière de hauts murs, quand aux États-Unis la réussite sociale doit être visible et admirée du plus grand nombre. Nous sommes en effet les doubles héritiers du catholicisme et de la République : l'Église, s'inspirant des évangiles, ne cessera de dénoncer l'usure et le "tabernacle impur des banquiers" (Huysmans). De Bossuet à Léon Bloy, les clercs n'auront pas de mots assez durs pour fustiger l'aberration de l'argent qui devient un but en soi, "processus aussi monstrueux, dira Péguy, que si l'horloge se mettait à être le temps". 
Ils sont beaux  ces cocos-munistes
À rebours, le protestantisme, récusant le clergé romain parasite, remplace la prière par le travail, faisant de ce dernier un acte quasi religieux. Bref, en terre réformée, à l'inverse de chez nous, Dieu aime les riches et punit les indigents. Pour les luthériens, vouloir être pauvre est aussi aberrant que vouloir être malade. C'est choisir la malédiction.

Mettre le monde à l'envers

Quant à la République, elle redouble son éthos égalitaire par un éloge des grandeurs spirituelles : il est d'autres richesses culturelles, littéraires, artistiques que les biens matériels. "Derrière chaque grande fortune, il y a un grand crime", écrivait déjà Balzac. Les diatribes contre le numéraire font partie du trésor culturel national : "Mon seul adversaire, celui de la France, n'a aucunement cessé d'être l'argent", disait le général de Gaulle en 1969. Mitterrand lui-même dénoncera en 1971 "l'argent roi qui ruine et pourrit jusqu'à la conscience des hommes". 
Ces proclamations vertueuses méritent toutefois d'être nuancées : ce que les Français récusent, c'est moins l'opulence que son inégale répartition, c'est l'injustice qui ne récompense pas le mérite mais dévolue les plus gros revenus à ceux qui sont bien nés ou bien placés. L'indécence de l'argent ne réside pas dans son existence mais dans sa rareté, lorsqu'il est confisqué par une poignée. Il reste, c'est son avantage incomparable, un moyen de préserver la liberté individuelle ; il corrompt peut-être, mais il nous affranchit aussi de la nécessité, nous permet d'incarner nos projets, de n'être pas réduits à nos besoins élémentaires. 
Reste que cette rhétorique du soupçon n'est pas sans effet sur notre vision de la réussite. En période de crise, les diatribes contre le veau d'or remplissent une fonction de dérivatif. De toutes parts, des voix s'élèvent pour condamner l'argent fou, l'argent roi, alors que collectivement nous vivons l'argent rare, l'endettement généralisé. On peut pousser le raisonnement plus loin : la condamnation de l'argent va s'accentuer à mesure que la pauvreté va s'accroître. C'est la définition même de l'idéologie : mettre le monde à l'envers. Puisqu'une masse croissante de nos compatriotes n'a plus les moyens de vivre décemment, on va lui expliquer que la prospérité est honteuse, dégradante.

Une industrie de l'indignation

À quoi les riches servent-ils chez nous ? À nous scandaliser qu'ils existent. Dans l'Hexagone fleurit ainsi toute une industrie de l'indignation lucrative : témoin le couple de sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot qui depuis quinze ans, livre après livre, passent au crible la vie de la haute bourgeoisie pour mieux la fustiger. Ils auscultent ses moeurs, la maudissent et... recommencent, dans une belle alliance d'hypocrisie et de fascination. Comme si on mettait un archevêque, soir après soir, dans une maison close pour mieux en décrire les turpitudes et s'en offusquer. 
Test infaillible : quiconque claironne son mépris à l'égard du vil métal le chérit dans son coeur et ne rêve que d'en priver les autres. Les nantis canalisent sur leur personne toute la rage sociale : s'ils n'étaient pas là, il faudrait les inventer. Qu'ils partent ou s'expatrient - la France est passée maître en Europe dans l'art d'exporter ses riches à l'étranger et d'importer les pauvres du monde entier -, on montrera du doigt les catégories moyennes en décrivant leurs salaires, un peu supérieurs à ceux de leurs concitoyens, comme d'intolérables privilèges (voyez la querelle autour des professeurs de classes préparatoires). 
La France est le seul pays dont le président a pu dire à la télévision qu'il haïssait les riches, sans provoquer un tollé ! Un vrai progressiste aurait dit à la place : "Je hais la pauvreté et ferai tout pour vous en sortir." Mais ce bolchevisme mou a pour seul but de délégitimer toute espèce de succès. Il vise moins à punir les huppés qu'à faire honte aux démunis de vouloir améliorer leur sort. Il n'est qu'une machine à légitimer la misère et l'échec. Il est plus facile de maudire les nababs que d'enrichir les défavorisés.

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