mardi 2 avril 2013
La vraie facture de l'élargissement : l'Europe est-elle en train de payer aujourd'hui sa gestion de la chute du mur de Berlin ?
Alors qu'un accord a été trouvé pour sauver Chypre de la faillite, cette nouvelle crise traversée par la zone euro montre-t-elle que nous sommes allés trop vite dans la construction européenne ?
Alors que la crise chypriote semble toucher à sa fin, le pays, en étant considéré comme un paradis fiscal, a remis à jour les clivages entre les partisans d'une solidarité européenne renforcée et sans conditions et ceux d'une solidarité conditionnée à des efforts budgétaires importants. En quoi cette crise, qui a fait trembler l'Europe une semaine durant, est-elle finalement caractéristique des dysfonctionnements profonds de l'Union ?
Jean-Thomas Lesueur : La crise chypriote n'est qu'une étape supplémentaire de la longue crise que traverse l'Union européenne. La crise économique et financière que nous connaissons depuis cinq ans n'est venue que renforcer la visibilité de la crise latente et beaucoup plus globale que connait l'Union depuis 15 ans : une crise de projet, de décisions et de gouvernance. Aussi importante que soit la crise économique actuelle, ce n'est pas elle qui a généré la crise de l'Union. Il y a une certaine incapacité à prendre des décisions communes et à établir un projet qui permettrait de donner une dynamique.
Il y a eu une certaine dynamique dans les années 1990 après la chute du mur de Berlin et l'effondrement du monde soviétique, une période qui s'était traduite par un processus d'intégration. Mais ni le projet ni le logiciel n'ont été revu depuis : nous avons ainsi eu du mal à accoucher d'une Constitution européenne en 2005 avec les référendum manqués en France et aux Pays-Bas.
Gérard Bossuat : On peut se demander aussi si ce n’est pas le signe d’un dysfonctionnement du système bancaire chypriote lui-même. Après tout, le système communautaire accusé de tous les maux laisse la liberté aux Etats membres d’organiser leur système bancaire. Si l’organisation européenne n’a pas répondu, par avance, aux désagréments du libéralisme bancaire dans les années 1990-2010 c’est que certains Etats et certaines banques y trouvaient leur intérêt. L’ennemi n’est pas le système communautaire mais les lobbies bancaires irresponsables.
Si aucune régulation n’a été instaurée jusqu’à l’an passé, c’est que les gouvernements ont trouvé intérêt à cette situation, les uns au nom de l’emploi, d’autres au nom des intérêts bancaires, d’autres encore par idéologie, car la liberté des transactions et des bénéfices valait mieux que le contrôle des mouvements de capitaux spéculatifs. « Gouverner c’est prévoir », disait Mendès France. L’Union et ses acteurs politiques ont failli à prévoir les conséquences annoncées d’une excès de spéculation financière.
Jean-Thomas Lesueur : L'incapacité à inventer un mode de fonctionnement constitutionnel est au cœur de la crise européenne. Mais il ne faut pas accuser pour autant, comme le font beaucoup de discours, le processus d'élargissement d'avoir empêché l'approfondissement. La réalité est plus compliquée dans la mesure où il faut rappeler le contexte géopolitique de l'élargissement.
Au lendemain de la chute du mur de Berlin, l'Europe faisait face à un véritable besoin d'influence par rapport à l'Union soviétique qui ne souhaitait pas s'effacer. Sur ce point, il faut rappeler aussi que l'intégration de l'Union européenne a avancé en même temps que l'élargissement de l'Otan. Il s'agissait donc d'un élargissement euro-atlantico souhaité par les Européens mais aussi par les membres de l'Otan, dont les Etats-Unis. Il fallait arrimer à l'ouest des pays qui venaient tout juste d'obtenir leur liberté. Le club des pays de l'ouest ne peut donc pas pointer du doigt les "nouveaux arrivants" de 2004 et 2007 dont les adhésions avaient été négocié une dizaine d'années plus tôt.
Le principal problème est qu'il n'y a plus eu d'intégration à caractère politique depuis une quinzaine d'année, ce qui se traduit par des divergences économiques, sociales et politiques. Résultat, il y a aujourd'hui une certaine montée du populisme en Europe, notamment en Italie avec Beppe Grillo, mais il ne faut pas blâmer les nouveaux pays de l'Union.
Gérard Bossuat : Mais pourquoi donc parler uniquement des enjeux économiques de l’élargissement ? Oui sans doute aurait-il été plus sage de mieux préparer l’entrée des pays de l’ex-bloc soviétique dans l’Union européenne. Pourtant l’Union avait préparé leur entrée par des programmes économiques adéquats dès l’année 1989, avant même la chute du mur, pour la Pologne par exemple. Fallait-il décerner un brevet de démocratie parfaite à la Roumanie et à la Bulgarie avant de les admettre ? L’exemple antérieur de la Grèce, membre de l’Union en 1981, montre que les critères de bonne gouvernance n’avaient pas été respectés. L’élargissement a été vu par la Commission européenne comme une nécessité politique, en effet, dont les conditions économiques n’ont pas été élaborées avec soin.
Par ailleurs l’Union est faite de pays divergents, que ce soit les anciens membres comme les nouveaux. Pourtant cette situation n’a pas empêché les Communautés européennes de contribuer au développement des économies européennes et de contrôler les tensions intereuropéennes. L’adhésion des ex-pays de l’Est a contribué à stabiliser les relations avec la Russie et les Etats successeurs de l’URSS. Il est même dommage que l’adhésion n’ait pu se faire plus rapidement ce qui aurait, peut-être, empêché la guerre dans l’ex-Yougoslavie. Mais la priorité était donnée à la réunification allemande.
Jean-Thomas Lesueur : Nous ne pouvons pas refaire l'histoire. Il est évident qu'il n'aurait pas fallu rentrer dans la dialectique dans laquelle tout le monde est entrée à l'époque (politiques, médias...) qui consistait à opposer élargissement avec approfondissement. Il aurait fallu créer une dynamique d'approfondissement en même temps que l'élargissement. Il était légitime d’amarrer tout l'est du continent européen à l’ouest tout en bâtissant un ensemble européen bien plus avancé et composé de noyaux durs.
Ces noyaux durs étant forcément à vocation fédérale. Mais la France aurait-elle été capable, plus qu'aujourd'hui, de faire ce saut intellectuel que constitue le saut vers une Europe fédérale ? Probablement pas...
Gérard Bossuat : Bien sûr une Union politique est indispensable, bien sûr elle n’existe pas encore ! Elle existera quand seront mises en place des institutions communes décisionnelles et compréhensibles par les citoyens européens : une élection des députés européens sur des listes transnationales, représentants d’une circonscription, travaillant en relations organiques avec les Parlements nationaux ; une campagne électorale à la même date partout dans l’Union, des ministres européens, en nombre limité (défense, affaires étrangères, finances), responsables devant le Parlement et une Assemblée des Etats, à la place du Conseil des ministres et du Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement actuels ; l’élection par le Parlement européen et l’Assemblée des Etats du/de la président(e) de l’Union, un budget commun.
La question de l’obligation de créer une union politique en amont d’une union économique a été posée par les fondateurs, mais justement le projet a été rejeté quand l’Assemblée du Conseil de l’Europe fut déclarée seulement consultative, en 1949, et quand l’Europe des Six ne put s’élargir en une Communauté européenne de défense et en une Communauté politique en 1954.
Jean-Thomas Lesueur : L'Union européenne a traversé plusieurs crises et en premier lieu celle dite de la "chaise vide" du Général de Gaulle en 1966 au sommet du Luxembourg, une crise qui visait déjà à manifester le refus de la France d'accepter des avancés à caractères fédérales que souhaitaient pourtant les cinq autres membres de l'époque. Plus de quarante ans plus tard, nous voyons bien que le problème perdure.
Au final, ce que nous constatons, c'est un côté quelque peu bricoleur de l'Europe. Les politiques sont toujours parvenus à bricoler des équilibres avec ce qu'ils leur à été donné, c'est-à-dire à bricoler avec ce que les Etats membres étaient prêt à accorder. Pour faire simple, le grand sujet autour duquel nous tournons depuis 50 ans et encore aujourd'hui est celui qui oppose la souveraineté d'un pays à l’intergouvernemental et le fédéralisme. Nous avons aujourd'hui épuisé le modèle de l'intergouvernemental caractérisé par la domination des Etats. Il faut passer au fédéralisme. Il n'y a plus vraiment d'autres alternatives.
Gérard Bossuat : Les grandes crises de l’Union (ou des Communautés), sont celle de la Communauté européenne de défense en 1954. Les six de la CECA auraient pu créer une véritable union politique qui aurait pu donner à la Communauté des Six une identité propre. La peur de l’Allemagne, encore très présente en France, a tué le projet à l’Assemblée nationale le 30 août 1954. Depuis lors, la solution d’une défense atlantique l’a emporté sur une défense européenne grâce à laquelle Amérique et Europe auraient pu trouver un point d’équilibre.
La seconde crise est celle de « la chaise vide », quand de Gaulle boycotte les institutions communes du marché commun pour éviter la construction d’institutions fédérales à l’initiative de Walter Hallstein, président de la Commission européenne ; la troisième, en avril 1962, correspond à l’échec du plan Fouchet d’Europe européenne, confédérale, indépendante, pilotée par la France et sans la Grande-Bretagne. Il en restera le traité franco-allemand de l’Elysée du 22 janvier 1963. Les deux suivantes sont liées à l’adhésion de la Grande-Bretagne. En janvier 1963, de Gaulle refuse l’adhésion britannique demandée par Harold Macmillan, puis à nouveau en 1967. Monnet pensait que cette adhésion rééquilibrerait l’Europe des Six et faciliterait l’adoption de pratiques démocratiques dans la Communauté européenne. Les revendications permanentes de la Grande-Bretagne à propos de sa participation au budget commun provoquent un blocage de l’approfondissement entre 1973 et 1984. La Grande-Bretagne voulait et veut encore un strict retour, à son profit, des crédits qu’elle verse au budget commun. La notion de solidarité est donc battue en brèche avec de tels comportements.
A cela s’ajoutent les refus britanniques de certaines dispositions comme la monnaie commune et la politique sociale ou récemment le contrôle bancaire. La sixième crise, l’euroscepticisme, explosif depuis l’échec de la Constitution européenne en 2005, est due à l’incapacité de l’Union de se doter d’institutions politiques démocratiques et à la crainte des Etats et opinions publiques des pays de l’Union de changer leur regard sur l’avenir de l’unité européenne. Le temps des nationalismes est dépassé, tout le monde en convient, sans savoir comment créer le post-nationalisme qui puisse réconcilier les nations autour d’un projet fédérateur.
Jean-Thomas Lesueur : Nous parviendrons à surmonter ce mélange si nous avons des personnalités politiques qui posent la question dans les termes appropriés - Etats-nations ou fédéralisme - et qu'ils répondent par la voie du fédéralisme. En l'état actuel, nous ne pouvons plus avancer sans modifier le logiciel de réflexion.
En attendant, les populations souffrent sur le plan économique et social et s'impatiente politiquement. Un contexte qui fait émerger des courants populistes.
Gérard Bossuat : L’histoire des nations est faite du cynisme le plus pur et des manifestations d’optimisme sinon béat, du moins enthousiaste. Qui comprend que l’avenir de l’Europe passe par la volonté ? Il en a toujours été ainsi quand Churchill, de Rougemont, Spaak, Adenauer, Mollet, Monnet, de Gaulle, des présidents de la Ve république (Pompidou, Giscard, Mitterrand, Hollande peut-être), les couples franco-allemands (Brandt, Schmidt, Kohl), Spinelli, ont fait des propositions concrètes d’approfondissement des institutions communes. Mais comment exprimer une volonté d’approfondissement de l’Union sinon par des élections qui porteront au pouvoir des élus capables de défendre l’intérêt commun européen et la capacité de changer les conditions de l’exercice de la gouvernance européenne ?
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