Personne n'a jamais vu dans son intégralité "L'innocence des musulmans",
dont la révélation sert autant les extrémistes musulmans que chrétiens.
Que sait-on réellement du film anti-islam qui embrase depuis une semaine le monde musulman ? Une ridicule vidéo de 14 minutes, supposée extraite du long-métrage et diffusée sur YouTube. Un réalisateur, tout d'abord présenté comme un promoteur israélo-américain dénommé Sam Bacile, qui se révélera être en réalité Nakoula Basseley Nakoula, un Copte (chrétien d'Égypte)
de 55 ans vivant en Californie. Une association chrétienne, Media for
Christ, au nom de laquelle aurait été délivrée l'autorisation de
production du film. Un consultant, Steve Klein, fondamentaliste chrétien
et vétéran de la guerre du Vietnam, dont le fils a été gravement blessé en Irak. Et une équipe de 80 acteurs, qui ont annoncé avoir été "grossièrement trompés sur ses intentions et les objectifs" du film.
L'une des actrices, Cindy Lee Garcia, qui a porté plainte contre le
réalisateur mercredi, a expliqué qu'elle n'avait pas été informée que le
film était un brûlot enflammé contre Mahomet. D'après elle, le
long-métrage, intitulé à l'époque "Les guerriers du désert", devait
uniquement être basé sur la vie en Égypte il y a 2 000 ans. "Cela n'avait rien à voir avec la religion, la vie de Mahomet, les musulmans ou quoi que ce soit d'autre", indique Cindy Lee Garcia au site Gawker. Durant
le tournage, le personnage représentant aujourd'hui Mahomet était
appelé "Maître George". Ainsi, explique-t-elle, la véritable identité
aurait été ajoutée en postproduction. En effet, un simple coup d'oeil à
la vidéo de 14 minutes révèle de grossiers doublages, au beau milieu de
séquences.
Made for Muslims
Ainsi, si personne ne semble avoir vu en entier L'innocence des musulmans, ce n'est pas le cas du fameux extrait qui assure son "buzz" mondial quotidien (plus de 14 millions de visites, NDLR). Ça n'a pas toujours été le cas. Publié en juin sur le site de partage de vidéos, il a connu un relatif anonymat jusqu'au 11 septembre. "Juste avant l'anniversaire de l'attentat de New York, la vidéo a été doublée et sous-titrée en arabe pour toucher le monde musulman", affirme l'islamologue Mathieu Guidère (1). C'est un autre activiste copte de la diaspora, Morris Sadek, qui s'est ensuite chargé de diffuser l'extrait outre-Atlantique."Il existe aux États-Unis une grande diaspora copte, qui a fui l'Égypte dans les années 1980 en raison de la répression menée par Nasser", explique la politologue Laure Guirguis (2). "Mais la majorité de la communauté n'est pas activiste", souligne la chercheuse. "Il y en a une minorité parmi eux, dont fait partie Morris Sadek." Internet fait des merveilles. En à peine douze heures, la vidéo se retrouve dans tous les milieux salafistes d'Égypte. Dès lors, "les fondamentalistes ont utilisé la vidéo pour mettre en difficulté les Frères musulmans, avec lesquels ils sont en compétition électorale", analyse Mathieu Guidère. Et cela semble fonctionner. Que ce soit en Égypte ou en Tunisie, les partis islamistes "modérés" paraissent aujourd'hui désemparés par la fronde populaire instrumentalisée par les salafistes.
Or, ces derniers ne seraient pas les seuls fondamentalistes à profiter de l'aubaine. Aux États-Unis, les activistes coptes ont rapidement bénéficié des relais des milieux conservateurs et de la droite chrétienne, dont ils sont proches, pour diffuser leur vidéo. "Ces fondamentalistes protestants adoptent une interprétation très littérale de la Bible, qui représente pour eux la révélation divine absolue", explique au Point.fr Lauric Henneton (3), spécialiste d'histoire britannique et américaine à l'université de Versailles. "Se voyant comme le nouveau peuple élu, ils croient en l'accomplissement de prophéties, avec en ligne de mire la prochaine apocalypse. Ces croyances s'inscrivent facilement dans l'opposition au monde musulman", note l'expert.
Pain bénit pour les fondamentalistes
Si les fondamentalistes chrétiens sont nombreux aux États-Unis, ils vivent toutefois repliés sur eux-mêmes. Seule une infime minorité d'entre eux demeure impliquée dans le militantisme. "Vivant dans une mentalité de forteresse assiégée, ils baignent dans la paranoïa", souligne Lauric Henneton. Leur cible privilégiée reste le président américain. "Ils accusent notamment Barack Obama de vouloir peu à peu effacer la religion de l'espace public", souligne l'historien. L'une de leurs figures les plus visibles est le pasteur controversé Terry Jones.L'homme d'Église s'est fait remarquer en mars 2011, lorsqu'il a provoqué des émeutes en Afghanistan, qui ont fait 12 morts, en brûlant un exemplaire du Coran. Cette fois encore, le pasteur joue les VRP de luxe pour le film islamophobe. Or, lui aussi assure ne pas l'avoir vu en entier. "Ce pasteur subversif affirme vouloir se battre contre une invasion des États-Unis par la charia", explique Lauric Henneton. Après l'assassinat de l'ambassadeur américain, le 11 septembre dernier, le général américain Martin Dempsey, plus haut responsable militaire américain, l'a pourtant exhorté à ne plus soutenir le film. Mais il ne peut rien face au sacro-saint premier amendement de la Constitution américaine sur la liberté d'expression qui interdit les poursuites pour des propos insultants ou diffamatoires.
"Ce qui se passe actuellement dans le monde musulman est du pain bénit pour les fondamentalistes", souligne Lauric Henneton. "Ces incidents alimentent leur thèse selon laquelle les musulmans sont violents, et génèrent d'autant plus d'islamophobie aux États-Unis." Le pasteur a bénéficié ces derniers jours d'une importante campagne de promotion, assurée par les milieux néoconservateurs américains. Il est régulièrement interrogé sur la chaîne Fox News, sur laquelle il multiplie les attaques contre Barack Obama, décrit comme un "ami de l'islam". En 2012, près d'un Américain sur cinq pense toujours que le président est musulman. Un chiffre en progression par rapport à la dernière présidentielle de 2008.
Maison-Blanche
Pour l'islamologue Mathieu Guidère, "cette campagne autour de la vidéo islamophobe contribue à servir les républicains dans la course à la Maison-Blanche". "Cette affaire n'aidera pas Romney, mais elle peut desservir Barack Obama", juge pour sa part Lauric Henneton, qui rappelle le précédent avec Jim Carter, dont la mauvaise gestion de la prise d'otages de l'ambassade américaine à Téhéran lui avait, dit-on, coûté sa réélection. Toutefois, l'historien met en garde contre une surestimation de la capacité de nuisance volontaire de ces fondamentalistes."Ces extrémistes ne mesuraient certainement pas les conséquences pratiques de ce qui n'était en fait qu'une provocation symbolique", estime Lauric Henneton. D'après lui, le véritable enseignement de cette crise reste qu'"aujourd'hui, dans un monde globalisé, n'importe quelle vidéo amateur possédant des éléments potentiellement explosifs peut devenir une poudrière".
Notes :
(1) Mathieu Guidère, professeur d'islamologie à l'université de Toulouse-II, auteur de Printemps islamiste (éditions Ellipses).
(2) Laure Guirguis, politologue à l'université de Montréal, auteur de Coptes d'Égypte et reconfigurations politiques (2005-2012), collection de l'IISMM (éditions Karthala, à paraître à l'automne 2012).
(3) Lauric Henneton, maître de conférences à l'université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines, auteur de Histoire religieuse des États-Unis (éditions Flammarion).
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