TOUT EST DIT

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lundi 21 mai 2012

Après l’ombre, la lumière, c’est maintenant

La gauche ne sait plus à quel diable se vouer
Dolorisme et indignation : la campagne présidentielle 2012 aura été une longue suite de variations sur ces deux registres – le dolorisme pour câliner le citoyen, l’indignation pour gagner le concours de la plus belle âme. En d’autres termes, on n’a pas franchement rigolé – Cheminade et Mars, il n’y avait tout de même pas de quoi se rouler par terre. Les dix candidats en quête d’électeurs n’ont pas chanté la même chanson, mais ils ont tous sorti les violons, s’adressant presque exclusivement à notre désir d’être plaints – en clair, à nos pulsions infantiles. Comme vous êtes malheureux ! Comme vous êtes maltraités ! Comme vous êtes méprisés ! La compassion appelant la consolation, tous ont juré qu’eux, ils n’étaient pas comme les autres, menteurs et volages, et promis de nous aimer pour toujours. C’est gentil, mais je me demande si je ne préférerais pas être traitée en adulte. D’égal à égal. Une mère, j’en ai déjà une et elle me convient parfaitement.
Il faut croire que nous aimons qu’on s’apitoie sur notre sort. De fait, il est délicieux de récriminer auprès de ses amis parce qu’on travaille trop, qu’on entend trop de bêtises à la télé, qu’on a perdu deux points de permis, que c’est toujours les mêmes qui se crèvent à bosser et que l’État leur prend tout – ça c’est mon marchand de journaux. En même temps, à la longue, ça peut agacer. Après le premier tour, beaucoup d’électeurs de Marine Le Pen enrageaient d’être décrits comme des malheureux, déboussolés par le changement, égarés par l’angoisse et abêtis par la pauvreté.
Admettons qu’il nous arrive à tous de penser que les autres ont trop (d’argent, de pouvoir, de bonheur, de robes) et nous pas assez. D’ailleurs, c’est souvent vrai. Reste qu’entendre répéter chaque jour qu’on n’a pas le moral, ça finit par casser le moral. À force d’apprendre par voie de sondages que les Français sont pessimistes, on le devient presque par solidarité. De temps à autre, au lieu de flatter ces penchants victimaires, les princes qui nous gouvernent pourraient tenter de stimuler les affects héroïques ou ce qu’il en reste chez des Occidentaux désenchantés.
Alors, à tout prendre, le messianisme kitsch inscrit dans les appellations ministérielles de l’ère nouvelle est plus attirant que la communion dans la lamentation de ces derniers mois : ministère du « Redressement productif » ou de la « Réussite scolaire », cela évoque des joyeuses cohortes de prolétaires marchant vers l’usine où ils gagnent dignement leur pain, ou encore des théories de collégiens impatients de contribuer à l’édification d’un monde plus juste – et tout ça sans le moindre goulag en vue. Fernand Léger sans Staline.
J’en vois qui bondissent de colère. Et les huit millions de pauvres, et les jeunes condamnés à des stages à répétition, et les cités ravagées par le chômage, et les banlieusards dont le train est en rade pour la vingtième fois de l’année, et les agriculteurs qui se suicident, et les SDF qui meurent – tout ça pendant que quelques-uns se goinfrent de profits mal acquis ? Et les Grecs écrasés par le « fascisme » des marchés (ça s’est entendu), et les Palestiniens humiliés par la férule israélienne, et les Syriens massacrés – avez-vous remarqué que, depuis quelques années, on invoque beaucoup moins les petits Indiens et Chinois ?
Tout cela est vrai. Mais la terre ne se résume pas à ses damnés, et l’existence de la majorité des gens ne se réduit pas à leurs difficultés – en France en tout cas. Ou alors, vous ne regarderiez pas les images du Festival de Cannes à la télévision. Même les plus pauvres ont une vie en dehors de la pauvreté. D’accord, nous souffrons. Mais nous ne faisons pas que ça. C’est pourtant la seule chose qui fasse consensus, le seul constat partagé de l’extrême droite à l’extrême gauche. Ce qui change, d’un locuteur à l’autre, c’est le « nous » – donc le « eux », c’est-à-dire les coupables.
La rhétorique de l’indignation, déclinée en disqualification morale de l’adversaire, sert précisément à faire le partage entre les uns et les autres. Dans ce domaine, on pensait avoir tout entendu ces cinq dernières années, inutile d’y revenir. L’entre-deux-tours a été un feu d’artifice, le même message ayant été martelé sur tous les tons : « Nous sommes les bons, ils sont les salauds ». En fin de campagne, c’est devenu plus lapidaire : « Ils puent. » Cette gauche-là (que j’ai appelée « gauche olfactive ») a les narines délicates et elle trouve souvent que ceux qui ne pensent pas comme elles sentent mauvais. Qui aurait pu hésiter un instant entre un sortant cupide, raciste, sans foi ni loi, bref une sorte de Néron, et un type qui dit bonjour à sa boulangère et respecte les feux rouges – 48,3 % des électeurs, pardi !
Enfin, ça, c’est fait. Nous avons voté pour la lumière contre l’ombre. Le premier discours du « président rassembleur » était vaguement inquiétant. Après avoir insulté son prédécesseur, il a inauguré devant un parterre presque exclusivement socialiste l’ére de la Justice et de la Dignité. On aurait dit qu’il venait de prendre possession d’un couvent que les précédents occupants avaient transformé en lupanar. Mieux vaut s’amuser de cette rhétorique comme de la désopilante propagande sur la moralisation/normalisation du pouvoir. Le Président a été formel : finis les frasques, les impairs, les manquements aux bonnes manières, les coups de gueule. Qu’on se le dise : sous le nouveau régime – car c’est bien ainsi que se pensent les dirigeants du pays –, l’Élysée sera la maison des bisounours. Seulement, on risque de découvrir très vite que la normalitude, en plus d’être forcément mensonger, c’est très ennuyeux. Le Président déjeunant d’un steak dans un restaurant de quartier, le Président respectant les feux rouges, le Président qui aime les gens et pas l’argent, on ne va pas tenir cinq ans. Si les Français attendaient de leurs gouvernants qu’ils aient les mains blanches, ils ne supporteraient pas une seconde les niaiseries sentimentales débitées au sujet de François Mitterrand et de Jacques Chirac. Et s’ils voulaient qu’ils n’aient pas de mains, ils adoreraient Lionel Jospin.
Nicolas Sarkozy a quitté – définitivement ou pas, je l’ignore – la scène politique, mais l’anti-sarkozysme semble avoir un bel avenir. Il était devenu si habituel de l’injurier et de lui imputer les pires turpitudes que beaucoup semblent déjà orphelins. La politique et le comportement de l’ex-Président ont été souvent critiquables, parfois condamnables. Ce que les Français lui reprochaient n’était pas d’être monstrueux, comme on se le racontait à gauche, mais d’être comme eux. Narcissique, superficiel, présentiste, toujours prêt à reprocher aux autres ses propres insuffisances, épaté par le fric plus que par le savoir, instinctivement sensible aux hiérarchies médiatico-sociales : Sarko, c’était moi. Et même vous et moi. Notre face cachée. Notre part non pas maudite mais honteuse. Gil Mihaely explicite les ressorts de ce sacrilège dans un texte pénétrant.
Il faudra s’y faire : Sarkozy, c’est fini ! Nous savons qui gouvernera la France dans les cinq années qui viennent. Ce que nous ne savons pas vraiment, c’est ce qu’est la France. Ou plutôt, chacun a sa petite idée sur la question et chacun est convaincu que la sienne est la bonne. Assurément, on a agité des drapeaux tricolores à foison et chanté La Marseillaise à tue-tête, mais à l’évidence les trois couleurs et le chant de guerre des révolutionnaires n’ont pas le même sens pour tous.
Il faut dire que l’Histoire a l’humour vache. Pendant tout le quinquennat, la gauche brailleuse s’est déchaînée contre la discussion sur l’identité nationale. Un débat nauséabond, grognait-elle. La question elle-même était indigne, disait-elle. Or, cette question indigne d’être posée a surgi métaphoriquement le soir même de l’élection de François Hollande avec la polémique sur les drapeaux de la Bastille. Ce que personne n’a vu, dans l’euphorie (ou dans la tristesse) du moment, c’est que cette affaire d’identité était déjà l’enjeu d’une bataille idéologique interne à la gauche : elle n’oppose pas d’aimables partisans de l’ouverture à de sinistres défenseurs de la fermeture, mais ceux qui croient qu’une nation doit avoir des frontières à ceux qui n’y croient pas. Les électeurs, eux, ont compris qu’il n’y avait pas une mondialisation heureuse qui serait celle de la circulation des hommes et une mondialisation affreuse qui ferait migrer les usines et les emplois, mais un phénomène à deux dimensions, économique et culturelle.
Ce clivage s’est en quelque sorte incarné au soir du 6 mai : au moment où, place de la Bastille, les uns brandissaient des drapeaux occitans ou tunisiens, communistes ou homosexuels (ce qui est étrange quand on y pense), rue de Solferino, une marée tricolore saluait la victoire. Le symbole vaut ce qu’il vaut. Mais il montre que, même à gauche, il y a au moins deux façons (en fait beaucoup plus) de se sentir français, donc de concilier l’universel et le particulier – problème particulièrement compliqué pour la France et plus encore pour la gauche qui doit tenir ensemble l’amour de l’égalité et le respect de la différence, deux préoccupations hautement légitimes. Deux façons, cela ne signifie pas une bonne et une mauvaise, une vraie et une fausse – et pas non plus une de droite et une de gauche, cher Laurent Bouvet. Il devrait cependant être permis de se demander pourquoi un gamin né en France et instruit en France, célèbre l’élection du Président de la République française en agitant le drapeau d’un pays où, au mieux, il se rend une fois par an. (Je me poserais la même question à propos de juifs arborant le drapeau israélien). Tous ont chanté La Marseillaise et tous se sont proclamés, au moins pour un soir, fiers d’être français. Mais ils ne disaient pas tous la même chose. Pour les uns la définition de la France est d’être accueillante à toutes les identités, pour les autres l’appartenance nationale doit primer sur les appartenances particulières. Chacun a sa préférence. Mais personne ne devrait se boucher le nez devant les idées des autres.
En réalité, tout est affaire de dosage entre l’Histoire et le code, le sang et la loi. Le véritable enjeu de cette bataille, c’est l’héritage, ou plus précisément sa place dans ce qui fait de nous un « nous ». Dans un appel publié la veille de l’élection sur le site du Monde, des « Français d’origine étrangère » proclamaient: « Nous sommes des immigrés, des enfants et des petits-enfants d’immigrés, et nous n’avons ni l’intention de nous “intégrer” ni celle de nous “assimiler” à un pays qui est déjà le nôtre. » Pour eux, le passé n’existe pas : notre seul code, c’est l’égalité devant la loi – que bien sûr nul ne conteste. À l’autre extrémité, on pense que la France est contenue tout entière dans ses racines – chrétiennes – et qu’être français, c’est adopter intégralement le passé commun en laissant le sien à la porte. Pour les uns, il n’y a pas d’héritage, pour les autres il n’y a que de l’héritage. Ce n’est pas seulement parce qu’elle s’apprête avec gourmandise à faire feu sur le quartier général de la Droite que nous avons interrogé Marine Le Pen, mais pour en savoir un plus sur sa France et sur ce qui nous sépare d’elle. Nous n’avons pas besoin de lancer des anathèmes pour marquer une différence qui, dans le fond, tient dans le slogan « On est chez nous ! », scandé par ses partisans. Toute la question, encore une fois c’est de savoir qui est ce « nous ». On lui rendra cette justice qu’en théorie, elle accorde à tout individu la possibilité d’intégrer pleinement la communauté nationale. Mais les exigences qu’elle pose à cette intégration, qu’elle compare à une adoption, sont telles qu’il est presque impossible d’y satisfaire, sauf à changer radicalement ce qu’on est. Cette conception radicale de l’assimilation n’est pas raciste, elle est irréaliste.
Entre les Indigènes de la République et le Front national, il y a tous ceux – notamment à Causeur – qui croient que le monde commun ne peut résulter que d’une négociation, d’un compromis, entre ce qui demeure et ce qui change, entre la « vieille France » et le sang neuf, et qu’il s’agit de décider où on place le curseur.
Depuis cinq ans, nous avons été condamnés à un dialogue de sourds. La bonne nouvelle, donc, est que le débat traverse désormais la gauche. Le nouveau Président devra arbitrer entre deux pôles : d’un côté, la « gauche Terra Nova » – le think tank qui expliquait il y a un an que la gauche devait définitivement renoncer aux catégories populaires, franchouillardes et lepénisées, au profit d’une coalition arc-en-ciel des femmes, des jeunes et des minorités ethniques ou sexuelles ; de l’autre, la « gauche populaire », nom d’un groupe d’intellectuels et de militants proches d’Arnaud Montebourg, ou point trop éloignés de lui, qui plaident à la fois pour que la gauche renoue avec les prolos et pour qu’elle en finisse avec le mythe d’une Europe fédérale permettant de dépasser les nations.
François Hollande le sait : s’il a gagné, ce n’est pas parce que la France est devenue socialiste, mais parce qu’une proportion inattendue des électeurs de Marine Le Pen ont fait les pieds au mur. C’est bien à ceux-là qu’il pensait, à Tulle, en évoquant « les banlieues et les zones rurales » – ce qui signifie peu ou prou les « issus de » et les « de souche ». La question du droit de vote des étrangers – dont lui-même ne semble pas être un partisan acharné – sera un test de sa volonté de « rassembler » : s’il veut parler à tous, il doit comprendre que tenir cette promesse serait une erreur plus grave que de l’avoir faite.

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