TOUT EST DIT

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jeudi 17 novembre 2011

Le peuple et les techniciens

Le choix de placer deux économistes à la tête des gouvernements grec et italien semble couler de source. La nature et la gravité de la crise actuelle orientent presque naturellement vers ce type de compétence. On se souvient qu'en 1976, au lendemain du choc pétrolier, le président Giscard d'Estaing avait appelé à Matignon « l'un des meilleurs économistes de France », Raymond Barre. Et combien d'autres, énarques ou non, sollicités pour mettre leur savoir technique au service de leur pays... Rien de bien original, par conséquent.

Sauf que ce choix interpelle. Beaucoup y voient la confirmation d'une heureuse tendance à la « technicisation » du politique. Non que la démocratie ait fait son temps, disent-ils. Il convient simplement d'en ajuster le fonctionnement à une conjoncture exceptionnelle et sans doute durable. En clair, devenir « sérieux ». Renoncer à d'interminables débats générateurs d'impuissance. Mettre en veilleuse les conflits d'intérêts, synonymes de blocage, pour laisser le champ libre à des experts supposés indemnes des délices et poisons du jeu démocratique.

Déjà, dans l'Antiquité, Platon le recommandait lorsqu'il plaçait à la tête de sa République un philosophe-roi, gage de sagesse et de savoir avisé. Et tout au long du XIXe siècle, en réplique à la commotion révolutionnaire, le courant positiviste - avec Saint-Simon, Comte et Durkheim à sa tête - alimentera le rêve d'une « politique scientifique ». Une gouvernance basée sur la raison et les faits, appelée à venir à bout de « la politique métaphysique fondée sur des suppositions plus ou moins abstraites et plus ou moins creuses ».

L'administration des choses, plutôt que le gouvernement des hommes : le mot d'ordre sera repris au lendemain de la crise de 1929 par le groupe de réflexion X-Crise, cercle de polytechniciens défendant la légitimité politique de la technocratie en temps troublés. Et ce coup d'oeil rétrospectif serait incomplet sans la mention de la Synarchie : cette société plus ou moins secrète prospéra sous le régime de Vichy, séduite par l'opposition entre l'autorité (morale et intellectuelle) attachée à la compétence éclairée et le pouvoir de statut, plus problématique, spécialement en démocratie.

L'histoire de la démocratie est dominée par ce conflit de deux légitimités. Celle du nombre : le peuple souverain dans l'infinie diversité de ses talents ; celle de la raison qui fait la belle part aux « capacités », comme on disait autrefois, c'est-à-dire à ceux que leurs qualités personnelles et leur compétence désignent à la confiance de leurs électeurs. Et c'est toute la subtilité du système représentatif que de faire émerger des hommes et femmes qui, non seulement expriment les attentes du peuple, mais se distinguent par leur aptitude à prendre part à la gestion publique. Disons-le clairement : la démocratie est aussi une machine à sélectionner les meilleurs d'entre nous.

Tout le problème naît de la déconnexion toujours menaçante entre la sphère de la décision et une société ruminant son impuissance, au grand bonheur des populismes. La pire des erreurs serait de faire de chaque enjeu politique un simple débat technique. En oubliant qu'il n'est pas de problème, si technique soit-il, qui ne soit par nature politique et relevant donc de la compétence de la nation. La « démocratie sans le peuple », dont parlait le juriste Maurice Duverger, est un risque permanent qu'il nous revient à tous de déjouer.

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