TOUT EST DIT

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samedi 19 novembre 2011

Ce qui fait fuir les millionnaires

Il se passe quelque chose d'étrange chez les millionnaires chinois. Alors que le monde entier a les yeux rivés sur la Chine, dont la prodigieuse ascension économique depuis trente ans exerce, à juste titre, une fascination sans bornes sur nos cerveaux engourdis par des statistiques anémiques, les nouveaux riches de l'empire du Milieu ne pensent qu'à une chose : nous rejoindre.

C'est du moins ce que nous laisse entendre une étude publiée début novembre par la Bank of China et le Hurun Report, qui publie chaque année à Pékin la liste des Chinois les plus riches. Les enquêteurs ont sondé 980 millionnaires, tous à la tête d'un patrimoine supérieur à 10 millions de yuans, soit l'équivalent de 1,1 million d'euros. Plus de la moitié d'entre eux ont indiqué qu'ils songeaient à émigrer (46 %), ou bien qu'ils l'avaient déjà fait ou étaient sur le point de le faire (14 %). Il n'est, bien sûr, pas interdit de penser que si la Bank of China réalisait la même enquête en France, elle découvrirait quelques millionnaires français désireux d'émigrer en Suisse, en Belgique ou à Monaco... pour des raisons que l'on devine sans peine.

Les motivations des riches chinois sont différentes. Ce n'est pas le fisc qui les fait fuir, mais l'inadéquation de la qualité de la vie et de l'environnement social aux attentes générées par leurs moyens financiers. Les fruits d'un taux de croissance du PIB encore supérieur, en 2011, à 9 % peuvent être inégaux, mais les enfants des riches respirent le même air pollué que les enfants des pauvres, et les millions que gagnent les parents des premiers n'y changent rien. La politique de l'enfant unique s'applique aussi aux riches, et les exemptions dont ils ont pu jouir en se contentant de payer des amendes sont devenues plus difficiles à obtenir. Parmi les autres facteurs qui incitent au départ les millionnaires sondés, on retiendra la rigidité du système éducatif, les insuffisances du système de santé et l'absence de cadre juridique solide.
Invité par un journal économique chinois à commenter cette enquête - qui confirme une tendance déjà révélée il y a quelques mois -, un universitaire de Tsinghua, Cai Jiming, a, lui, mis l'accent sur l'insécurité. "Avons-nous vraiment installé l'idée que la propriété privée est sacrée et inviolable ?, demande-t-il. Ces dernières années, nous avons assisté à l'expropriation illégale de terrains, à la démolition brutale de maisons individuelles et à d'autres phénomènes qui montrent que ces principes ne sont pas encore respectés." Ces principes, lorsqu'ils sont gravés dans la loi, font partie de ce que l'on appelle l'Etat de droit.
Il n'y a pas, en Chine, d'Etat de droit digne de ce nom, et cela perturbe les millionnaires. Où vont donc ceux qui choisissent de partir ? Par ordre de préférence, aux Etats-Unis, au Canada, à Singapour et en Europe, où ils placent leur argent, achètent de l'immobilier et inscrivent leurs enfants à l'université. Sans, pour autant, rompre les ponts complètement avec leur pays : un pied dedans, un pied dehors.
Président d'une grande puissance dont on déplore aussi abondamment le déclin que l'on célèbre l'ascension de la Chine, Barack Obama achève une tournée de neuf jours en Asie et dans le Pacifique. Sa secrétaire d'Etat, Hillary Clinton, a décrété dans un article très remarqué, publié par Foreign Policy, que, si le XXe siècle a été le siècle de l'Atlantique, le XXIe serait celui du Pacifique.
D'Honolulu, où il a reçu ses partenaires du Forum de coopération économique Asie-Pacifique et lancé un accord de libre-échange transpacifique, M. Obama s'est rendu en Australie, où il a annoncé le déploiement futur de 2 000 Marines, puis à Bali, où il est le premier président américain à participer au sommet de l'Asie orientale. Ce n'est un mystère pour personne : les Etats-Unis renforcent leur présence dans la région parce qu'un géant, la Chine, s'y est levé et qu'il faut y contrebalancer son influence.
Si l'Amérique est de retour en Asie, c'est aussi parce que plusieurs pays de la région le lui demandent. Appelons cela le paradoxe asiatique : le premier partenaire commercial du Japon, aujourd'hui, n'est pas les Etats-Unis mais la Chine. Le premier partenaire commercial de l'Inde, c'est la Chine, de même que celui de la Corée du Sud et de Taïwan. Très soucieux de profiter du boom chinois, tous ces pays - et le Vietnam n'est pas le dernier - sont tout aussi soucieux de ne pas succomber aux ambitions géostratégiques, supposées ou déclarées, de Pékin. C'est donc au grand frère américain qu'ils demandent d'assurer la sécurité, notamment maritime, dans la région.
Cette rivalité apparente peut paraître digne des plus beaux jours de la guerre froide, qui opposait le bloc soviétique au bloc occidental. Il y a, pourtant, outre la Chine, de nouveaux acteurs dans la région, l'Inde, l'Indonésie, pour ne citer qu'elles. Mais ces acteurs ne veulent pas faire partie d'un bloc. Et il n'y a pas, pour l'instant, de bloc chinois : qui, à part la Corée du Nord, y serait d'ailleurs candidat ? Même la secrète Birmanie est en train de s'émanciper du giron de Pékin, au point qu'Hillary Clinton vient de décider d'y faire, le mois prochain, une visite - qui s'annonce historique.
Pourquoi, malgré tous ses efforts de soft power, la Chine a-t-elle si peu d'amis ? L'ouverture de centaines d'instituts Confucius à travers le monde n'y change rien : les millionnaires ont fourni la réponse. Un milliardaire d'Hongkong qui investit beaucoup en Chine continentale, Ronnie Chan, président de l'empire immobilier Hang Lung Properties, a écrit une très intéressante tribune dans le Financial Times du 15 novembre. Il y explique que l'Occident est aujourd'hui menacé pour avoir laissé la liberté s'exercer sans contrôle. La Chine, dit-il, est encore "trop restrictive", mais elle va dans le bon sens. Pour les deux géants, "la question n'est pas s'il doit y avoir de la liberté, mais combien de liberté".
Le problème, c'est que de même qu'on ne peut pas être à moitié enceinte, il est difficile d'être à moitié libre. Et, tant qu'ils ne seront qu'à moitié libres, les millionnaires chinois continueront à voter avec leurs pieds. Et les Etats-Unis à s'imaginer en puissance du Pacifique.

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