TOUT EST DIT

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jeudi 23 juin 2011

Grèce : la grande dépression

Ce sont des voix anonymes qui appellent à l'aide au téléphone, des voix humaines qui souffrent de la crise que traverse leur pays et du poids de la récession économique. Elles ne savent plus quoi faire, alors elles décrochent leur téléphone pour appeler SOS-Dépression. Extraits de ces conversations.

Un employé de 38 ans : "Rien ne va bien, récemment. Le travail devient plutôt stressant. L'idée de le perdre me hante. Ne pensez pas que c'est juste une peur, c'est une réalité. Les gens perdent leur travail. Je n'ai plus confiance en moi, je suis tout le temps irritable, et mon sommeil est chaotique. Pour ma femme, c'est encore pire. Elle a un travail à temps partiel, et ils lui ont annoncé qu'elle devait partir à la fin du mois. A cause de la crise, comme ils disent. Quand nous sommes ensemble, j'essaye de ne pas lui montrer ce que je ressens. Je ne veux pas peser davantage sur elle. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je suis désespéré."
Une mère, soucieuse pour son enfant : "Mon fils a 26 ans. Il est diplômé de l'université, et il essaie de trouver un emploi. Je m'inquiète pour lui. Cette recherche l'a beaucoup déçu. Il n'a pas trouvé de travail et ça a un impact négatif sur tous les aspects de sa vie. Il n'a pas de vie personnelle, et il ne sort pratiquement pas de la maison. Il m'a dit hier qu'il se considérait comme un raté. J'ai essayé de l'encourager en lui disant que beaucoup de jeunes sont confrontés aux mêmes problèmes à cause de la crise économique, mais je ne pense pas que ça l'aide. Oui, je suis vraiment inquiète pour lui."
Un retraité : "J'ai 68 ans et je ne me sens pas très bien en ce moment. J'ai peur de l'avenir. Je n'ai jamais ressenti ça auparavant. Je prendrai ma retraite en 2012, mais j'ai peur qu'à cause de la crise ce soit vraiment dur. Il y a des moments où ça me met en colère, mais le plus souvent je me sens sans espoir et sans secours. Je n'ai pas l'énergie que j'avais dans le passé. Un de mes amis me dit de demander de l'aide. Il pense que je suis déprimé."
SOS-Dépression a été mis en place en mai 2008 par l'Institut universitaire de recherche sur la santé mentale. La mise en place d'un programme baptisé Anti-stigma était destiné à encourager à parler des troubles mentaux, dans une société méditerranéenne, fortement marquée par l'emprise de l'Eglise orthodoxe, où il est mal vu d'aller chez le psy.
Il s'agit de consultations par téléphone, de conseils donnés à des gens qui n'osent pas franchir la porte d'un cabinet ou, de plus en plus, parce qu'ils n'ont pas les moyens de le faire. La ligne a enregistré plus de 6 000 appels. "La crise économique a augmenté le nombre de personnes qui appellent pour résoudre leurs problèmes dus au chômage et à l'incertitude du futur. 27 % des appels sont directement liés aux conséquences de la récession", explique Marina Economou, responsable de SOS-Dépression.
Les psychiatres évaluent entre 25 % à 30 % la hausse des consultations provoquées par la crise. "Il y a un afflux de demandes pour des cas de psychiatrie légère : angoisse aiguë, crise de panique, dépression, explique Dimitris Ploumidis, responsable d'un centre universitaire de santé mentale, dans le quartier de Kaisariani, à l'est d'Athènes, et aussi vice-président de l'Association des psychiatres de Grèce. En septembre 2010, il fallait deux semaines d'attente pour une consultation, aujourd'hui il faut deux mois et demi."
Dans une étude intitulée "Dépression et détresse économique en Grèce", publiée dans la revue Social Psychiatry and Psychiatric Epidemiology, de juillet 2010, Marina Economou et trois autres collègues constataient que "les personnes exposées à des conditions économiques défavorables ont plus de chances de développer des dépressions sérieuses". L'étude comparait 2 008 et 2009, alors que la récession s'est fortement aggravée en 2010.
"La crise, les difficultés économiques ravivent les peurs et les angoisses personnelles", explique Dimitris Ploumidis. Son collègue Stelios Stylianidis, professeur à l'université d'Athènes, qui consulte dans le public et le privé, fait le même constat : "Quand on ne peut pas investir dans son avenir, ce non-investissement psychique crée un état de détresse. La porte reste ouverte à l'émergence de troubles psychiatriques." Il a deux exemples précis des effets de la crise sur le psychisme, à chacun des bouts de l'échelle sociale.
C'est un peu la wonder woman et le clochard. Une femme de 47 ans était sous-directrice d'une société. Elle a été licenciée, au début de l'automne 2010, au moment où elle se sentait à l'apogée de sa carrière. "Tous ses liens sociaux ont été construits autour de son travail. Elle ne perd pas seulement son salaire, mais tout repère symbolique. C'est la destruction de son image et de son monde interne. Elle s'effondre", explique le docteur Stylianidis.
A l'autre bout de l'échelle, un clochard de 51 ans a élu domicile en plein centre d'Athènes. Il a son banc sur la place Korai, près de l'université. Il travaillait dans une usine au sud d'Athènes. Il dévale la pente très vite : alcool, violences conjugales, divorce. "Il a un sentiment de honte, de désarroi, mais il conserve sa fierté. Il refuse d'aller dans les foyers d'hébergement de la ville", explique le psychiatre qui l'a rencontré dans le cadre d'une mission sur les SDF du centre-ville. "Ils m'ont traité comme un chien, je serai un chien", lui a-t-il dit. Il a adopté un chien sans collier, sa seule compagnie.
Alors que les psys sont confrontés à cet afflux de clients, les budgets sont coupés, pour cause d'économies. Des psychologues ne sont pas payés depuis trois ou quatre mois. L'argent n'est plus débloqué pour les médicaments, qui sont en principe donnés à des patients nécessiteux.
Le jour de la manifestation du 15 juin, qui a fait trembler le gouvernement, Stelios Stylianidis a revêtu une camisole de force pour protester avec des patients et leurs parents, regroupés au sein de l'association Apapsy, contre les coupes dans le budget de la santé mentale. "Des patients, même des psychotiques, me disent qu'ils ont besoin de moi, mais qu'ils ne peuvent pas me payer, explique-t-il. Certains abandonnent leur traitement ou ont recours à l'automédication. Les pharmaciens constatent une augmentation de la consommation des antidépresseurs. Malheureusement pas toujours sur ordonnance."
Dimitris Ploumidis ne constate pas d'évolution vers des pathologies plus importantes. "Mais on risque d'être confrontés à de la psychiatrie lourde si le système de soutien familial est totalement ébranlé." La solidarité intergénérationnelle, même si elle est rudement mise à l'épreuve, sert encore d'amortisseur à la crise.
On peut parfois être fier d'être à la dernière place de l'Europe : la Grèce est le pays de l'Union européenne où il y a le moins de suicides, avec un taux de 2,8 pour 100 000 habitants. Mais faut-il dire"était" ? "C'est en train de changer", explique Aris Violatzis, psychologue dans l'organisation non gouvernementale Klimaka, qui gère un autre centre d'aide, SOS-Suicide. En 2009, leur nombre a augmenté de 18 % par rapport à 2007. Les spécialistes attendent une hausse plus importante en 2010. "Nous estimons que le nombre a doublé en 2010", explique M. Violatzis. Le directeur du département psychiatrique de l'hôpital Sismanoglio à Athènes, Kostas Lolis, réévalue, lui, ce taux à 5,7 pour 100 000 habitants. Un résultat qui placerait la Grèce devant Chypre et l'Italie, mais en dessous de la moyenne européenne (12 suicides pour 100 000 habitants).
L'étude "Dépression et détresse économique en Grèce" constate que le nombre de personnes souffrant d'épisodes dépressifs majeurs ayant des envies suicidaires est passé de 2,4 % à 5,2 %, entre 2008 et 2009. Ces taux sont respectivement de 35 % et 48,6 % pour les personnes en difficulté économique.
"Nous avions une quinzaine d'appels par jour, aujourd'hui, cela peut aller jusqu'à quatre-vingts, explique Aris Violatzis. Parfois, nous écoutons longtemps ces personnes. Je suis resté pendant des heures avec une mère de 40 ans qui appelait de son balcon au 5e étage, prête à se jeter dans le vide. J'ai parlé avec elle jusqu'à ce qu'une équipe d'urgence arrive sur place. Parfois, nous allons chez les gens pour retirer les lacets, les armes, pour les protéger."
Les suicides ont eu lieu principalement à Athènes et en Crète, où plusieurs hommes d'affaires sont passés à l'acte après des problèmes financiers. "Le suicide n'a jamais une seule cause, mais nous avons de plus en plus d'appels de gens qui gagnaient bien leur vie et qui n'y arrivent plus financièrement", poursuit M. Violatzis. Le suicide est encore tabou dans la société grecque. Des popes ont refusé d'enterrer religieusement des personnes suicidées.
Ce nouveau désespoir grec ne se résume pas à des problèmes de crise économique. Il a des causes plus profondes. "La grosse angoisse des gens, c'est où en est l'avenir de la Grèce", explique Dimitris Ploumidis. La Grèce n'est redevenue un pays qu'en 1821, après quatre siècles de joug ottoman. De guerres civiles en dictatures, son histoire moderne est très douloureuse, et il y a une énorme fierté d'être grec dans l'ensemble de la population. "Les Grecs sont atteint dans leur identité, relève Aris Violatzis. Ils ont honte. Le monde entier les considère aujourd'hui comme des tricheurs, les moutons noirs de l'Europe. C'est très difficile à accepter."
"Je suis universitaire, je vais souvent à Bruxelles pour des réunions, j'ai conscience que nous avons gaspillé de l'argent, mais aujourd'hui je ne supporte plus ces sourires ironiques que je vois quand je dis que je suis grec", explique Dimitris Ploumidis. Il pourrait reprendre le poème célèbre du Prix Nobel de littérature, Georges Séféris, qui chantait : "Où que me porte mon voyage, j'ai mal à la Grèce."

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