TOUT EST DIT

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mardi 12 octobre 2010

Ce que disent les visages

Dans un récit à la première personne (1), l'historienne et critique d'art Dominique Baqué rapportait son expérience d'un site de rencontres sur Internet. En proie à la solitude, après un divorce, elle recherchait l'âme soeur. Cruelle désillusion : elle n'a rencontré que des prédateurs guettant des proies faciles dans ce vaste « hyper-marché du sexe ». Et elle a ce mot qui retient l'attention : « À aucun moment, je n'ai été envisagée. »Elle voulait dire qu'à aucun moment, lors de ces rencontres, elle n'a eu le sentiment d'être un visage, une présence offerte comme une énigme à accueillir et à déchiffrer pas à pas, dans la durée. Elle n'était qu'une figure dévisagée et un corps jaugé. La dimension poétique de la rencontre amoureuse cédait le pas au mouvement des pulsions aventureuses, sans phrase, sans dialogue. À l'image des films pornographiques, où il ne reste que des corps qui pourraient être sans tête, sans visage, avec le même effet visuel.
La reconnaissance d'autrui suppose de prendre en considération son visage, dans un face-à-face où se construit le rapport d'humanité. Et ce visage est infiniment plus que ce qui se livre au regard. Il est plus que la « figure ». Par-delà les traits physiques plus ou moins plaisants, il est le symbole d'une présence débordante dans l'échange de regards, y compris celui de l'aveugle, où s'exprime la demande : « Au mieux, aime-moi ; au pire, ne me tue pas. »
Le visage transfigure et appelle le respect. On se souvient de ces scènes bouleversantes du film Elephant Man où cet homme, affligé d'une tumeur de la face, implore d'une voix si douce : « S'il vous plaît, considérez que, derrière cette face abîmée, il y a quelqu'un. » Révélateur : lorsqu'on veut que quelqu'un perde la face, on commence par s'en prendre à son visage. D'où l'injure si violente : « Face de rat, trogne de.... »
Voilà pourquoi la mise en cause, par l'humoriste Stéphane Guillon, des traits physiques d'Éric Besson avait choqué. Ses propos étaient meurtriers. Il aurait pu méditer ce mot de Lévinas, le penseur de la responsabilité humaine : « Dès lors qu'autrui me regarde, j'en suis responsable. »
Mais si dévisager, c'est mettre à nu, réduire au physique, c'est aussi, dans un sens exactement opposé, disparaître en tant que visage. Ce qui arrive à une personne défigurée qui n'a pas d'autre désir que de retrouver un visage, même s'il diffère du sien. Par lui, la communication redevient possible. Par lui, le blessé réintègre la vie sociale. Ce blessé peut aussi l'être par les aléas de l'existence (rupture familiale, chômage...) qui font basculer dans le statut des « sans-visage » (2), absents de l'espace social comme de l'espace public.
Et comment ne pas penser à ces « sans-visage » que sont les femmes enfermées dans la prison de toile de la burqa ? Qu'elles y aient ou non librement consenti ne change rien au fait que cette tenue abolit la règle fondatrice de l'espace public démocratique, celle du « visage découvert ». Ainsi dé-visagée, il n'est d'ailleurs pas rare qu'elles se trouvent exposées au risque d'être défigurées (au vitriol...) si elles manquent aux devoirs de leur genre.
Envisager, c'est considérer et projeter. Être envisagé, c'est déjà être considéré.
(1) E-love, petit marketing de la rencontre, Anabet.
(2) Sans visages. L'impossible regard sur le pauvre, par Arlette Farge, Jean-François Laé, Patrick Cingolani et Franck Magloire (Bayard).
(*) Professeur de droit public à Brest.

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