TOUT EST DIT

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mercredi 7 octobre 2009

Eric Maurin : "Toute réforme sera perçue comme une remise en cause d'un statut acquis"

DÉBAT:Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Eric Maurin publie La Peur du déclassement (Le Seuil, "La République des idées", 94 p., 10,5 euros) un essai décapant et passionnant sur les peurs françaises.
Pourquoi le déclassement est-il devenu la préoccupation majeure en France ?

Il faut distinguer le déclassement et la peur du déclassement. Le déclassement est une réalité qui touche la société à la marge. Alors que nous traversons une des pires récessions de notre histoire, le nombre de salariés ayant perdu un emploi stable dans les 12 derniers mois est, par exemple, de l'ordre de 300 000 personnes. Sur un plan personnel et familial, ces licenciements représentent un drame, mais ils ne concernent cependant qu'une toute petite fraction de la société, à peine 1 % de la population active totale. L'immense majorité des Français reste en fait à l'abri de la déchéance sociale.

A l'inverse, la peur du déclassement est ressentie par l'ensemble de la société, y compris par les classes moyennes et supérieures, celles qui ont le plus à perdre. Cette peur est la conséquence de politiques publiques qui, depuis cinquante ans, ont systématiquement privilégié la protection de ceux qui ont déjà un emploi plutôt que le soutien de ceux qui n'en ont pas. Progressivement s'est constitué un rempart de droits sociaux entre les salariés à statut (CDI) et la précarité sociale.

L'aspect positif, c'est que les salariés en place ont été de mieux en mieux protégés. L'aspect négatif, c'est que cette barrière est devenue de plus en plus difficile à franchir pour tous les autres. Les salariés à statut en ont bien conscience qui craignent plus que tout de tomber de l'autre côté de la barrière. Plus les statuts sont protégés, moins souvent on les perd, mais plus on perd quand ils disparaissent.

Comment a émergé cette société de statut ?

Dans notre vieille société hiérarchique, la dignité sociale est historiquement attachée à la conquête et à la conservation d'un statut. C'est un phénomène qui n'a guère d'équivalent dans les pays anglo-saxons ou scandinaves. Ce qui a changé depuis l'Ancien Régime, c'est que les statuts ne s'héritent plus de père en fils, mais doivent se reconquérir à chaque génération, au terme d'une lutte généralisée.

Dans un tel contexte, chacun commence sa vie avec la crainte de ne jamais trouver sa place, et la finit avec l'angoisse de voir les protections chèrement acquises partir en fumée ou ne pas pouvoir être transmises à ses enfants. Une telle société est particulièrement difficile à transformer, parce que toute réforme paraît léser une génération au profit d'une autre.

L'angoisse scolaire n'a jamais été aussi forte. Pourquoi ?

On fait un contresens total lorsqu'on avance que la valeur des diplômes se serait réduite. C'est l'inverse: jamais les diplômes n'ont été aussi déterminants pour l'obtention de statuts au sein de la société. En 2008, le chômage parmi les diplômés du supérieur est inférieur à 10%. Pour les non diplômés, il monte à 50 %, soit un écart de 40 points. La différence n'était que de 10 points au milieu des années 1970.

L'impératif de ne pas échouer à l'école est devenu écrasant. L'enjeu de la compétition scolaire n'a jamais été aussi élevé, les diplômes ont pris une valeur exorbitante. C'est particulièrement angoissant pour les familles.

Pourquoi les jeunes sont-ils les premiers touchés lors des crises en France ?

L'attachement d'une société aux statuts et aux rangs a pour contrepartie la relégation des nouveaux arrivants. Or, les nouveaux arrivants, ce sont les jeunes. Avant de s'assurer une place sur le marché du travail et dans la société, ils ont toujours dû patienter. Le paradoxe est qu'une fois arrivés au pied de l'échelle sociale, les jeunes eux-mêmes défendent ce système. C'est ainsi que j'analyse le refus du CPE en 2006 : les jeunes ne voulaient surtout pas qu'on dévalue ce qu'ils cherchaient tant à obtenir.

La fonction publique est à l'abri des risques de déclassement. Pourtant, la peur du déclassement y est aussi très forte. Pourquoi ?

La crise de 1993 est la première à frapper la France après qu'elle a massifié son enseignement secondaire et supérieur. On assiste alors à une augmentation, limitée mais bien réelle, du chômage des diplômés. Craignant un déclassement irréversible, une génération entière de diplômés se tourne alors en masse vers la fonction publique pour sécuriser ses investissements scolaires.

Dans les années qui précèdent 1993, 10 % à peine des diplômés allaient dans le public; après 1993, la proportion grimpe à 50 %. Cet afflux crée un formidable embouteillage et accroît fortement la proportion de jeunes surdiplômés dans l'administration. Face à la récession, une génération a échangé ses diplômes non pas contre une qualification, mais contre une protection. Cela portait en germe le risque d'une radicalisation, notamment parmi les classes moyennes du public.

Pour quelles raisons ?

Tout projet de réforme de l'Etat sera désormais perçu comme une remise en cause intolérable d'un statut légitimement et chèrement acquis. Les effets seront durables.

D'abord le mouvement social de 1995 : on se trompe si on interprète ce mouvement comme le cri de détresse de personnes qui auraient perdu leur statut social. C'est au contraire la mobilisation de salariés, particulièrement de fonctionnaires, qui savent qu'ils ont atteint un objectif très précieux et qui mettent toute leur force pour défendre cet acquis.

Ensuite sur la perception de la construction européenne : la clé de l'évolution du oui au traité de Maastricht, vers le non au traité constitutionnel, en 2005, réside dans le basculement des classes moyennes du public. En 1992, elles avaient majoritairement voté oui. En 2005, elles ont voté non.

Ces catégories du public se sentent désormais agressées par les réformes libérales portées par l'Europe. D'où cette convergence inédite entre classes moyennes du public et du privé qui se retrouvent dans le rejet des projets portés par les élites. C'est désormais une coupure fondamentale dans la vie politique et sociale du pays.
Ce scénario se reproduit-il avec la crise actuelle ?

Rien n'indique qu'il pourrait en aller autrement. D'une part parce que la proportion de diplômés est plus élevée aujourd'hui qu'en 1993. D'autre part parce qu'apparaissent, en 2009 comme en 1993, des signaux très négatifs sur le marché de l'emploi pour les jeunes diplômés.

Comme, par ailleurs, les périodes de récession se traduisent par des difficultés budgétaires pour l'Etat, le gouvernement poursuivra probablement la réduction des budgets publics. Donc une politique "agressive" vis-à-vis des fonctionnaires. On peut penser que, de leur côté, les nouveaux entrants dans la fonction publique seront, plus que jamais, attachés à la défense de ce qu'ils ont tant bataillé – eux et leurs familles – pour obtenir : un statut, une protection.

Qui est le mieux armé idéologiquement, entre la droite et la gauche, pour répondre à ces peurs sociales ?

J'ai été frappé, lors des dernières élections, par les discours de Nicolas Sarkozy sur les valeurs, donc sur la défense des statuts sociaux implicites au sein de la société. Ce discours était efficace, y compris chez des enseignants de gauche, mobilisés par cette forme de conservatisme qui pouvait leur sembler rassurant.

La gauche, elle, se trouve dans une situation plus délicate. Notamment le Parti socialiste: il lui faut à la fois continuer à satisfaire ceux qui composent le cœur de ses militants, de ses élus, de sa clientèle électorale –qui bénéficient majoritairement de statuts protégés (CDI, fonction publique)– et se tourner vers les classes populaires, non protégées.

La crise du PS s'explique certes à travers les dissensions internes, mais cette question de fond me paraît bien plus centrale: comment rassurer ceux qui ont peur de perdre leur statut sans désespérer davantage ceux qui n'en ont aucun ? Jusqu'à présent, le PS n'a pas résolu cette équation.

Quelles sont les réponses possibles ?

La difficulté est que déclassement et peur du déclassement appellent des réponses totalement opposées. Pour conjurer le déclassement, les politiques sont contraints de renforcer les protections dont bénéficient déjà les salariés les plus protégés. Ainsi en va-t-il de la proposition récente de la gauche de réintroduire l'autorisation administrative de licenciement.

A l'inverse, pour lutter contre la peur du déclassement, il faut réduire l'écart gigantesque entre ceux qui sont protégés et les autres, car c'est ce gouffre qui est le principe même de la peur. On voit bien que ces deux politiques sont largement incompatibles. On voit bien, aussi, qu'au-delà de mesures techniques, ces questions touchent aux fondements mêmes de la société.

Je n'ai pas de solution miracle. Mais il me semble qu'une société où ce qui s'acquiert et ce qui se perd seraient moins irréversibles, moins définitifs, pourrait constituer un progrès. Une société où les protections sont davantage universelles et moins étroitement sélectives.
Propos recueillis par Luc Bronner et Catherine Rollot

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