TOUT EST DIT

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ǝʇêʇ ɐן ɹns ǝɥɔɹɐɯ ǝɔuɐɹɟ ɐן ʇuǝɯɯoɔ ùO

dimanche 25 octobre 2009

Entretien avec Jean d'Ormesson

Ce qui frappe, avant tout, ce sont ses yeux. Pétillants. Rieurs. Oui, les yeux de Jean d'Ormesson sont une formidable machine à voir le monde et la vie. Qu'ont-ils donc vu, ces yeux, qui fixèrent bien des puissants (Giscard, Mitterrand, Sadate, Obama...), qui caressèrent les femmes autant que les rêves? Ah, ces yeux! Ne demandez pas d'où vient qu'ils brillent autant: c'est au contact des textes qu'ils se sont ouverts! Chateaubriand (bien sûr), Ronsard, Toulet, Aragon et des centaines d'autres dont "Jean d'O" récite les vers par coeur, ponctuant chaque soupir d'un regard d'enfant. En rassemblant ses "chroniques du temps qui passe", étalées sur plus de soixante ans (1948-2009) et évoquant autant les écrivains que le cours de la vie ou le destin de la planète, le plus mutin des académiciens montre que journalisme et littérature ne font pas toujours si mauvais ménage. Sans doute Jean d'Ormesson est-il un bon romancier. Assurément, il est un grand journaliste. Saveur du temps, qui fait suite à son admirable Odeur du temps, est à l'oeuvre de ce grand érudit hédoniste ce que le Bloc-notes de Mauriac est à la cathédrale du grand écrivain catholique. Il était temps de confesser la "nouvelle idole des jeunes".


Vous publiez un nouveau recueil d'articles. Quelle est l'unité de ces "chroniques du temps qui passe"?
Jean d'Ormesson. C'est ma fille Héloïse qui a choisi ces chroniques. La plus ancienne n'est pas fameuse: elle date de 1948, c'est une lettre ouverte intitulée "Qu'est-ce qu'un bourgeois? " que j'avais envoyée au Monde et où je disais des choses que tout le monde savait déjà. A titre documentaire, cela peut peut-être être intéressant. La plus récente de ces chroniques date de 2009 et porte sur l'anniversaire des premiers pas de l'homme sur la Lune. D'une chronique à l'autre, il y a certaines répétitions, bien sûr... Mais, après tout, on a le choix entre se répéter et se contredire. Et vous m'accorderez qu'il n'y a pas tant de contradictions. L'unité, c'est l'admiration. Un exercice d'admiration des écrivains morts, des écrivains contemporains, des grandes oeuvres, du monde. C'est ce qui fait l'originalité de ce livre: nous vivons une époque vouée à la dérision et à l'ironie; moi, même si je sais aussi jouer ce jeu, je me reconnais davantage dans un personnage qui ressemblerait au Candide de Voltaire: il s'émerveille de tout.

On dit parfois de vous, non sans moquerie mais non sans raison, que vous aimez jouer le ravi de la crèche...
J. d'O. Mais oui! Ce sont les chroniques du ravi de la crèche! Avec, naturellement, de grandes inquiétudes. Il est difficile, notamment, d'être en admiration devant l'état de la langue française ou devant les grandes interrogations sur la littérature. La littérature d'aujourd'hui vaut-elle celle de l'entre-deux-guerres qui fut, avouons-le, stupéfiante?

A ce point?
J. d'O. Et comment! La littérature française commence, tout le monde le sait, avec la Cantilène de sainte Eulalie, qui suit de très peu les Serments de Strasbourg, premier document rédigé en une autre langue que le latin. Tout au long de ces mille ans de littérature, quatre périodes me semblent particulièrement éclatantes. La première, c'est le XVIe siècle. Merveilleux, le XVIe siècle! Ronsard, du Bellay, Jodelle, et, plus tard, Maynard, Malleville... Ronsard, qui fut un familier des princes, qui s'intéressa à l'histoire, à la politique, à la religion, mais qui s'occupa surtout de Marie, de Cassandre et d'Hélène, fut incroyablement célèbre de son vivant et tomba totalement dans l'oubli au siècle suivant. Voltaire le traite extrêmement mal et le XVIIIe l'ignore complètement. C'est Sainte-Beuve qui l'a redécouvert. Ensuite, évidemment, il y a l'âge classique, avec ces deux créateurs définitifs de la prose et de la poésie que sont Pascal et Corneille. La troisième grande période, c'est le romantisme, qui va de Rousseau et Chateaubriand à Zola et Baudelaire. La quatrième période n'est pas la moins brillante, elle s'étend sur moins de vingt ans, c'est l'entre-deux-guerres: Claudel, Péguy (même s'il meurt en 1914), Saint-John Perse, Valéry, Gide, Aragon, tous les autres... Vous savez, on connaît la date de naissance de la langue française (1539, l'édit de Villers-Cotterêts), mais on connaît aussi le jour et l'heure de la fin de la domination de la langue française. C'est le 10 mai 1940. L'effondrement français, que les gens de vingt ans ne connaissent pas mais que ceux de ma génération ont subi, restera une douleur à jamais. La littérature française, qui va mourir ou, du moins, perdre beaucoup des siens, donne avant cette date un dernier éclat. Et ce dernier éclat est extraordinaire!

Dans ce livre, vous, que l'on a connu si bienveillant à l'égard de beaucoup d'écrivains, êtes très sévère avec la littérature française contemporaine: est-elle en crise? Est-elle nulle?
J. d'O. Oh, nulle, non! Mais en crise... La seconde moitié du XXe siècle, à laquelle j'appartiens, m'apparaît en effet moins brillante que cet entre-deux-guerres si stupéfiant. Cela dit, je trouve que la situation est meilleure aujourd'hui. Je pense à Claude Lanzmann, dont Le lièvre de Patagonie est un livre formidable. Je pense aussi à Jean Rolin, que je considère comme un grand écrivain, ou à Pierre Michon ou Marie NDiaye...

Vous retrouvez votre habituelle bienveillance... Mais revenons à vous. Votre premier texte date de 1948. A quel âge avez-vous su que vous seriez écrivain?
J. d'O. Très tard. J'avais vingt-neuf ans.

Vingt-neuf ans, vous trouvez que c'est tard!
J. d'O. La plupart de mes amis ont écrit à quinze ou seize ans. Et Françoise Sagan a publié Bonjour tristesse à dix-neuf ans! Moi, à dix-neuf ans, j'envoyais un mauvais article au Monde. J'étais passionné par la littérature, attiré par le journalisme, mais je n'aurais jamais osé écrire. Mon premier livre date de mes vingt-neuf ans. Je l'ai écrit sous les ricanements de mes camarades d'école. C'est que j'étais normalien et on ne rigole pas, à Normale sup: il faut de l'érudition; écrire un roman, c'est ridicule. Mes premiers romans n'ont pas connu un succès formidable, avouons-le.

Pour quelles raisons, selon vous?
J. d'O. C'est très simple: ils n'étaient pas assez bons.

Encore votre fausse modestie légendaire!
J. d'O. Mais non, je vous assure! Je dois beaucoup, pourtant, à René Julliard qui m'a toujours soutenu en me prédisant un destin à la Sagan, publiant mes romans avec abnégation et essuyant, avec moi, demi-échec après demi-échec. Peut-être que l'une des raisons de ces échecs est le fait que personne ne parlait de mes livres au Figaro où j'étais interdit de recension depuis que j'avais massacré dans la presse un roman - très mauvais - du directeur, Pierre Brisson, qui était un grand journaliste, mais un piètre romancier. Et puis, il y a eu La gloire de l'Empire, en 1971, et là, tout s'est emballé. Le succès est arrivé. Enfin! Pourtant, en l'écrivant, je trouvais ce livre un peu ennuyeux. Il m'arrivait de m'endormir dessus. Mais je me disais: "Il faut aller jusqu'au bout." J'intégrais alors quelques petites plaisanteries, comme, par exemple, des notes de bas de page renvoyant à elles-mêmes.

Puis vous êtes devenu directeur du Figaro et vous avez cessé d'écrire des romans...
J. d'O. Je n'ai pas suivi ce conseil que donnait Paul Morand: "Pas de pornographie. Et pas de journalisme..." Le Figaro m'a pris six années de ma vie. Passionnantes, mais qui m'ont totalement éloigné de la littérature. A mon arrivée au Figaro, j'avais fini un livre qui était une chronique familiale, Au plaisir de Dieu, et qui fut un grand succès. C'est à partir de là que ça a vraiment marché.

En soixante ans de vie littéraire, avez-vous connu des moments de découragement?
J. d'O. La littérature, c'est comme le mariage: les quarante premières années sont difficiles, mais après, ça va tout seul. Non, je n'ai jamais eu de grandes difficultés à écrire. On m'a beaucoup reproché d'avoir souvent écrit mon dernier livre. Il est vrai qu'il y a eu un adieu à la littérature (Au revoir et merci). Et, lorsque j'approchais les soixante-dix ans, alors que ma santé était peut-être un peu moins bonne qu'aujourd'hui et que j'avais, aussi, traversé quelques chagrins, j'ai écrit C'était bien. Je pensais, très honnêtement, que ce serait mon dernier livre. Ce ne fut pas le cas. En fin de compte, j'aurai partagé ma vie entre littérature et journalisme. Je pense véritablement que l'opposition entre journalisme et littérature est très forte. Naturellement, il y a eu quelques écrivains qui furent de grands journalistes et inversement: Hérodote, Xénophon, Victor Hugo (celui de Choses vues), Mauriac, Kessel... Mais l'opposition entre journalisme et littérature est réelle. Le journalisme, c'est une équipe. La preuve? Quand Mauriac a quitté Le Figaro, on a dit: "Le Figaro va s'écrouler", et il ne s'est pas écroulé. Quand Raymond Aron a quitté Le Figaro, je me suis dit la même chose... Et Le Figaro est encore là! Le journaliste, c'est une équipe; l'écrivain est toujours seul. Mais la différence principale est ailleurs: l'écrivain pense à la mort.

Et pas le journaliste?
J. d'O. Pas du tout! Le journaliste pense à la vie. Spinoza disait que philosopher, ce n'est pas réfléchir à la mort mais réfléchir à la vie. Eh bien, le journaliste est spinoziste, pas l'écrivain.

Derrière l'image joyeuse que vous avez pris soin de fabriquer de vous-même, notamment à travers les médias, se dissimule donc une réflexion sur la mort?
J. d'O. A un point énorme! Je suis très gai et extraordinairement mélancolique. Oui, je pense à la mort sans cesse. D'abord parce que mon âge est quand même avancé. Il faut bien le dire: je suis vieux. J'ai commencé à comprendre que j'étais vieux à partir du moment où les gens m'ont dit: "Comme vous êtes jeune! Vous avez bonne mine! " Evidemment, car on s'attend à ce que j'ai mauvaise mine, à mon âge. Donc la mort est là. Oui, elle est là. Mais elle est là, présente dans mes pensées et dans mes livres parce que j'ai énormément aimé la vie.

Vraiment? L'an dernier, dans Qu'ai-je donc fait?, vous avez tout de même fendu l'armure en confessant avoir été parfois lâche avec les femmes. La confession est un art que vous avez très peu pratiqué: vous restez très secret sur votre vie privée.
J. d'O. Très secret. Vous savez, la parole a été donnée aux hommes pour cacher leurs pensées. Et l'une des meilleures façons de dissimuler consiste à parler beaucoup, à écrire beaucoup. Oui, j'ai très peu parlé de moi. Je ne dis pas que je me suis bien conduit dans la vie, je dis que la vie a été indulgente avec moi, même dans mes bassesses, même dans ce que j'ai fait de mal - et il y a beaucoup de choses dont je ne suis pas tellement fier. Après tout, j'aurais pu avoir une vie beaucoup plus brillante: j'avais tout de même dix-huit ans en 1944, j'aurais pu m'engager dans la Résistance. D'autres l'ont fait à cet âge. Moi, je passais le concours de l'Ecole normale...

Est-ce là votre unique regret?
J. d'O. Cher François, vous ne me ferez rien dire sur ma vie sentimentale. Mais... elle n'a pas toujours été formidable, je le reconnais. J'en ai donné un aperçu dans Qu'ai-je donc fait?. Mais j'ai encore des ressources d'ignominie cachée. Et, donc, je ne cherche pas à me faire briller. D'ailleurs, on m'accuse parfois de fausse modestie. Ma modestie est tout à fait sincère. Ce qui est vrai, c'est que la vie a été indulgente à mon égard: j'ai pu faire des études, je n'étais pas si pauvre. Je ne vais pas me présenter à vous comme un homme de gauche, mais je trouve que l'égalité des chances au départ est vraiment une grande cause. Moi, j'ai eu la chance de naître au bon endroit. Je suis un héritier. Tout ce que j'ai fait de bien, peut-être, c'est de ne dilapider cet héritage ni dans les boîtes de nuit ni sur les champs de courses mais de le transformer en livres.

Vous avez été plutôt sage comparé aux écrivains qui vous fascinent: Morand et ses Bugatti, Roger Nimier et sa fin tragique en Aston Martin, Sagan et sa façon de brûler la vie par les deux bouts. Pourquoi?
J. d'O. Parce que j'ai commencé à écrire très tard. Savez-vous pourquoi je parais si jeune alors que je suis si vieux? Parce que j'ai commencé ma vie très tard. Je rattrape le temps perdu. Jusqu'à trente-cinq ans, je n'ai rien fait. J'ai travaillé. A Normale sup, je travaillais. A l'Unesco, je travaillais ou je faisais semblant. J'ai beaucoup glandé, vous savez. Si, si! J'ai eu, en effet, des voitures ridiculement longues, des chemises fabuleuses, j'ai beaucoup été aux Caraïbes... Et puis, à partir du moment où j'ai commencé à écrire, je n'ai plus eu en tête qu'une seule idée: me retirer. J'avais envie d'être un grand écrivain. Alors, de nouveau, j'ai travaillé. Mais je savais que je ne saurais pas unir les grandes voitures et les grands livres. J'ai abandonné les voitures pour la littérature. Oh, je ne dis pas que j'ai été un grand écrivain... mais...

Vous vous êtes vous-même surnommé l'"écrivain du bonheur". Or vos romans, ces quatre ou cinq dernières années, semblent démentir ce surnom...
J. d'O. Oui, je suis un peu revenu de ça. J'ai été un écrivain du bonheur. Parce que j'ai beaucoup parlé de l'amour de la vie. La vie et moi, on s'est très bien entendus. Elle m'a beaucoup donné et j'ai essayé de lui rendre un peu de son indulgence. Bernard Frank, que j'aimais beaucoup et qui ne m'a jamais ménagé, comme vous savez, me disait: "Tu ne seras jamais un bon écrivain car tu n'as jamais souffert." Faut-il vraiment souffrir pour être un grand écrivain? me demandais-je. J'ai longtemps répondu non à cette question. Aujourd'hui, je n'en suis plus sûr. Je pense, en disant cela, à François Nourissier, qui est un grand écrivain - Le bar de l'Escadrille ou A défaut de génie sont des chefs-d'oeuvre - et dont la vie et le destin furent marqués par le malheur. Sa vie est comme ses livres: malheureuse. A tout prendre, peut-être que, oui, je préfère le bonheur au malheur.
Reprendriez-vous à votre compte cette formule de Roger Nimier: "Ne rien prendre au sérieux, tout prendre au tragique"?
J. d'O. J'ai pris trop de choses au sérieux, comme tout le monde. Si je faisais une tache sur mon costume ou une rayure à ma voiture décapotable, cela m'ennuyait. Mais ce n'est rien. Ecrire un livre réussi, vous savez ce que c'est? C'est écrire un livre qui change un peu celui qui le lit et celui qui l'a écrit.

Combien de vos livres vous ont changé?
J. d'O. La gloire de l'Empire m'a fait monter d'un degré - un de ces degrés que l'on atteint en se disant: "Maintenant, il ne faut pas descendre en dessous de ce niveau-là." C'était bien m'a changé. Ainsi que Qu'ai-je donc fait?. C'est tout.

En quoi ces livres vous ont-ils changé?
J. d'O. Ils m'ont éloigné de l'écrivain du bonheur que j'étais. Je suis actuellement en train de travailler sur un nouveau livre. Je vais aller encore plus loin dans ce sens... Je ne prétends pas avoir écrit de grands livres mais ceux que j'ai écrits ne m'ont pas laissé indemne. L'idée que les Mémoires d'outre-tombe n'ont pas changé Chateaubriand, que Les châtiments n'ont pas changé Hugo, que Les essais n'ont pas changé Montaigne ne tient pas debout. Un livre qui ne change pas son auteur n'est pas un grand livre. Ni même un bon livre.

Dans Saveur du temps, vous posez la question de savoir si l'écrivain doit ou non se mêler au tourbillon du monde. Vous êtes admiratif devant Pierre Louÿs, Cioran, Gracq ou Modiano qui ont tous choisi de ne pas se mêler au tourbillon du monde alors que vous, à l'inverse, avez choisi de vous y confronter. Quelle doit être l'attitude de l'écrivain?
J. d'O. Je suis un peu schizophrène. J'aimerais être comme eux. Je suis comme moi.

"Je me suis souvent trompé", écrivez-vous dans Saveur du temps. Sur quoi?
J. d'O. J'ai salué la grandeur de Mao à sa mort, par exemple. Quand Khomeiny est mort, j'ai écrit que le régime des mollahs ne lui survivrait pas.

Vous avez beaucoup aimé les feux du pouvoir...
J. d'O. Le pouvoir... Je m'en suis toujours méfié. J'ai été invité à l'Elysée par Giscard d'Estaing. Une seule fois. Il est vrai que j'avais fait sa campagne. Mitterrand, sur qui j'avais tiré à boulets rouges, m'a invité vingt-six fois!

Quels sont vos défauts?
J. d'O. Je suis Gémeaux, cyclothymique et un peu schizophrène.

Paranoïaque?
J. d'O. Ah non, pas du tout! Le paranoïaque, c'était Raymond Aron. J'admirais Aron, plus que tout, mais il était totalement paranoïaque. Un jour, je l'ai écrit dans un de mes livres. Il m'a répondu, en grommelant: "Paranoïaque, paranoïaque... Est-ce ma faute, à moi, si j'ai toujours raison? " Ce qui est la définition même du paranoïaque!

Ne pas avoir réussi à le faire entrer à l'Académie française est-il un de vos regrets?
J. d'O. Et comment! J'ai réussi à faire entrer Marguerite Yourcenar mais j'ai échoué avec Aron. A la fin de sa vie, il acceptait l'idée d'entrer à l'Académie mais il était très orgueilleux et avait un caractère terrible. Il m'a donc demandé de sonder les autres académiciens. J'ai fait le tour et je suis revenu en lui disant: "Vous ne pouvez pas vous présenter pour cinq raisons. 1°) Vous avez contre vous les antigaullistes - à cette époque, il y avait encore beaucoup d'anciens vichystes Quai Conti. 2°) Vous avez contre vous les gaullistes - Maurice Schumann rapporte que de Gaulle parlait de lui ainsi: "Aron, Aron? Est-ce ce personnage qui est journaliste au Collège de France et professeur au Figaro? "" 3°) Vous avez contre vous les antisémites - à l'époque, il y en avait. 4°) Vous avez contre vous les juifs de l'Académie - qui disaient: "Il n'en faut pas trop." Ces quatre catégories-là, vous pouvez les surmonter. Mais il y a une cinquième catégorie que vous ne pourrez pas surmonter: ceux à qui vous avez fait comprendre, un jour ou l'autre, que vous étiez plus intelligent qu'eux." Aron a ri et ne s'est pas présenté. Il a bien fait. Il aurait été impitoyablement battu. J'ai un autre regret: Aragon. Un jour, il m'a dit: "Jean, tu sais, je suis snob." Je lui ai répondu: "Vous êtes snob? Entrez à l'Académie française." Il ne m'avait pas dit non. Il avait démissionné du jury Goncourt - en partie à cause de Nourissier. J'en ai parlé à l'Académie et on m'a répondu qu'il n'avait qu'à se présenter, faire les visites, ce qui était inconcevable pour lui: Aragon, le plus grand poète français vivant, celui qui a écrit:

"C'est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midis d'incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes [...]
Il y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l'aube première
Il y aura toujours l'eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n'est le passant",

il fallait lui dérouler le tapis rouge - c'est le cas de le dire! - et il serait venu. Evidemment, l'Académie a refusé de lui faire cet honneur.

Pourquoi ne cessez-vous de défendre l'Académie française?
J. d'O. Il ne faut pas cracher dans la soupe.

Certes. Mais ces dernières années, tout de même, la crise ne touche pas que la littérature: succession d'élections blanches, élections qui font ricaner...
J. d'O. Je n'ai plus l'énergie nécessaire. Je me suis mis en retraite, je laisse faire les autres... L'Académie française a toujours comporté un grand nombre de médiocres, vous savez. Voyez le XVIIIe siècle: c'était pire! Quand vous regardez mon fauteuil, le seul nom que vous connaissez est Jules Romains. Voltaire disait: "Nous faisons très attention de ne pas avoir que des grands esprits à l'Académie, car ce serait invivable." Et Paul Valéry avait cette formule fabuleuse: "L'Académie est composée des plus habiles des hommes sans talent et des plus naïfs des hommes de talent."

Mais tout de même, "quand on est quelqu'un, pourquoi vouloir devenir quelque chose? " - puisque vous voulez jouer au jeu des citations.
J. d'O. Vous avez raison! Eh bien voici ma réponse: j'ai voulu entrer à l'Académie française pour me débarrasser de cette tentation. J'y suis entré à quarante-sept ans. Après, j'ai pu faire autre chose: écrire.

Que peut-on espérer de mieux que ce que vous avez eu?
J. d'O. Léon Bloy, qui était insupportable et chrétien, a dit: "La seule tristesse, c'est de ne pas être un saint." C'est beau, non?

A quelle sainteté aspirez-vous?
J. d'O. M'occuper des autres. J'ai été très refermé sur moi-même. Un grand écrivain, c'est bien; un saint, c'est mieux.

Vous confessez avoir été narcissique?
J. d'O. Mais naturellement, je suis narcissique. Bien sûr. Tout écrivain véritable est narcissique.

Y a-t-il un moment où il faut, pour reprendre une expression que vous employez au début de votre livre, "quitter la table"?
J. d'O. Oui. Pour moi, le silence est une grande tentation. Je crois que je devrais en être capable. Vous verrez...

Qu'est-ce qu'un bon écrivain?
J. d'O. C'est d'abord un style. Beaucoup de gens arrivent chez les éditeurs et disent: "J'ai une histoire merveilleuse." Mais ce ne sont pas les histoires merveilleuses qui font les écrivains, c'est le style.

Est-ce que le style, c'est l'homme?
J. d'O. Le style, c'est la littérature. Mais il ne faut pas aller trop loin. Je pense que le formalisme, qui écarte tout ce que les Américains font si bien, c'est-à-dire raconter une bonne histoire, est très dangereux parce que cela éloigne le public. Mais il est vrai que ce qui dure, dans un livre, c'est le style. On n'écrit pas avec des histoires, on écrit avec des mots. Et les écrivains qui tiennent, qui traversent le temps, et ne parlons même pas des plus grands mais de Mérimée ou de Voltaire, ceux-là tiennent parce qu'ils ont un style et non pas parce qu'ils ont des histoires merveilleuses. Les histoires ne font pas l'écrit.

Vous écrivez, en 1962: "La crise de la littérature, et plus particulièrement du roman, vient d'abord sans doute de l'absence de grands écrivains." Pensez-vous toujours la même chose?
J. d'O. Il est possible que le grand écrivain soit une création du XIXe siècle. Madame de Sévigné n'a jamais pensé qu'elle était un "grand écrivain". Je doute que Montaigne ait pensé qu'il était un "grand écrivain". Bossuet aurait eu horreur de l'idée d'être un "grand écrivain". Il disait d'ailleurs: "La terrible mission de l'orateur sacré qui veut à la fois plaire et qui ne veut pas plaire..." C'est très très bien, ça. Soljenitsyne est moins un grand écrivain qu'une grande conscience. Peut-être que les derniers grands étaient Hemingway et Faulkner. Cioran, que j'aime tellement, n'était pas ce que l'on appelle le "grand écrivain".

Vous écrivez: "La culture française ne doit pas s'appeler nostalgie, elle doit s'appeler espérance." Comment transformer cette nostalgie - dont certains déclinologues, y compris dans les colonnes du journal que vous avez dirigé, ont fait un fonds de commerce - en espérance?
J. d'O. Grâce à Dieu, je ne suis pas ministre de la Culture!

Auriez-vous aimé l'être?
J. d'O. J'aurais détesté l'être, mais j'ai un caractère si faible que si on me l'avait proposé j'aurais accepté.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain?
J. d'O. Surtout pas de journalisme! Il vaut mieux être banquier ou chauffeur de taxi pour être écrivain. Vous savez très bien qu'être journaliste et écrivain, ce sont deux métiers hystériques et qui se tuent l'un l'autre.

Il y a un leitmotiv dans ce livre, mais aussi dans toute votre oeuvre, qui est: "Nous avons perdu notre gaieté." Comment la retrouver?
J. d'O. Comment voulez-vous qu'on ne l'ait pas perdue? Vous voyez bien ce qu'a été ce XXe siècle: épouvantable. J'ai fait le calcul: si vous additionnez Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, le colonialisme, vous obtenez cent millions de morts violentes en cent ans, c'est-à-dire un million de morts par an! Et ce début de XXIe siècle: la crise, la fin de la religion... Oui, les gens ont perdu leur insouciance. Le grand problème, c'est de rendre l'espérance aux gens. Qu'est-ce qui donnait de l'espérance, autrefois? L'Eglise catholique et le Parti communiste. Or, le Parti communiste a disparu et l'Eglise catholique est un peu souffrante. Aujourd'hui, ce qui donne de l'espérance, c'est peut-être la littérature. On pourrait peut-être dire que la littérature naît du malheur et qu'elle donne du bonheur. Elle rend une espèce d'espérance aux gens. C'est sans doute pour cela que le livre ne se porte pas si mal en France. Il y a une formule de Michel-Ange que j'aime tellement: "Dieu a donné une soeur au souvenir et il l'a appelée espérance."

Et vous, quel est votre truc pour rester gai et résister à la médiocrité ambiante?
J. d'O. Les amis, comme disait Borges. Je n'écris ni pour moi-même, ni pour la masse mais pour un petit nombre d'amis.

Croyez-vous toujours en Dieu?
J. d'O. J'ai écrit beaucoup de livres là-dessus et j'en écrirai encore un, et il m'est très difficile de répondre par oui ou par non. Mais, si vous voulez que je vous réponde par oui ou par non, alors la réponse est: oui.

Comment envisagez-vous votre propre mort?
J. d'O. Je pense très peu à ma mort. Je ne vis pas du tout dans l'inquiétude de la mort. Sur ce point, je suis spinoziste: je crois à la vie.

Mais comment peut-on être un personnage public de premier plan sans jamais vraiment rien livrer de personnel?
J. d'O. A moins d'être Chateaubriand, il ne faut surtout pas se mettre entre la vie et soi. La vie de soi-même a très peu d'intérêt. On peut essayer de manoeuvrer au mieux, comme je l'ai fait, pour tâcher de profiter de cette vie, mais ce qui nous est donné vient d'ailleurs.

Comme toujours - et c'est délicieux - vous vous êtes réfugié, dès qu'il s'agissait d'une question trop personnelle, derrière une citation. Pourquoi?
J. d'O. Mais c'est ma charmante modestie! Il se trouve que beaucoup d'écrivains ont dit mieux que moi ce que je pouvais exprimer. Alors quand j'arrive à les placer, je me sers d'eux. Oui, c'est un bouclier. Je ne cherche pas à dévoiler quoi que ce soit sur moi, c'est ainsi. Degas disait: "Je voudrais être illustre et inconnu." Merveilleux, non?

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