TOUT EST DIT

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jeudi 26 juin 2014

Suppression des notes : Benoît Hamon mérite un zéro pointé !

Je vais révéler un secret aux lecteurs de Vox - j'espère que mes collègues ne m'en voudront pas trop de trahir ce que notre ministre qualifierait sans doute de «délit d'initié». Nous autres, enseignants, nous sommes fondamentalement malveillants à l'égard de nos élèves. Lorsque nous les évaluons, notre but est de les humilier en leur montrant toute la profondeur de leurs lacunes. Nous nous délectons de leurs mines déconfites devant leurs sales notes, devant leurs zéros à répétition - que nous ne manquons jamais d'assortir d'une appréciation aussi méchante que laconique. Nous espérons ainsi les décourager et détruire en eux les belles dispositions dont ils étaient évidemment nantis à leur entrée dans nos classes: ils débordaient de bonne volonté, mais ce n'est certes pas avec nous qu'ils trouveront à l'employer! C'est bien pour cela que nous avons choisi ce métier, bien plus que pour la sinécure ou les salaires rondelets: nous voulons produire de l'échec afin de jouir du spectacle quotidien d'élèves démotivés par nos soins, et, petite satisfaction incidente, causer du tort à l'image de notre pays telle qu'elle se reflète dans l'enquête Pisa.
Bon, trêve de plaisanterie. L'interview donnée par Benoît Hamon au journal Le Parisien, où il dénonce le système actuel de notation et annonce l'ouverture d'une «consultation» pour le réformer, fait vraiment peine à lire.
D'abord parce qu'elle se fonde sur un certain nombre de clichés, que l'on pardonnerait sans doute au profane mais que l'on est beaucoup plus surpris d'entendre du ministre. L'école serait un lieu de souffrance pour les élèves (ils n'osent même pas répondre quand on leur pose une question, les pauvres), et de souffrance telle qu'on la rumine encore des années plus tard: «Tout le monde a le souvenir d'un échec à l'école», ne manque pas de noter M. Hamon, ce qui risque surtout d'alimenter les spéculations sur son propre parcours. Et par ailleurs, les notes telles qu'elles sont actuellement utilisées seraient un vecteur des inégalités sociales: «Si vous avez 10 de moyenne, on considère que vous “valez” 10. Cela satisfait d'abord les familles qui maîtrisent les codes de la réussite à l'école.» Eh oui, pas évident ces maudits codes: écoute ce que dit la maîtresse, fais tes devoirs, ne passe pas huit heures par jour devant les écrans, comment expliquer cela aux malheureuses victimes de l'élitisme?
Ensuite parce que l'on trouve, dans les propos du ministre, certaines inexactitudes qui semblent trahir une maîtrise insuffisante de ses dossiers ou, à tout le moins, de sa communication. Ainsi la dictée aurait-elle pour objet d'évaluer la maîtrise de la grammaire et de la syntaxe ; or le terme syntaxe désignant l'agencement des mots dans la phrase, on voit mal comment une dictée pourrait mesurer la maîtrise qu'en ont les élèves. De même on est très surpris de lire un éloge des «travaux personnels encadrés» (TPE) effectués par les lycéens de première. Cet exercice est donné en exemple des méthodes permettant d'«apprendre et d'évaluer différemment». Or les TPE donnent lieu à une notation sur 20 tout à fait classique, qui est indispensable pour qu'il puisse en être tenu compte dans le calcul des résultats du baccalauréat. Par ailleurs, dans mon expérience personnelle (aux enseignants qui liront ce billet de me dire si elle constitue une exception), les TPE consistent dans un grand nombre de cas en des séances hebdomadaires de glandouille collective sur poste informatique, conclues par la rédaction précipitée d'un document comprenant rarement moins de 70 % de copier-coller. Que le ministre pose ce pseudo-travail comme le modèle d'une pédagogie enfin positive ouvre de bien riantes perspectives à ceux qui ont encore la prétention de transmettre quelque chose à leurs élèves.
Enfin, M. Hamon se focalise sur la note comme si en elle se résumait tout le travail d'évaluation et de conseil fourni par les enseignants. Comme si ces derniers n'annotaient pas les copies qu'ils rendent à leurs élèves, comme s'ils ne consacraient pas une part substantielle de leurs heures de cours à la correction collective des exercices (en répondant aux questions de ceux qui veulent bien se donner le mal d'en poser), comme s'ils ne prenaient jamais le temps de revoir avec son auteur un travail raté, comme s'il n'y avait rien pour aider les élèves à connaître leurs faiblesses et à les surmonter - par exemple les soixante heures annuelles dues par tout enseignant du primaire aux élèves en difficulté, ou les soixante-douze heures d'accompagnement personnalisé intégrées dans l'emploi du temps de toute classe de lycée. En réalité la plupart des élèves savent très bien ce qu'ils doivent améliorer ; mais bien souvent ils n'en ont pas la capacité ou la volonté. Dans mon lycée (et ce n'est pas le pire de France, loin s'en faut), des élèves de terminale S ne savent pas leurs tables de multiplication, des élèves de terminale L avouent sans détour que la lecture de livres les ennuie profondément. Je ne pense pas qu'une réforme de l'évaluation, si bien pensée soit-elle, remédiera à des problèmes de cette nature.
Que souhaite obtenir le ministre au fond? Il est bien évident que la consultation annoncée aboutira, comme c'est toujours le cas, aux conclusions souhaitées par son commanditaire. Or les intentions de M. Hamon apparaissent assez clairement dans son interview: il souhaite une évaluation qui ne se présente pas forcément sous la forme d'une note, qui soit bienveillante et non anxiogène ; il veut aussi qu'elle permette «de mesurer les progrès accomplis et ceux qui restent à accomplir» mais qu'elle ne brusque pas les apprentissages, puisqu'«on peut concevoir qu'un certain nombre de connaissances attendues à la fin de la 6e ou du CE2 puissent être acquises plus tard.» En termes clairs, il s'agit de systématiser la méthode d'évaluation par compétences qui prévaut déjà dans la grande majorité des écoles primaires, en l'assouplissant un peu pour achever de la rendre illisible et inutile.
Prenons un exemple clair. Les écoliers d'il y a trente ans ramenaient cinq fois par an à leurs parents émerveillés un petit livret où figuraient une dizaine de notes correspondant aux matières étudiées (l'approche par compétence n'étant pas totalement négligée puisqu'on distinguait évidemment grammaire, orthographe et rédaction). Ce document donnait aussi le rang de l'élève, ce qui chagrinait les derniers, mais remplissait les premiers d'une légitime fierté. Les appréciations portées par le maître ou la maîtresse pointaient les efforts accomplis ou leur absence. C'était finalement bien clair pour tout le monde.
Aujourd'hui, ah, le bel aujourd'hui de la pédagogie moderne! J'ai sous les yeux les livrets scolaires de mes deux garçons, élaborés par l'inspection académique du Val-de-Marne «en référence aux programmes nationaux». Dans le livret de Fifils n°2, actuellement en classe de CP, 89 items regroupés en 18 chapitres ont été notés de A (acquis) à D (non acquis). J'apprends ainsi que pour l'item n° 6, «prendre part à des échanges verbaux tout en sachant écouter les autres», mon cadet a obtenu un B+ fort encourageant ma foi. Et à présent qu'est-ce que je peux bien faire de cette information? En «pratiques artistiques et histoire de l'art», des évaluations ont permis de vérifier que les élèves savent «observer, écouter, décrire et comparer des œuvres» (les italiques sont d'origine), «proposer (ou utiliser) des procédures simples mais combinées (recouvrement, tracés, collage/montage)», et «chanter en portant attention à la justesse tonale, à l'exactitude rythmique, à la puissance de la voix, à la respiration et à l'articulation». Quand je pense qu'à cet âge je n'ai eu que de malheureuses notes sur 10 en «dessin» et en «chant», je me dis que j'ai vraiment manqué quelque chose.
Le livret de Fifils n°1, élève de CM1, compte huit pages. On y trouve 280 (deux cent quatre-vingts) items répartis en 70 chapitres. C'est, me suis-je laissé dire, le palier 2 du socle simplifié. On dirait le nom d'un talisman précieux dans un roman d'heroic fantasy ; celui qui le possède doit luire d'une étrange aura. Toujours est-il que j'ai photocopié le document pour les nuits d'insomnie. -Fifils n° 1, lui, a pris les choses avec beaucoup de pragmatisme. Il a parcouru le livret en diagonale pour compter le nombre de A qu'il a obtenus et a transformé cela en une note ; puis il a comparé cette note avec celle de ses camarades (qui avaient tous fait la même chose), et a abouti à une idée très précise de son classement. C'est ainsi qu'il entretient sa motivation. Ingénieuse méthode, pas vrai?
Si, comme je le crois très fermement, ce qui vient d'être décrit préfigure la réforme de l'évaluation voulue par M. Hamon, un certain nombre de questions méritent à mon sens d'être posées:
- en quoi obtenir un D (compétence non acquise) est-il moins humiliant et moins anxiogène que d'obtenir un 0, ou une autre mauvaise note chiffrée?
- en quoi une évaluation comme celle que l'on vient de décrire est-elle plus compréhensible pour les élèves et leurs parents, en particulier «les familles qui ne maîtrisent pas les codes de la réussite à l'école»?
- est-il possible ou même souhaitable de travailler à la mise en place d'une école dont seraient exclus classement, compétition et «anxiété» - sachant que ce dernier mot ne désigne rien d'autre dans le discours officiel que le désir de bien faire?
- comment le ministère envisage-t-il de rémunérer le surcroît monstrueux de travail inutile que la mise en place d'un système d'évaluation «réformé» produirait pour les enseignants?
Nul doute que la Grande Commission Consultative mettra tout son soin à éluder ces questions, et quelques autres encore…

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