TOUT EST DIT

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vendredi 9 mai 2014

La course au centre

La course au centre


Le Figaro de ce jour, le 8 mai, publie en page 14 du journal une tribune dont je suis l’auteur, intitulée: "la course au centre, séduisante et dangereuse à la fois". La voici, pour en débattre:
Nous assistons peut-être en ce moment à un tournant de la vie politique française. L’abstention de 17 députés centristes et le vote favorable de trois d’entre eux sur le pacte de responsabilité présenté à l’Assemblée nationale par Manuel Valls le 29 avril dernier ne doit pas s’interpréter comme une simple péripétie de la vie politique, mais comme un événement révélateur d’une tendance profonde. Il est à rapprocher de la tendance qui s’exprime dans les sondages nationaux et qui semble plébisciter une évolution centriste. D’après l’enquête BVA du 28 avril, les deux partis centristes sont ceux qui bénéficient de la meilleure image auprès des Français: l’UDI avec 51% d’avis favorables et le MODEM avec 48%. La même tendance est frappante au niveau de la cote personnelle, avec la percée fulgurante du consensuel Alain Juppé, depuis plusieurs mois personnalité préférée des Français (56% d’opinions favorables) suivi de François Bayrou.
Le recentrage de l’opinion s’explique par les dernières évolutions politiques du pays. Nous sortons de la logique majorité/opposition pour entrer dans un climat plus unitaire. La gauche socialiste tend ostensiblement vers la sociale-démocratie gestionnaire, avec la nomination de Manuel Valls à Matignon et l’adoption du "pacte de responsabilité". A droite, les sujets dits "clivants" sont de plus en plus délaissés: la réforme de l’Union européenne, l’intégration, les banlieues, la sécurité, la politique migratoire. Les tentatives de bousculer l’ordre idéologique – à l’image de l’ouvrage de Laurent Wauquiez, Europe, tout doit changer (Odile Jacob) – se heurtent à un tir de barrage.
Ce mouvement correspond au sentiment que les concepts de droite et de gauche n’ont plus grand sens dans un climat porté sur le consensuel: 73% des Français le pensent selon le sondage CEVIPOF de janvier 2014. Il pourrait être aussi le fruit d’une lassitude envers la violence du climat politique, les grandes polémiques, les scandales à répétition et les lynchages de personnalités.
Un retour au sources de la République semble alors en voie de se produire. La IIIeRépublique était dominée par une vaste formation centrale – les Opportunistes, puis les Radicaux pendant près de quatre décennies – qui faisait et défaisait des coalition gouvernementale négociées entre les factions partisanes. Sous la IVun phénomène comparable a dominé le fonctionnement de la vie politique, autour d’une alliance centrale instable, dite "troisième force" entre la SFIO, ancêtre du parti socialiste, le MRP et l’UDSR centristes. Ce n’est que sous la Ve République que la démocratie française s’est peu à peu organisée autour d’un logique nette et durable de clivage entre une majorité et une opposition.
Faut-il se réjouir sans réserve de cet apaisement, recentrage, décloisonnement apparent de la vie publique de notre pays?
Tout d’abord, l’opinion publique est un phénomène complexe, paradoxal et aléatoire. La quête d’unité et de consensus ne retire rien, en profondeur, à ses inquiétude et à ses priorités, exprimées par exemple à travers l’étude de CEVIPOF. Celle-ci souligne que pour 87% des Français "les politiques ne s’intéressent pas à ce que pensent les gens comme eux", la politique inspirant à "36% de la méfiance et à 31%" du dégoût. Les sujets qui paraissent actuellement sacrifiés sur l’autel du consensus demeurent vivaces dans la conscience collective: ainsi 67% expriment une préoccupation sur l’immigration (CEVIPOF), 32% sur la sécurité (sondage Figaro du 9 décembre 2013). La défiance envers une Union européenne jugée bureaucratique et indifférente à leurs malheurs, notamment le chômage de masse, ne cesse de croitre: seuls 35% des Français portent sur elle un regard favorable (CEVIPOF).
Séduisante en surface, la perspective d’un recentrage durable de la vie politique comporte un véritable danger: celui d’aggraver la coupure entre "la France d’en haut et la France d’en bas "en donnant aux Français le sentiment que la classe politique ne traite pas les "sujets qui fâchent", se détourne de plus en plus de leurs souffrances ou de leurs inquiétudes. La course au centre, passant par une neutralisation des débats de société, reviendrait dès lors faire le jeu des courants extrémistes. Les forces républicaines n’offrant plus d’alternative dans un contexte aseptisé, dépolitisé, il resterait le seul recours aux mouvements protestataires.
D’ailleurs, la plupart des démocraties modernes notamment les Etats-Unis et le Royaume-Uni, fonctionnent sur la base d’un face à face entre deux forces de gouvernement. La modernisation de la vie politique française passe sans doute par l’adoption de nouvelle régles du jeu entre majorité et opposition, assurant un débat d’idées apaisé, mais libre et sans tabou, un renouvellement des élites politiques et de la représentation populaire. La course au centre est une fausse bonne solution qui conduit le pays dans l’impasse.

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