TOUT EST DIT

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jeudi 30 janvier 2014

Entre sur et sous-estimation des inégalités : les perceptions des Français passées au crible de la réalité des chiffres


Lors de son discours annuel sur l'état de l'Union, mardi, Barack Obama s'est montré déterminé à lutter contre les inégalités. Malgré la réalité des chiffres, les Américains considèrent paradoxalement leur société comme peu inégalitaire, contrairement aux Français.

Barack Obama, à l'occasion de son discours sur l'état de l'Union, a remis la question de la lutte contre les inégalités au centre de l'actualité. C'est pour lui un enjeu central. En France, comment les personnes perçoivent-elles la question des inégalités ? Leur perception correspond-elle aux critères objectifs ?

Olivier Galland : La France et les Etats-Unis sont deux cas typiques et contrastés. Aux Etats-Unis les inégalités sont très fortes et ont crû depuis une dizaine d'années alors qu'en France elles restent plutôt faibles et stablesAu niveau de la perception en revanche c'est exactement le contraire. Les Américains ont une perception assez faible des inégalités dans leur pays, alors qu'au contraire les Français ont l'impression de vivre dans une société particulièrement inégalitaire. Deux situations à fronts renversés, donc.
Lorsqu'on parle d'inégalités, il faut toujours faire attention à ne pas confondre avec pauvreté. Une société peut être inégalitaire sans nécessairement être marquée par de la pauvreté. L'inégalité réside dans l'écart entre les revenus, mais pas seulement. Dans une enquête réalisée en 2012, nous avons demandé aux sondés de situer sur une échelle de 1 à 10 le degré auquel ils considéraient que la société française était inégalitaire : revenus, école, patrimoine… Sur l'ensemble, la moyenne est proche de 7. Les Français pensent donc que les inégalités sont fortes et qu'elles sont inacceptables (la moyenne est alors de plus de 7 sur 10). Par contre lorsqu'ils sont interrogés sur leur situation personnelle les Français sont plus modérés. Dans à peu près tous les domaines ils considèrent  qu'ils se trouvent dans une situation plutôt favorisée par rapport aux inégalités.
Morgan Poulizac : Ce n'est pas tout à fait inattendu de la part d'Obama de remettre au centre du débat les questions de l'inégalité car ce sont des questions qui sont ardemment débattues depuis plusieurs mois aux Etats-Unis, du fait notamment de la publication de plusieurs chiffres qui témoignent d'un creusement entre les plus riches et les plus pauvres encore jamais atteint. Un fossé est en train de se créer et c'est tout le sens du discours d'Obama qui est de dire que les États-Unis ne sont plus capables de créer ces fameuses "windows of opporunity" qui sont le fondement de la démocratie américaine. Le contexte américain n'est absolument pas le même que le contexte français. Il y a des inégalités mais si l'on prend des indicateurs classiques comme l'indicateur Gini on voit que les inégalités se creusent mais dans une proportion bien moindre qu'outre-Atlantique. Il y a donc une moindre ampleur du phénomène chez nous.
Ceci étant dit, il y a en même temps une très grande sensibilité en France à ces questions de pauvreté. Bien que le risque de connaître des épisodes de pauvreté soit relativement plus réduit par rapport à d'autres pays en Europe, les Français se montrent particulièrement inquiets de tomber dans la pauvreté. Cette perception n'a pas de réel fondement si ce n'est anthropologique ou culturel. Le sentiment du risque de déclassification est cependant très prégnant dans un pays comme la France. On peut y voir néanmoins la conséquence d'un fait très concret. Les conditions de vie des personnes les plus fragiles, mais également de ceux qu'on nomme les classes moyennes, tendent objectivement à se durcir. Notamment parce que les dépenses contraintes ont, pour les moins riches, littéralement explosé depuis une dizaine d'années.
D'un point de vue objectif, il existe plusieurs manières de percevoir ces questions de pauvreté : il y a le seuil de pauvreté établi à 60% du revenu médian. Si l'on est en-dessous, on est considéré comme pauvre. L'autre manière de définir la pauvreté touche la privation matérielle : la possibilité de partir en vacances, de posséder certains biens, notamment électroménagers, des difficultés à finir les fins de mois.... Et puis il y a aussi ce qu'on appellela pauvreté subjectivecelle qui s'exprime dans l'opinion et qui est celle qui est sans doute la plus liée au sentiment d'inégalité.

Selon la classe sociale à laquelle on appartient, la perception de la pauvreté varie-t-elle ? Certaines personnes dites "riches" peuvent-elles ne pas se considérer riches, tandis que des personnes pauvres peuvent-elles ne pas se considérer en tant que telles ?

Olivier Galland : On note un contraste entre la perception globale et la perception personnelle des inégalités. Cela est dû au fait que la perception globale des inégalités dans notre société est très peu liée au statut social : quelle que soit l'appartenance sociale, le consensus est fort pour dire que les inégalités sont criantes. La conception de la justice sociale et les attitudes politiques expliquent les différences entre les Français à ce sujet.
Morgan Poulizac : Il va de soi qu'on ne perçoit pas la pauvreté de la même manière selon qu'on roule en berline ou qu'on ne peut plus utiliser sa voiture parce qu'on a pas de quoi payer son assurance auto. Il est par ailleurs évident qu'il est particulièrement difficile pour un cadre disposant d'une forte capacité d'épargne de s'imaginer ne serait-ce qu'une seconde vivre avec moins de 1000 euros par mois, ce qui lui en coûte pour partir une semaine au ski.
Lorsqu'on interroge cependant les Français pour savoir s'ils se considèrent riches ou pauvres, ce sont ceux qui, parmi les pays européens, répondent le plus souvent par "ni riches, ni pauvres". Autrement dit, ils se considèrent comme appartenant à la classe moyenne. Cependant, il ne s'agit pas, ou plus, à l'inverse des Etats-Unis, d'une affirmation positive d'appartenance à la classe moyenne, mais plutôt d'un rejet de la condition de pauvreté et de richesse, et il s'agit d'une spécificité forte de la France. Il y a de nombreuses raisons à cela mais l'une d'entre-elles me semble particulièrement importante : la représentation qu'ont les Français de leur pays comme étant un pays de classes moyennes. C'est-à-dire l'idée que le système de redistribution et de protection sociale s'opposerait à l'existence de situations d'exclusion, même si elles existent. Les Français entretiennent également un rapport ambigu au statut de personne "riche", même si lorsque vous gagnez en gros 4000 euros par mois, vous appartenez de fait aux 10% les plus riches en France....
Il y a donc clairement un biais de perception et une difficulté à se représenter comment une large partie de la population vit. Notamment, parce que ces groupes ou classes ont tendance à vivre séparément. Le modèle de classe moyenne, qui était au cœur du système d'identification de notre modèle social, est en train de largement s'effriter.

La question de la pauvreté a été abandonnée dans le discours politique au profit de celle des inégalités. Quelle est l'influence de ce changement en termes politiques. L'action publique a-t-elle changé ?

Olivier Galland : Ce n'est pas pour autant que le thème de la pauvreté a disparu. Certes la société française est peu inégalitaire, en revanche on a constaté un fort accroissement dans le très haut des inégalités de revenus, c’est-à-dire parmi le 1 ou le 0,1 % de la distribution des revenus. Ce sont les très hauts salaires, dont les rémunérations élevées sont assurées par les stock-options et tout un ensemble de primes. Même s'il s'agit d'une frange infime de la population française, cela a été vu comme une chose injuste et intolérable. C'est certainement la principale raison pour laquelle le thème des inégalités s'est autant imposé dans l'opinion publique.
Morgan Poulizac : On ne sait jamais trop ce que l'on met dans lutte contre l'inégalité. S'agit-il de genre ? De classe ? De situation ? Peut-être que le combat contre la pauvreté a un peu cédé la place au combat contre les inégalités car il y a un enjeu politique. Il y a de vraies inquiétudes sur le coût social des transformations de notre appareil industriel et économiques sur les classes moyennes et celles plus précaires. On sortirait alors des mécanismes de redistribution classiques pour arriver à un système divisé entre ceux qui sont capables de s'adapter à la nouvelle donne économique et ceux pour lesquels il n'y a plus d'espoir, si on veut forcer le trait. 
On a longtemps cru qu'il y aurait d'un côté les politiques de lutte contre la pauvreté et de l'autre celles de lutte contre les inégalités, or celles-ci sont plus que jamais intimement liées. La pauvreté et l'exclusion sont devenues des composantes extrêmement fortes du sentiment d'inégalité, renforcé par le sentiment que le modèle de protection sociale, de service public et de redistribution n'est plus efficace pour lutter contre ces phénomènes. Cela génère une formidable angoisse pour ceux qui se lassent d'être entretenus dans un système d'aides qui ne leur ouvre pas de réelles perspectives et ceux qui ont le sentiment, largement à tort, de contribuer à un système de protection dont ils ne bénéficient plus comme avant. Il y a donc une urgence à refaire des classes moyennes un enjeu d'investissement des politiques publiques et sociales tout en restant mobilisé sur les questions de pauvreté, sous peine de voir se durcir le climat politique et social en France.

Comment expliquer que ces écarts de revenus soient aussi mal vus ?

Olivier Galland : Les Français, lorsqu'il s'agit de savoir ce qu'il faudrait faire pour réduire les inégalités, ont des positions assez modérées.  Ils ne sont pas pour une société égalitariste, ils sont favorables à une méritocratie. En revanche, ces rémunérations leur semblent aller au-delà de la limite raisonnable de rémunération des personnes, aussi efficaces soient-elles dans leur contribution à l'économie et à la création de richesses.

A partir de quel seuil considère-t-on que l'on est riche en France, et que l'on est pauvre ? Quels sont les critères ?

Olivier Galland : Les Français sont pour réduire les inégalités entre les différentes rémunérations. Il y a une profession qui en réchappe, celle de médecin généraliste. En moyenne, la population estime qu'un médecin devrait gagner 6 000 euros.  C'est considéré comme le salaire le plus raisonnable.
La pauvreté n'est pas si facile à définir. La vision de la pauvreté en Europe est très relative, l'indicateur reconnu est le fait de gagner moins de 60 % du revenu médian, mais on peut aussi avoir une définition absolue de la pauvreté, comme cela se fait aux Etats-Unis, où la personne pauvre est celle qui dispose du minimum vital pour survivre. Les Français estiment à 70 000 euros le salaire moyen d'un grand patron – ce qui est en deçà de la réalité – et que celui-ci devrait gagner 27 000… Le correctif pratiqué par les Français en la matière est très fort, donc, et déconnecté de la réalité des chiffres.

Deux personnes sur trois disent appartenir à la classe moyenne. Mais comment les Français se représentent-ils cette classe moyenne ?

Olivier Galland : Une grande partie des ouvriers qualifiés, tout comme des cadres très aisés, considéreront qu'ils appartiennent à la classe moyenne. C'est donc une catégorie très floue dont les contours  sont variables. S'ils se définissent ainsi, c'est par défaut : ni pauvres, ni riches,  sans réelle unité, ils ne savent pas où se situer.
Morgan Poulizac : Aux États-Unis, la classe moyenne était perçue comme un moyen d'accès à une société de consommation. En France, il y a un lien très fort entre la République, notre modèle de protection social et la classe moyenne. Cette union entre un modèle politique, un modèle de protection sociale était ciblé et construit pour et avec la classe moyenne. Or aujourd'hui, cette classe éclate en plusieurs morceaux et a de plus en plus de mal à adhérer à un système dont elle n'est plus le premier bénéficiaire. Ces classes moyennes ont une définition d'elles-mêmes qui est à la fois une adhésion à un système social, un accès à une société de consommation et la promesse de voir les générations suivantes vivre mieux. Sur ces trois volets, il y a des inquiétudes très fortes. Elles se posent donc beaucoup de questions sur leur adhésion au modèle français, social et désormais politique.

En dehors de la perception que les Français peuvent avoir des inégalités et de la pauvreté, quelle en est la réalité ?

Nicolas Goetzmann : Ce sont les tendances qui sont intéressantes à prendre en compte. Savoir si les inégalités et la pauvreté sont plutôt en baisse ou en hausse. Le premier point que nous pouvons constater, sur le long terme, est que les deux variables ont d’abord évolué favorablement depuis le début des années 1980, c’est-à-dire que les indices d’inégalités et du taux de pauvreté se sont plutôt réduits au cours des dernières décennies. Ainsi l’indice de Gini est passé de 0.3 à 0.28 entre les années 1980 et le milieu des années 2000. Ensuite il y a un retournement marqué qui s’explique par la crise. Le mouvement est suffisamment ample pour effacer l’intégralité de la réduction des années précédentes. Ce qui est frappant, c’est que la corrélation entre croissance économique et inégalités est importante. Plus la croissance est faible, plus les inégalités se creusent, car les première victimes d’une faible croissance sont les personnes les plus fragiles  du système : chômeurs, personnes les moins qualifiées, emplois précaires etc…
Mais pour avoir une idée de la différence entre le premier et le dernier décile depuis l’entrée en crise jusqu’en 2012, le graphique suivant donne une idée. Les plus pauvres subissent une baisse importante alors que les plus aisés progressent :
Lorsque la croissance est plus soutenue, deux catégories principales en profitent ; les hauts revenus et les revenus les plus modestes, mais il y a une certaine homogénéité dans cette évolution. Il ne faut pas se leurrer de cette situation car elle masque une réalité plutôt complexe.
La France a un système fortement redistributif, les dépenses de protection sociale représentent près de 35% du PIB alors même que ce niveau était de 20% en 1980. Ces prestations sont financées par l’impôt et autres cotisations, et ont un effet négatif sur la croissance. En conclusion, nous pouvons dire que les inégalités sont plus faibles en France, mais que cela a un coût pour la croissance du pays. Si nous comparons avec les Etats-Unis, plus inégalitaires, nous nous rendons compte que le PIB par habitant a progressé de 40% moins vite en France, notamment pour cette raison. Nous sommes plus égaux mais moins riches, ou l’inverse.
Concernant la pauvreté, le schéma est sensiblement le même. Le taux de pauvreté en France était de 18% dans les années 1970, et a baissé à un niveau de 13% en 2008, date ou la statistique se retourne pour atteindre 14.3% en 2011. Le constat est le même, la pauvreté baisse avec la croissance ce qui n’est pas une surprise, finalement. Le taux de pauvreté "dure", c’est-à-dire à 50% du revenu médian, suit la même trajectoire, passant de 12% dans les années 1970 à 6% dans les années 2000 pour remonter à 8% aujourd’hui.
La seule conclusion à tirer de ces évolutions, est que la croissance est le moteur le plus efficace contre la pauvreté, mais pas forcément pour les inégalités. C’est un choix à faire au niveau politique.



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