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vendredi 21 juin 2013

Partenaires sociaux ou ennemis de classe ? Pourquoi l’Etat et les syndicats français transforment le dialogue social en une guerre sans vainqueur


La deuxième conférence sociale sous François Hollande s’ouvre ce jeudi dans un climat tendu. Marylise Lebranchu vient de confirmer que le point d'indice, gelé depuis 2010, va rester inchangé en 2014 tandis que le rapport Moreau sur les retraites préconise un rapprochement des modes de calcul des pensions du public et du privé.

Marylise Lebranchu vient de confirmer que le point d'indice, gelé depuis 2010 va rester inchangé en 2014 tandis que le rapport Moreau sur les retraites préconise un rapprochement des modes de calcul des pensions du public et du privé. La rencontre entre le patronat, les syndicats et le gouvernement lors de lors deuxième conférence sociale promet d’être explosive. Comment expliquez-vous que la France ne semble pouvoir envisager le dialogue social que dans la confrontation ?

Dominique Andolfatto : Le plus surprenant serait plutôt que, pour le moment, en termes de rapports syndicats-gouvernement, prévaut une sorte de grand calme… ou de torpeur. Comme si les syndicats, face à un gouvernement de gauche, étaient inhibés ou, compte tenu du contexte économique gravissime, et de ressources mobilisables aléatoires, étaient comme paralysés, attentistes… même si certains – la CGT notamment – commencent à parler de manifestations pour la rentrée, s’agissant de la nouvelle réforme des retraites. Mais la confédération dirigée désormais par Thierry Lepaon peut-elle faire moins ?

Pour le moment, en tous les cas, on n’a pas du tout l’impression que les syndicats seraient en train de fourbir leurs armes… Et c’est même plutôt le Medef – à tout le moins Laurence Parisot – qui monte au front en déplorant la pauvreté du rapport Moreau compte tenu des enjeux… comme si on y avait dissout un antalgique qui tranquilliserait encore un peu le patient et les groupes d’intérêts qui s’agitent habituellement autour de lui. Pour autant, en termes plus positifs, on peut supposer aussi qu’un esprit de responsabilité serait en train de prévaloir.

Eric Verhaeghe : En fait, je suis très nuancé sur votre affirmation. Je distinguerais très volontiers ce qui se passe dans les entreprises, ce qui se passe dans les administrations, et ce qui se passe dans les appareils nationaux. Dans les entreprises, le dialogue social est beaucoup plus fluide qu'on ne le dit, y compris avec la CGT. Beaucoup de délégués CGT signent des accords avec leur employeur, contrairement à l'image véhiculée dans les medias. De ce point de vue, on ne peut parler légitimement de confrontation.

Dans les services publics et les monopoles d'Etat, la réalité est très différente. Les syndicats y nourrissent volontiers une logique de confrontation, en grande partie parce que le service public n'a plus d'objectif cohérent, n'est pas managé, et n'est pas soumis à une contrainte de performance comme les entreprises peuvent l'être. Par exemple, savez-vous qu'à Paris ERDF n'a pratiqué aucun branchement de nouveau compteur électrique pendant une semaine parce que les agents étaient en grève. Il est extravagant que dans l'une des villes les plus riches du monde, dans une mégapole de 12 millions d'habitants, dans la ville du monde la plus visitée, une poignée de grévistes décide de ne plus pratiquer de raccordements électriques. Ce genre d'aberration, qui constitue un usage disproportionné du droit de grève, est propre à des secteurs sous statut où la notion de service aux citoyens s'est dissipée.

Au niveau national, tout est fait pour maintenir la fiction d'une lutte des classes sourdes, avec de petits jeux pervers qui permettent à la CFDT de se positionner comme le partenaire incontournable du gouvernement, pendant que la CGT se campe dans le rôle du syndicat où l'on donne de la voix. En quoi ce jeu très parisien, très courtisan, tourné vers le pouvoir politique, correspond-il à une réalité citoyenne? Je vous laisse répondre.

Cette situation est-elle liée à un problème structurel ?  

Eric Verhaeghe : Nous sommes encore les héritiers d'un système d'après-guerre, où les règles du jeu étaient fixées par le pouvoir politique. Les syndicats ont longtemps tenu leur représentativité du gouvernement. Le fameux arrêté ministériel de 1966 avait désigné 4 concurrents officiels à la CGT, pour affaiblir celle-ci. Cette pratique a pour longtemps dissuadé les syndicats français d'aller à la pêche aux adhésions, puisqu'ils étaient représentatifs même groupusculaire. Cette pratique a aussi soulagé le patronat, puisqu'il a dissuadé les syndicats d'investir les entreprises pour y faire des émules. Ce système confortable d'après-guerre, nous en payons le prix fort aujourd'hui: nous n'avons pas développé de culture syndicale, de culture de négociation au sens où les Allemands peuvent l'entendre. Or une grande partie de la compétitivité allemande provient de sa capacité à faire ramer salariés et employeurs dans le même sens. 

La réforme de la représentativité de 2008 a commencé à infléchir les choses, puisque les syndicats détiennent désormais leur représentativité nationale par la légitimité des élections dans les entreprises. Mais le changement sera long. Une démocratie sociale, ça se bâtit sur des cycles qui durent plusieurs décennies. 

Dominique Andolfatto : Les rapports sociaux obéissent effectivement en France à certaines particularités. Il n’y a sans doute pas lieu de s’en émouvoir. C’est la même chose ailleurs. Quoiqu’il en soit, il importe de poser les bons diagnostics, de trouver de bons compromis.
L’absence de représentativité des partenaires sociaux et le fait que les salariés du privé soient très peu syndiqués expliquent-ils l’absence de compromis ?

L’absence de représentativité des partenaires sociaux et le fait que les salariés du privé soient très peu syndiqués expliquent-ils l’absence de compromis ?


Eric Verhaeghe : Je le présenterais autrement. Très longtemps, les syndicats restaient représentatifs, c'est-à-dire conservaient leur capacité à négocier dans les entreprises, quelle que soit le nombre de leurs adhérents. Ils ont donc pu maintenir des logiques d'affrontement déconnectée de la réalité salariale sans aucune crainte: ils n'avaient pas besoin de l'approbation de la base pour agir, et avaient même intérêt à jouer aux avant-gardes révolutionnaires pour obtenir le maximum de contreparties de la part des employeurs.

A ce phénomène, il faut quand même ajouter la situation très singulière de la CGT, où les structures dirigeantes sont majoritairement contrôlées par des fonctionnaires, alors que la base se situe plutôt dans le privé. A titre d'exemple, la négociatrice de la CGT pour l'accord sécurisation de l'emploi était une permanente de Radio-France, qui n'a donc aucune expérience concrète de l'entreprise. Le poids des fonctionnaires à la CGT explique largement les positions confédéraux rigides. 

Personnellement, je trouverais bienvenu que l'on oblige les syndicats à se scinder entre syndicats du public et syndicats du privé, puisque le droit applicable à ces personnels sont différents.

Dominique Andolfatto : On ne peut dire que les partenaires sociaux ne sont pas représentatifs. Une réforme est d’ailleurs intervenue en 2008 pour consolider la représentativité des organisations syndicales (une autre devrait concerner les organisations d’employeurs). Sans doute que les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes ou des espoirs. Au vu de la première mesure de représentativité publiée en mars dernier, les syndicats ne peuvent guère se prévaloir que du soutien d’un tiers des salariés. Cela étant, ils sont – juridiquement – considérés comme s’exprimant au nom de l’ensemble des salariés.

L’un des problèmes resterait sans doute l’émiettement de cette représentativité qui, malgré la réforme de 2008, perdure. Malgré tout, au niveau national, dans les branches d’activité, comme dans les entreprises, des compromis sont effectivement négociés. On peut toujours considérer que cela reste insuffisant, que l’Etat reste trop présent dans les relations industrielles et fausse par ses injonctions les compromis négociés, qui seraient trop formels, trop artificiels ou obligés. Ce sont des rapports de confiance qu’il s’agit de construire et, sauf à prôner la table rase, on ne peut que s’accommoder de l’existant, certes avec l’ambition de le transformer.

La tradition interventionniste et étatique de la France annihile-t-elle d’emblée toute possibilité de dialogue entre les syndicats et le patronat ?

Dominique Andolfatto : Elle ne l’annihile pas mais, comme je viens de le dire plus haut, elle lui enlève une part de sens. Les partenaires sociaux vont agir par obligation… et n’agir finalement que de façon minimaliste – simplement pour se conformer au droit – et en faisant bouger le moins possible les situations acquises par les uns ou les autres, en refusant même de jouer la transparence… ou en ne le faisant que de façon uniquement cosmétique. En France, on n’aime pas tellement le « parler vrai ».

Eric Verhaeghe : Au niveau national, c'est-à-dire interprofessionnel, le dirigisme étatique biaise complètement le dialogue social, qui n'est pas un dialogue, mais un trilogue: l'Etat prend l'initiative de l'ordre du jour, fixe les objectifs et fait pression sur les partenaires pour arriver à ses fins, en menaçant d'arbitrer in fine si les partenaires sociaux ne se mettent pas d'accord comme il le souhaite. Cette situation est à rebours de ce qui se passe en Allemagne, où l'Etat reste neutre et n'interfère jamais dans le dialogue social national. 

Peut-on également y voir un problème culturel ?

Dominique Andolfatto : Sans aucun doute. Un certain contexte, une histoire, pèse… Mais une fois cela constaté, ce qui n’est pas propre à la France, on n’a pas réglé grand-chose…

Eric Verhaeghe : Incontestablement, la France est restée prisonnière de sa tradition anarcho-syndicaliste, où le dialogue social apparaît comme forcément suspect. Cette tradition date d'il y a plus d'un siècle, et il faudra du temps pour la changer. Elle s'est bâtie sur le désert laissé par les décrets d'Allarde et la loi Le Chapelier de 1791. Vous le voyez, notre conception du dialogue social s'enracine dans des logiques longues, lentes, patientes, et nous ne pourrons pas les changer d'un coup de baguette magique. Les Français aiment la loi, aiment que la loi décident de tout, et se méfient de ces corps intermédiaires qui négocient en marge du parlement.

Ce réflexe culturel traverse le débat politique et transcende le courant droite-gauche. Souvenez-vous des réactions de Nicolas Sarkozy contre les corps intermédiaires et reprenez les propos de Mélenchon contre la loi sur la sécurisation de l'emploi. Vous y liez entre les lignes le même penchant jacobin, l'un bonapartiste, l'autre robespierriste, qui nous ramène aux fondamentaux du débat politique français. Sans surprise, un Hollande, comme un Chirac, se retrouvent beaucoup plus dans une logique girondine où l'on limite le poids du législateur, où l'on se repose sur le corps social pour avancer, mais toujours sous le contrôle de l'Etat.

Au-delà de cette référence, on remarquera d'ailleurs que, sous l'Ancien Régime, la France refusait le dialogue social d'entreprise, et lui préférait l'équivalent du dialogue social de branche. Cette tendance est relativement à l'oeuvre sous le gouvernement actuel. La question de la généralisation de la complémentaire santé l'a montré. Le gouvernement comptait favoriser les accords de branche, là où le Conseil Constitutionnel a considéré que ces accords entravaient la liberté d'entreprendre.

L’héritage révolutionnaire imprègne-t-il toujours l’esprit des négociations ? Qu'en est-il du souvenir des luttes sociales du XIXe siècle et du début du XXe siècle ?

Dominique Andolfatto : Là, je crois qu’on est dans le mythe. Un négociateur d’aujourd’hui n’a pas en tête la grande révolution ou le souvenir du Front populaire lorsqu’il s’assoit à la table des négociations. Une certaine mode serait d’ailleurs plutôt à la déconstruction de la révolution. Certes, à la CGT, ou au sein de SUD – cette dernière organisation étant présente toutefois dans peu de secteurs -, l’action syndicale est souvent perçue comme une succession, plus ou moins héroïque, de« luttes ». Mais le recours à la grève est devenu très faible, exceptionnel, même dans les entreprises publiques ou semi-publiques. Par exemple, à la Sncf, en 2012, on a comptabilisé 0,6 jour de grève par agent au cours de l’année, à l’Edf, 0,1 journée… Et, plus globalement, les salariés français font en moyenne un jour de grève tous les 8 ans ! On ne saurait donc réduire l’action syndicale aux luttes. Les salariés ont bien d’autres raisons de s’absenter de leur poste de travail… Mais l’action syndicale, à l’exemple d’autres évolutions, s’est sans doute bureaucratisée et, naturellement, juridicisée. Or c’est un socle plus sociologique qu’elle doit retrouver pour peser véritablement.

Objectivement, les syndicats ont-ils des raisons d’être méfiants ? Par le passé les engagements et les promesses des gouvernements successifs ont-ils été trahis ?

Dominique Andolfatto : Le rôle des syndicats (comme des organisations patronales) est de défendre les intérêts matériels et moraux de leurs adhérents et, en lien avec la notion de représentativité, ceux plus globalement des salariés (ou des employeurs). Cela les oblige aussi à rendre des comptes et au final, s’agissant des syndicats, ce sont bien les salariés qui sont appelés à trancher, notamment lors des élections professionnelles. Donc les syndicats – en fonction des intérêts à défendre – peuvent se montrer méfiants, se dire trahis, s’opposer à certaines réformes… Pour autant, comme j’avais eu l’occasion de le montrer avec mon collègue Dominique Labbé, dans un article paru dans « Le débat » en 2011, ils peinent à élaborer des stratégies cohérentes pour peser sur la décision publique. Il ne suffit pas d’appeler à des manifestations de rue pour faire échec à certaines réformes. Il ne suffit pas non plus de ne jouer qu’un rôle institutionnel, soit de discuter dans les ministères. Il s’agit de constituer une organisation « vivante », avec des adhérents et des sympathisants nombreux.

Eric Verhaeghe : Mais je ne crois pas que les syndicats soient méfiants. Je pense qu'ils sont dans une posture de méfiance, parce qu'une négociation est d'abord un jeu de posture, mais en réalité les grandes lignes de la conférence sont déjà tracées en accord avec les syndicats. Sur la réforme des retraites, la CGT fera un baroud d'honneur, comme d'habitude, et ne négociera pas. La CFDT portera la réforme. Elle obtiendra en échange des mesures favorables à la carrière des syndicalistes et au développement de l'adhésion en entreprise avec des systèmes comme le chèque syndical. Quant au contenu de la réforme des retraites, il est connu: désindexation partielle, allongement de la durée de cotisation, augmentation des cotisations. Il reste juste quelques inconnues sur les fonctionnaires, sur le rapprochement de l'AGIRC-ARRCO avec la CNAV, et sur une éventuelle baisse des exonérations fiscales appliquées aux retraités. En fait, le menu est connu. Ce qui manque juste, c'est le fromage et les zakouski.

L’affrontement et le recours à la rue en guise de dialogue social sont-ils des fatalités ?  La France a-t-elle une chance de voir un jour aboutir un dialogue social apaisé ? Comment ? 

Eric Verhaeghe : Question difficile. Je crois que les acteurs de l'économie française resteront toujours pris dans un balancement entre la branche, l'Etat et l'entreprise, entre l'autorité et le dialogue, entre le rapport de force et la coopération. Au gré des époques, le curseur bouge et ne reste jamais en place complètement, même si des dominantes se dégagent. En revanche, je pense qu'il faut un New Deal: il faut changer la base de ce jeu permanent entre les contraires. Cela passe par une réforme du financement du syndicalisme, qui doit devenir transparent, et la mise en place d'une part minimale de cotisations dans les ressources globales des syndicats. Cette part doit constituer l'essentiel des ressources des syndicats, pour bien asseoir leur représentativité. 

Dominique Andolfatto : Ces grandes conférences ne donnent-elles pas un visage assez apaisé des relations entre les partenaires sociaux et l’Etat ? Reste à s’entendre sur que ce qu’on fait dans ces lieux, pour qu’ils n’apparaissent pas trop formels sinon coupés des réalités que vivent les salariés.

Il ne s’agit ni de négociation, ni même de concertation. Cela ressemble à un colloque, avec ses tables rondes et leurs échanges civils entre experts : emploi, formation, retraite, protection sociale, services publics, Europe sociale figurent au menu. Si on peut supposer que l’écoute mutuelle doit justement éviter l’affrontement direct, cela transforme aussi toute réforme en une course de lenteur et laisse croire que diverses options sont possibles. Est-ce vraiment le cas ? Et l’heure de vérité peut-elle être encore différée ?

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