TOUT EST DIT

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jeudi 7 février 2013

Les Allemands sont-ils bien placés pour nous faire la leçon ?


Certes, ils ont réussi à réformer leur marché du travail, à boucher le trou de leur Sécu et à regonfler leur compétitivité en maîtrisant leurs salaires. Mais derrière ces indéniables succès, l’économie de nos voisins cache des facettes moins reluisantes.
« Le plus gros problème de l’Europe ? C’est la France. » Lars Feld n’a pas peur de dire tout haut ce que Berlin pense tout bas. En novembre dernier, cet économiste réputé, l’un des cinq «sages» qui conseillent Angela Merkel, a entamé la rédaction d’un rapport officieux à la demande du ministre des Finances, Wolfgang Schäuble. Le sujet : les réformes à recommander d’urgence à l’Hexagone pour restaurer sa compétitivité. «Notre gouvernement est préoccupé parce que la France ne fait rien pour éviter de sombrer», a justifié Lars Feld. «Vous êtes le seul pays à refuser de se réformer avant qu’il ne soit trop tard : on aimerait vous aider», renchérit Stefan Kooths, de l’IFW de Kiel, l’un des six grands instituts économiques allemands.
Ils ne manquent pas de confiance en eux, nos voisins ! Après avoir administré de sévères remontrances budgétaires à la Grèce, seriné leurs recommandations de bonnes réformes à l’Italie et imposé la règle d’or à toute l’Europe, voilà qu’ils se penchent sur le cas français. A Bercy, on assure officiellement que leurs conseils sont les bienvenus. Mais, dans les couloirs, les membres des cabinets grognent. «A jouer ainsi les donneurs de leçons, les Allemands commencent à agacer leurs partenai­res», commente l’économiste Charles Wyplosz. «Peut-être, rétorque René Lasserre, directeur du Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine (Cirac). Mais ils ne sont quand même pas si mal placés pour donner des conseils à leurs voisins.»
A première vue, cela ne fait pas de doute. Pointé du doigt comme le maillon faible de l’Europe il y a tout juste dix ans, le pays d’Angela Merkel affiche aujourd’hui l’un des plus bas taux de chômage du continent (6,9%), des prévisions de croissance dans le vert (1,7% en 2013, selon Eurostat), un déficit public quasiment nul et des parts de marché dans le commerce mondial en croissance constante (8,5%, contre 3,8% chez nous). Il faut dire qu’il a su réformer son économie avec un pragmatisme et une réactivité inimaginables chez nous. «Notre méthode est simple : nous mettons tout le monde autour d’une table et nous agissons sur-le-champ, quitte à ajuster a posteriori ce qui fonctionne mal, résume Henrik Uterwedde, directeur de l’Institut franco­allemand de Ludwigsburg. Vous, vous tergiversez pour accoucher d’une souris.»
De fait, alors que nous peinons toujours à écorner notre système de protection sociale, celui de nos voisins a pu être profondément remanié en moins de dix ans : l’âge de départ à la retraite a été repoussé de 65 à 67 ans, la durée d’indem­nisation du chômage ramenée de 32 à 12 mois, le montant des allocations réduit, et les gaspillages dans la santé traqués pour de vrai… Résultat : de l’autre côté du Rhin, la Sécu a enregistré un excédent de 12 milliards d’euros en 2012, du jamais-vu depuis la réunification. Et les dépenses publiques ont pu être ramenées de 49,3 à 45,6% du PIB en dix ans, tandis que les nôtres culminent toujours à plus de 56%.
La réforme du marché du travail s’est révélée tout aussi radicale. Là encore, les syndicats ont fait preuve d’un pragmatisme impensable dans notre village gaulois : ils ont accepté, et même soutenu, toutes les mesures susceptibles d’améliorer la flexibilité. «C’est la meilleure façon de lutter contre le chômage», se justifie Dierk Hirschel, l’économiste de la Confédération allemande des syndicats (DGB). Son organisation a ainsi appuyé la création de contrats spécifiques, censés accélérer le retour à l’emploi des personnes qui en sont éloignées : les «mini­jobs» (400 euros par mois pour un temps partiel de 15 heures par semaine au plus, exonéré de charges) et les «jobs à 1 euro» de l’heure, sortes d’emplois d’insertion réservés aux chô­meurs de longue durée, qui touchent en parallèle leurs indemnités.
Dans la foulée, les syndicats ont accepté que les licenciements et le recours au temps partiel soient facilités. Résultat : la compétitivité des entreprises a grimpé en flèche. «Nous pouvons désormais adapter en permanence nos effectifs au niveau des commandes», témoigne ainsi Mathias Kammüller, vice-président exécutif de Trumpf, une PME familiale spécialiste de machines-outils haut de gamme. En période basse, les salariés travaillent trente-cinq heures par semaine, mais montent à quarante heures en cas de surchauffe, pour un salaire identique. Et au plus fort de la crise, en 2009, le recours massif au chômage partiel a permis de sauver tous les emplois, alors que les ventes de Trumpf avaient chuté de près de 40%.
Autre atout de l’Allemagne : elle dispose d’un tissu de PME soudées, qui chassent en bande. Tandis que les grands groupes français pressurent sans relâche leurs fournisseurs, leurs homologues allemands les emmènent avec eux à la conquête de nouveaux marchés. «Bosch nous a demandé de lui construire une machine laser sur mesure que les Chinois seraient incapables d’imiter et il nous a laissé le temps qu’il fallait, se réjouit Mathias Kammüller. Grâce à cela, nous som­mes tous deux devenus leaders sur un nouveau segment.» Aujourd’hui, Trumpf réalise 70% de son chiffre d’affaires à l’export.
Mais tout n’est pas rose pour autant de l’autre côté du Rhin. Prenez le marché du travail. Certes, l’Allemagne est au plein-emploi. Mais les 2 millions de jobs qui ont été créés depuis 2001 sont presque tous «atypiques». Près d’un travailleur sur quatre travaille aujourd’hui à temps partiel. Et dans les services, la majorité des postes – jusqu’à 75% dans la restauration – sont désormais précaires. Les entreprises auraient tort de se priver : à la différence de l’industrie, le secteur tertiaire n’abrite aucun syndicat assez puissant pour défendre effica­cement les salariés. Il y a quel­ques mois, la chaîne de droguerie low-cost Schlecker s’est ainsi fait prendre à licencier des employés en CDI payés 12,80 euros de l’heure, pour réembaucher des intérimaires à 6,80 ­euros ! «Dans la distribution, tout le monde fait ça», regrette Henrik Uterwedde.
Pas étonnant que le nom­bre de CDI à temps plein (23,6 millions) n’ait pas augmenté d’un iota ces dernières années. Et que de plus en plus d’Allemands restent coincés dans les «minijobs» (plus de 1,5 million de personnes) et les «jobs à 1 euro» (280 000), pourtant censés n’être qu’une étape vers l’em­ploi classique. Mariechen Schäfer, 49 ans, occupe ainsi ­depuis six ans un minijob de caissière à Berlin. «Dès qu’un employeur traditionnel voit cela sur mon CV, son visage se décompose : la plupart d’entre eux nous considèrent comme des boulets», témoigne cette ancienne secrétaire de direction. «Le marché du travail allemand se rapproche désormais du ­modèle britannique, pour le meilleur – la réactivité – et pour le pire – la pré­carité», résume Steffen Lehndorff, de l’université de Duisbourg-Essen.
Certes, on peut estimer que des bataillons de salariés précaires sont toujours préférables à une armée de chômeurs. Mais si la tendance se poursuivait, le dynamisme du pays pourrait en pâtir. D’après l’OCDE, le taux de travailleurs pauvres dépasse aujourd’hui les 22% et les inégalités ont augmenté plus vite que dans le reste de l’Europe ces dix dernières années. Les 10% des ménages les plus aisés détiennent désormais 53% de la richesse privée du pays, contre 45% il y a dix ans. Pendant la même période, le taux de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (60% du ­revenu médian, soit 952,10 euros par mois pour une personne seule, contre 964 euros en France) est passé de 12,2 à 15,9%, contre 13,8% chez nous. «A trop vouloir nous con­centrer sur nos performances à l’export, nous avons oublié que l’objectif premier de la politique économique est de réduire les inégalités», reconnaît Steffen Lehndorff.
Comme si cela ne suffisait pas, le pays voit également son taux de natalité s’effondrer. D’après les prévisions de Bruxelles, sa population aura diminué de près de 20%, à l’horizon 2060. L’Allemagne aura alors 66 millions d’habitants, soit moins que la France (73 millions), un citoyen sur trois aura plus de 65 ans et le pays ne comptera plus que trois actifs pour un retraité, contre six aujourd’hui. Cette chute vertigineuse de la natalité est facilement explicable. Chez nos voisins, les femmes qui continuent de travailler après avoir eu des enfants sont en effet traditionnellement très mal vues.
«C’est difficile à imaginer chez nous, mais on les considère comme des mères indignes, témoigne David Sejourné, spécialiste du management franco-allemand, marié à une Allemande. Du coup, beaucoup préfèrent renoncer à la maternité pour ne pas sacrifier leur carrière.» Et les effets sur la croissance se font déjà sentir. Selon l’OCDE, le vieillissement a coûté 0,2 point de PIB au pays en 2011. D’ici à 2030, la facture devrait monter à un point de PIB par an. Inquiétant.
Nos voisins, si donneurs de leçons sur l’austérité budgétaire, sont-ils au moins des modèles de gestion publique ? Pas autant qu’ils veulent le laisser croire. Car enfin, eux aussi ont un peu tendance à bidouiller les chiffres officiels quand ça les arrange… Pendant la crise, par exemple, le gouvernement a omis de prendre en compte dans son budget 20 milliards d’euros de prime à la casse, dissimulés dans le fonds spécial ITF. Grâce à quoi, ­Angela Merkel a pu afficher un déficit public de 3,1% en 2009 au lieu de 5,2%. Et se vanter ­auprès de ses partenaires de se rapprocher plus vite qu’eux des critères de Maastricht. «C’est de la manipulation comptable pure et simple», observe Sylvain Broyer, de Natixis. «Si nous avions fait la même chose avec notre plan de relance, Bruxelles nous serait tombé dessus», grince-t-on à Bercy.
Les frasques de l’Allemagne, par contre, n’émeuvent pas grand monde. Emprunts pour la réunification, dépenses de relance, dettes des chemins de fer… Cela fait des années que Berlin loge discrètement des sommes colossales dans des fonds spéciaux au fonctionnement opaque, les Sondervermögen. Si bien qu’aujourd’hui ils abritent 40% de la dette du pays !
Ajoutons que les collecti­vités locales allemandes affrontent des difficultés financières que l’on ne soupçonne même pas chez nous. L’Etat ne cesse en effet de leur confier de nouvelles missions (versement des aides sociales à la petite enfance et à la vieillesse, entretien des bâtiments publics…), sans augmenter leurs moyens. «Un peu comme chez vous, mais en pire», remarque Hans-Peter Busson, spécialiste du sujet chez Ernst & Young. Résultat : leur dette atteint 653,92 milliards d’euros, soit plus de 25% de l’endettement total du pays, contre 161,3 milliards chez nous (8,8% de notre ardoise).
Pour limiter l’hémorragie, les deux tiers des municipalités ont été contraintes de réduire de 50% leur budget d’entretien des routes et des bâtiments scolaires. Et la moitié d’entre elles ont fait flamber les tarifs d’accès à leurs équipements municipaux, comme les stades – quand elles ne les ont tout sim­plement pas vendus ou fermés. «Des dizaines de piscines sont à l’abandon dans tout le pays», se désole l’économiste Stefan Kooths.
Plus grave encore, le taux d’investissement public du pays est aujourd’hui l’un des plus bas de l’OCDE (1,5% du PIB, contre 3,2% chez nous), et ça fait dix ans que ça dure. Certes, la qualité des infrastructures reste globalement satisfaisante. «Mais si on continue à ce rythme, nos trottoirs seront bientôt en aussi piteux état que ceux des villes américaines», s’alarme Hans-Peter Busson.
Reste un dernier point de faiblesse de l’économie allemande : ses ban­ques publiques régionales, les Landesbanken, sont dans un sale état. Avant la crise, elles ont en effet massivement spéculé sur les subprimes, et elles ont perdu. «Elles manquent aujourd’hui de capitaux, sont très peu transparentes et vont devoir réviser leur modèle économique pour survivre», prévient Pascal Ordonneau, consultant spécialiste de la finance. Pour le moment, elles peuvent encore tenir. Mais si Bruxelles y mettait son nez, elles se verraient contraintes de dévoiler la totalité de leurs pertes et d’accélérer leur restructuration. Ce serait du pire effet sur les marchés. Angela Merkel, qui espère bien être réélue en septembre prochain, est prête à tout pour l’éviter. Il y a deux mois, elle a réussi à convaincre la Commission de repousser son projet de contrôle de l’ensemble des banques européennes. Aux calendes grecques, bien sûr…
Marie Charrel

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