TOUT EST DIT

TOUT EST DIT
ǝʇêʇ ɐן ɹns ǝɥɔɹɐɯ ǝɔuɐɹɟ ɐן ʇuǝɯɯoɔ ùO

lundi 13 août 2012

Individualisme et socialisme. Analyse critique de l’approche de Tocqueville

Ce qui cloche avec l’analyse de Tocqueville, c’est qu’elle part du principe que l’individualisme ne suffit pas à garantir un attachement durable à la liberté. L’individualisme porterait les germes de la servitude. Ce qui est faux, voyons pourquoi.

« Le problème avec le libéralisme, c’est qu’il est socialement inégalitaire. » Quel libéral n’a pas été confronté à ce lieu commun des socialistes ? Rétorquer que la liberté engendre un nivellement vers le haut des conditions, à défaut d’une égalité matérielle, est généralement peu convaincant auprès d’un socialiste. En effet, c’est à ses yeux l’individualisme, la poursuite des fins privées, qui fait que tout un chacun se tourne naturellement vers l’État pour obtenir ce qu’il désire. D’où l’appel au socialisme, et à la production de mêmes biens pour tout le monde, en vue d’une satisfaction égale des intérêts. Processus qui prend des formes diverses. Par exemple, une assurance sociale généralisée pour garantir que chacun ait accès à des soins ou un effort commun des contribuables pour financer la production par l’État de biens matériels jugés d’utilité publique.

Pourquoi empêcher les gens de se tourner vers l’État, dit le socialiste ? Pourquoi s’opposer à ce geste spontané ? Les libéraux les plus courageux pourront tenter de démontrer que la liberté oblige les individus à trouver un terrain d’entente, puisqu’aucun ne peut recourir à la force pour faire prévaloir ses intérêts ; et donc, la société libre est un jeu à somme positive, bénéfique pour chaque partenaire. Soit, mais pourquoi les individus se tourneraient-ils spontanément vers un tel modèle de société ? Pourquoi ne préféreraient-ils par le socialisme ? Un socialiste peut aisément rester sur ses positions et persévérer dans son argument que l’individualisme mène en soi au socialisme.
S’il est crucial de réfuter cet argument socialiste, c’est bien parce que Tocqueville a su lui donner ses lettres de noblesse et l’asseoir, malgré lui, dans la tradition antilibérale. Regardons-y de plus près.
Quoique libéral, Tocqueville considérait que la liberté était inéluctablement menacée par l’individualisme qu’elle favorise, celui-ci virant tôt ou tard à l’égalitarisme.
Rappelons que pour Tocqueville, le fait fondamental des sociétés modernes est « l’égalité des conditions » ou égalité de droit, qui fait que tout un chacun peut user de sa vie ou de ses biens comme il l’entend, sans faire l’objet de la coercition d’autrui. En ce sens, liberté et égalité sont originellement complémentaires, puisque l’égalité de droit n’est que l’égale liberté de chacun. Mais l’individu lambda aspire tôt ou tard à l’égalité matérielle, quitte à sacrifier sa liberté au profit de la réalisation de ce projet.
La cause en est l’individualisme constitutif de la démocratie. Celui-ci procède de l’égalité de droit, contre laquelle il finit paradoxalement par se retourner. Les sociétés aristocratiques ne connaissaient pas l’égalité de droit, ni non plus, par conséquent, l’individualisme. Ce « sentiment réfléchi et paisible » pousse les citoyens à poursuivre exclusivement leurs fins privées et à abandonner jusqu’à l’idée d’un bien commun ou d’une fin collective, qui se suffirait à lui-même. Ainsi se dissout le lien social, chaque citoyen tendant à « s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ».
Le problème est qu’à force de ne songer qu’à lui-même, le citoyen se désintéresse de la liberté et lui préfère la servitude. En effet, pour satisfaire ses fins privées au mieux, il préfère l’action de l’État plutôt que la sienne ; il se décharge volontairement de ses responsabilités individuelles au profit de l’État, lequel devient le fournisseur de biens collectifs, que chacun est contraint de produire à son échelle mais dont tous peuvent profiter, sans discrimination. Le principal coupable, pour l’avènement d’une telle société, c’est bien l’individualisme, sans lequel le désir de faire appel à l’État pour satisfaire ses fins propres ne verrait le jour. En effet, l’individualisme pousse le citoyen à ne plus aimer la liberté, car elle constitue un bien collectif qui vaut pour lui-même, indépendamment des fins privées auxquelles l’individualisme cantonne les individus. C’est ainsi que l’individualisme se meut nécessairement en égalitarisme, les citoyens estiment qu’ils sont en droit de se contraindre mutuellement à produire des biens collectifs pour la satisfaction égale de chacun.
La liberté est un idéal qu’on recherche pour lui-même, non pour satisfaire ses fins propres. À la différence des biens collectifs qui sont produits dans un cadre socialiste. Certes, le citoyen peut aimer la liberté pour autre chose qu’elle-même, en ce sens que soustrait à la coercition d’autrui, il lui est déjà plus facile d’atteindre ses fins propres ; mais cet attachement est nécessairement temporaire, il doit céder la place tôt ou tard à une préférence pour l’État plutôt que pour la liberté. Le remède au socialisme ou « despotisme doux », c’est l’action citoyenne, la défense politique de la liberté comme un idéal qui trouve en lui-même sa propre justification. Il faut renoncer au strict individualisme, et le contrebalancer par l’amour désintéressé de la liberté, si on veut empêcher l’avènement du socialisme.
Ce qui cloche avec l’analyse de Tocqueville, c’est qu’elle part du principe que l’individualisme ne suffit pas à garantir un attachement durable à la liberté. L’individualisme porterait les germes de la servitude. Ce qui est faux, voyons pourquoi.
L’harmonie spontanée des intérêts fait qu’un individu peut pleinement satisfaire ses fins propres en échangeant ou commerçant librement avec d’autres individus, ce qui fait que fondamentalement, il n’a pas besoin de les obliger à servir ses fins propres. Certes, il est malgré tout tenté de le faire, car c’est un moyen aussi efficace, si ce n’est plus parfois, que la coopération pacifique et volontaire pour obtenir ce qu’il désire. Et ce, d’autant plus lorsque les inégalités sociales engendrent son ressentiment. Toutefois, la nécessité de défendre la liberté de chacun doit inéluctablement faire l’objet d’un consensus auprès des individus.
En effet, tout un chacun, qu’il vive de son propre travail ou du vol d’autrui, a besoin d’être assuré que sa liberté, sa vie et ses biens ne seront pas l’objet d’actes coercitifs ; à cette condition, il peut agir et poursuivre ses fins propres en toute sérénité. Mais la meilleure assurance qu’un individu puisse avoir, pour la protection de sa liberté, c’est bien que les autres s’engagent à ne jamais porter atteinte à sa liberté, pourvu qu’il en fasse de même à leur égard. C’est ainsi que la liberté doit nécessairement devenir une valeur collective. Tocqueville a tort de penser que si on préfère l’État à la liberté, ce serait du fait que l’individualisme au nom duquel on aime la liberté conduit nécessairement à lui préférer l’État. Bien au contraire, les avantages sociaux d’un accord consensuel sur la nécessité de défendre collectivement la liberté de chacun garantissent la pérennité d’un tel accord ; ce n’est pas l’individualisme en lui-même qui mène à préférer l’État à la liberté.
En fait, Tocqueville eût été bien plus pertinent, s’il avait cerné le véritable coupable à l’origine de la passion égalitaire, à laquelle l’individualisme en soi ne mène jamais. C’est bien plutôt sa perversion par l’égalité démocratique qui est responsable d’une telle évolution. L’égalité démocratique, que Tocqueville distingue rigoureusement de « l’égalité des conditions », désigne l’égalité des citoyens face au pouvoir de définir la loi. Dans la mesure où chacun peut essayer de profiter du pouvoir coercitif de l’État, la tentation de spolier son prochain, de profiter de sa propriété et de son travail est exacerbée. Elle l’emporte sur l’attachement consensuel à la liberté. C’est ainsi que se développe la passion égalitaire, qui veut que chaque citoyen puisse être contraint par la majorité de participer à la production de biens collectifs, dont tous pourront par la suite profiter, sans discrimination.
La prochaine fois qu’on vous dira naïvement que la liberté est nécessairement menacée par la passion fondamentale de l’égalité (matérielle), qu’engendre l’individualisme, vous saurez quoi répondre : la liberté favorise certes l’individualisme, lequel exclut par principe toute passion égalitariste et fait de la liberté un bien commun dont il assure la pérennité. Si votre interlocuteur est un petit malin qui citera Tocqueville pour appuyer son propos, vous pourrez enfoncer le clou : Tocqueville se trompe. Il est faux que ce soit l’individualisme en lui-même qui mène à la passion égalitaire ; c’est, bien plutôt, dans la mesure où l’individualisme est perverti par le pouvoir démocratique de profiter pour tout un chacun du pouvoir coercitif de l’État, qu’il peut avoir pareille évolution. On ne saurait reprocher à Tocqueville d’avoir encouragé l’action citoyenne pour protéger les droits individuels. Mais l’individualisme ne peut être rendu responsable de la menace qui pèse sur eux. La démocratie est le seul coupable.

0 commentaires: