TOUT EST DIT

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jeudi 1 novembre 2012

Steve Jobs, réveille-toi ! Ils sont devenus trop sages

En écartant Scott Forstall et John Browett de la direction d’Apple, Tim Cook rappelle qu’il est bien le nouveau parton. Mais avec ce pro de la logistique aux commandes, la firme de Cupertino a perdu ce brin de folie qui la caractérisait. Une inquiétante opération de normalisation.
Lorsqu’on approche de la maison de Tim Cook, on s’attend à découvrir une immense villa protégée par des gardes du corps et de hautes palissades. La réalité est tout autre. Sur Webster Street, à Palo Alto en Californie, le P-DG de la plus grosse et plus secrète entreprise du monde vit dans un modeste pavillon, sans charme ni surveillance. Le 8 septembre, à quatre jours de la sortie de l'iPhone 5, nous avons même pu le surprendre en train de sortir de chez lui en short et en tee-shirt. Après avoir poliment refusé notre demande d’interview, il s’est engouffré dans son Audi A6, évidemment sans chauffeur. Quelle banalité !
Pour succéder au charismatique Steve Jobs, les fans espéraient un Captain Cook capable de perpétuer la magie d’Apple. Ils héritent d’un Mister Nobody. En soi, cette simplicité est plutôt louable. Sauf que ce célibataire de 51 ans à la vie monacale transforme peu à peu la société à son image : hier start-up provocante et arrogante, la firme à la pomme devient une machine sage et prévisible. Cette évolution, confirmée par la sortie d’un nouvel iPhone sans surprise – «boring» (ennuyeux), a même taclé le «Wall Street Journal» – et de l'iPad Mini, aucun salarié d’Apple ne l’avouera en public sous peine d’être viré dans la seconde. Mais sur place, de nombreux ingénieurs encore dans la firme ou récemment partis l’ont confirmé à Capital, «off the record».
Soyons justes. Depuis qu’il a pris la succession de Steve Jobs, Tim Cook a gommé quelques excès de son prédécesseur, qui n’avaient franchement rien de charmant. En 2011, et malgré une série de 19 suicides chez son sous-traitant chinois Foxconn, «Steve» n’avait pas, par exemple, bougé le petit doigt pour améliorer le sort des ouvriers. Prenant son contre-pied, le nouveau boss a confié un audit social de ses usines à une organisation indépendante. Avant d’augmenter les paies. De même, alors que Jobs n’avait jamais entrepris la moindre action philanthropique, Cook a financé pour 50 millions de dollars la construction d’un hôpital à Stanford (près du siège d’Apple) et versé le même montant en faveur de la lutte contre le sida en Afrique.
Sur Infinite Loop à Cupertino, au siège d’Apple, le climat social s’est aussi détendu. Quand Jobs terrorisait ses employés en les licenciant pour une simple mauvaise réponse, Cook les câline. Il a quasiment doublé les ristournes dont ils bénéficient sur les produits maison et se montre bien plus accessible. «Le midi, alors que Steve prenait souvent un plateau à la cantine pour le manger dans son bureau, Tim aime déjeuner avec les employés», témoigne un salarié qui a côtoyé les deux hommes.
Qu’il partage ses carottes râpées avec la chef comptable est fort sympathique. Mais Tim Cook a imposé d’autres changements, beaucoup plus nuisibles à l’avenir de la marque. A commencer par l’instauration de procédures administratives strictes qui font perdre à Apple l’agilité de start-up que Jobs avait su préserver. «On doit maintenant tout justifier, raconte un ingénieur de la compagnie. Le temps passé sur un projet, le déplacement chez tel fournisseur… C’est beaucoup moins fun !» Récemment parti pour créer sa société, une pointure du département des logiciels pour Mac exprime la même nostalgie : «Avant, Jobs pouvait nous laisser un mois tranquilles pour qu’on explore jusqu’au bout un nouveau concept. J’ai développé plusieurs fonctionnalités de Safari ainsi. Ces pauses ont disparu.»
Tim Cook freine aussi la créativité d’Apple avec sa réunionite aiguë. «Il adore ça, raconte Paul Alvarez, un manager qui a travaillé à ses côtés pendant treize ans. Quand il était directeur opérationnel, il nous convoquait chaque vendredi à 13 heures puis organisait une autre réunion sur le même thème le lundi à 8 heures, pour rassembler les chiffres du week-end, avant le comité exécutif.» Et mieux vaut être endurant : dopé aux barres énergétiques et au Mountain Dew, un soda caféiné, ce fan de Lance Armstrong peut enfermer ses interlocuteurs plus de deux heures tant il a de chiffres à leur demander. Plusieurs ingénieurs ont claqué la porte d’Apple ces derniers mois, fatigués de ces pesanteurs. «Avant, il suffisait qu’on se croise dans le hall pour obtenir l’accord des supérieurs sur une petite innovation», nous raconte l’un d’eux, qui a travaillé sur l’application photo de l’iPhone. Maintenant, il faut réunir tous les services. On passe plus de temps à s’organiser qu’à agir.» Steve Jobs deviendrait furax en lisant ce témoignage. Lui qui déclarait dans «Businessweek» en 2004 : «L’innovation vient des personnes qui se rencontrent dans les couloirs et s’appellent à 22 h 30.»
Les créatifs sont d’autant plus bridés que les logisticiens (le métier d’origine de Tim Cook) ont pris le pouvoir. Plus question de retarder le planning de production. «Avant, on pouvait effectuer des changements au dernier moment, explique un ingénieur du département son, accoudé au comptoir d’un café de Divisadero Street, à San Francisco. C’était tendu, mais on y arrivait. Et ces retards se justifiaient toujours. Les agendas sont maintenant bloqués bien plus tôt.» Sorti en septembre, le dernier iPhone est l’illustration de cette flexibilité perdue. Finalisé avant que Samsung ne dévoile son Galaxy S3 en mai, il n’a pas pu s’aligner sur ses caractéristiques techniques. Les multiples bugs de son logiciel de cartographie étayent aussi la thèse d'un lancement précipité.
L’engourdissement d’Apple n’affecte pas que ses produits. Dévoilée à 41 millions d’Américains le soir de la cérémonie d’ouverture des JO de Londres, la dernière campagne de publicité de la marque a reçu un accueil effroyable outre-Atlantique. Jugée chiche et ennuyeuse, elle a été interrompue au bout d’une semaine seulement. Apple l’a même retirée de sa chaîne sur YouTube, où la firme laisse pourtant plein de vieilles réclames. Qu’y voyait-on ? Des débutants en informatique secourus par des vendeurs Apple grâce à la magie de leurs logiciels. «L’idée de base n’était pas forcément mauvaise, c’est l’exécution qui a péché, rien n’était drôle !», explique à Capital le publicitaire Ken ­Segall, qui a travaillé en direct avec Steve Jobs sur les pubs d’Apple pendant douze ans (dont la fameuse «Think Different») et vient de publier «Apple . Le Secret d’une incroyable réussite» (First Editions). Steve Jobs aurait-il laissé passer cette campagne ? «Il s’impliquait dans tous les détails des campagnes, poursuit Segall. Et en réunion, je l’ai vu souvent balayer les choix de son vice-président marketing Phil Schiller. Tim Cook, lui, ne s’y est jamais intéressé. Il a aujourd’hui délégué le “final cut” à Schiller.»
Les magasins Apple sont aussi touchés de plein fouet par cette vague de normalisation. Steve Jobs et Ron Johnson, le dirigeant qu’il avait recruté pour lancer la chaîne en 2001, avaient conçu les Apple Store comme des magasins de luxe, où confort et fidélité du client primaient sur le chiffre d’affaires. «Ça ne nous embêtait pas qu’un gars revienne dix fois sans rien acheter», raconte David, un manager qui a officié dans plusieurs boutiques de la côte Ouest. La récré est terminée. A peine aux commandes, Tim Cook a remercié Johnson pour le remplacer par John Browett, le patron de Dixons, le Darty anglais. Sa mission : faire cracher les Apple Store, dont la marge de 27% ravirait pourtant n’importe quelle enseigne d’électronique. Pour y parvenir, Browett a modifié le mode de rémunération des vendeurs. Alors que la part variable était jusqu’alors calculée en fonction des performances du magasin, elle est désormais individualisée en fonction des transactions opérées par chacun. Ils sont désormais poussés à caser dans le ­panier du client un maximum d’accessoires, sur lesquels Apple réalise de très fortes marges : l’assurance longue durée, les formations, les protections pour iPad… La dernière trouvaille du groupe pour écouler ces «iBidules» est lumineuse : le connecteur de l’iPhone 5, plus petit que ses prédécesseurs, va obliger les mélomanes qui avaient acquis des enceintes hi-fi pour iPhone à s’acheter un adaptateur. Celui-ci est vendu 29 euros : avec Tim Cook, il n’y a pas de petit profit. Fin octobre, Tim Cook a écarté John Browett, mais sans annoncer le moindre changement à cette nouvelle stratégie.
Histoire d’accroître encore la rentabilité des magasins, Apple taille aussi dans la masse salariale. Le grand nombre de vendeurs, et du coup leur très grande disponibilité, faisait pourtant l’originalité du concept. «Ils réduisent progressivement le volume d’heures des employés à temps partiel, souvent des experts de la vidéo ou de la musique qui venaient dix ou quinze heures par semaine», assure Gary Allen, qui scrute depuis dix ans l’actualité de la chaîne sur son blog IfoAppleStore. «Et ils commencent maintenant à s’attaquer aux temps pleins.»
A défaut de plaire aux clients, la nouvelle ravira les investisseurs. Car c’est une autre nouveauté de l’ère Cook, Apple est désormais aux petits soins pour eux. Alors que Steve Jobs ne daignait pas les rencontrer, Tim Cook a reçu plusieurs d’entre eux en février dernier à Cupertino. Mieux, le nouveau P-DG a mis fin au blocage des dividendes instauré par son prédécesseur, qui estimait que les actionnaires devaient se contenter de la hausse du cours, il est vrai centuplé sous son second mandat (1997-2011). En mars, Cook a promis de leur verser 45 milliards de dollars d’ici quatre ans, sous forme de coupons et de rachat d’actions. Les 15% pris par le titre Apple depuis cette annonce doivent peut-être plus à ces alléchantes perspectives qu’aux courbes de l’iPhone.
Alors, l’Apple de Tim Cook a-t-il amorcé un lent déclin ? Finira-t-il un jour, comme Hewlett-Packard, au musée des géants du high-tech ? Nous en sommes bien sûr encore loin. D’abord, Steve Jobs a laissé un long pipeline d’innovations : on y trouve plusieurs futures fonctionnalités de l’iPhone et de l’iPad ainsi qu’un téléviseur à la pomme censé ringardiser nos petits écrans. Et puis, la société compte encore quelques vrais génies en ses murs, à commencer par le vice-président en charge du design, Jonathan Ive, qui a dessiné tous les best-sellers de la marque. Pour l’instant, Tim Cook n’a pas osé lui imposer les process qu’il a infligés aux ingénieurs.
«Jobs n’étant plus en permanence dans leur dos, les designers sont même plus libres encore qu’avant», souligne une salariée de la firme. Un confort de travail que nous a confirmé l’un des membres de l’équipe d’Ive, une petite cinquantaine de cracks venus du monde entier. «On a toujours autant de moyens. Par exemple, on continue de fabriquer, pour tous nos projets, un prototype avec les vrais matériaux, alors que les concurrents se contentent souvent de rendus visuels pour trancher. Ive surveille tout, mais cela se fait dans un esprit de bonne camaraderie. On peut discuter de tout avec lui, comme dans une petite boîte.» Ouf, il reste encore quelques artisans chez Apple.

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