TOUT EST DIT

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jeudi 15 mars 2012

Dans le Jura, la prison modèle de Pierre Botton sème la zizanie

Saint-Julien-sur-Suran, son clocher, ses champs vert pâle bordés de collines noires, sa rivière claire et bientôt, peut-être, sa prison modèle... Hasard des ambitions politiques locales, c'est dans ce village isolé du Jura, qui compte moins de cinq cents habitants, que doit s'implanter cet établissement carcéral d'insertion, qui devrait accueillir quelque cent vingt détenus dès cette année. Mardi 12 mars, le conseil municipal a donné son feu vert, par sept voix contre quatre, au projet, malgré l'avis majoritairement hostile de la population. 

Drôle d'objet que cette prison expérimentale. Le projet a été initié par l'homme d'affaires et ex-détenu (vingt mois de prison pour abus de bien sociaux) Pierre Botton, qui ne cache pas ses liens d'amitié avec Nicolas Sarkozy ni ses relations dans le monde des grandes entreprises – les fondations de la Fnac, M6, Carrefour, Bolloré ou encore Lagardère en sont partenaires. Et est soutenu bec et ongles par Hélène Pélissard, conseillère régionale et générale UMP, épouse du président de l'association des maires de France, dont on murmure à Saint-Julien qu'elle a "de l'influence" et "des ambitions". Côté "people", Hugo Lloris, gardien de l'Olympique lyonnais et de l'équipe de France, assure ces jours-ci la promotion des "Prisons du cœur", l'association de Pierre Botton.
La prison devrait sortir de terre dans un champ en lisière du village – "pas un bon terrain agricole", d'après le maire Gérard Guyot –, devant la fromagerie, dès le mois d'avril, a promis Pierre Botton. On peut lire dans la lettre d'information distribuée aux habitants que les détenus, des primo-incarcérés qui ne présenteront "pas de profils considérés comme dangereux", y auront "une certaine liberté de mouvement à l'intérieur de l'établissement". Le lieu sera baptisé "Ensemble contre la récidive".
Ambition du projet, donc : lutter contre la récidive à l'heure où, selon une étude de l'administration pénitentiaire, 59 % des détenus connaissent une nouvelle condamnation dans les cinq ans qui suivent leur libération – un chiffre qui grimpe lorsqu'ils sont restés enfermés sans aménagement de peine. Son originalité : l'accent sur la réinsertion y est mis dès la case prison, au lieu d'arriver seulement à la sortie. D'où l'innovation proposée par Botton : dans son établissement, les prisonniers pourront travailler, notamment, dans un magasin ouvert sur l'extérieur.
Pour Paul-Roger Gontard, auteur d'un rapport sur les prisons ouvertes remis au ministère de la justice en 2010 et membre de l'association de Pierre Botton les Prisons du cœur, cette réinsertion par le travail a pour vertu de "rendre utile le temps passé en prison, au détenu comme à la société", en "proposant une activité économique" correctement rémunérée qui permet de "se réapproprier la notion d'argent". Le tout, "en accord avec son environnement socio-économique" et "sans concurrencer les commerçants locaux". Et à ceux qui parlent de prison quatre étoiles, M. Gontard répond que "la privation de liberté est une peine en soi. Il n'est inscrit nulle part qu'il faille y ajouter un caractère afflictif ou de la souffrance. On a aboli les châtiments corporels depuis longtemps…"
Non à 54% vous devez nous écouter !
A Saint-Julien-sur-Suran, toutes ces belles idées peinent cependant à convaincre. Si tout le monde se dit "pour la réinsertion", on est moins unanime quand il s'agit de l'accepter en bas de chez soi. Dire que le projet de prison modèle a divisé le village est un euphémisme. Depuis que le village a été désigné pour accueillir la prison, "l'ambiance est détestable", résume M. Kaser, 64 ans. Il y a désormais les "pour" et les "anti". "Quand on croise des 'pour', ils ne nous disent pas bonjour. Nous, on ne leur parle pas non plus", dit le retraité. Dimanche 11 mars, les habitants étaient invités à un vote de consultation pour se départager.
Pas moins de 80 % des 310 électeurs se sont déplacés pour l'occasion ; 54 % ont voté contre. Le maire a souligné que ce n'était qu'un vote de consultation. La conseillère Hélène Pélissard a expliqué devant les caméras de télévision qu'il fallait "faire évoluer la mentalité de la population sur le monde carcéral". Les "anti" ont laissé éclater leur voix : "Le maire, démission ! On ne veut pas du projet ! Le peuple s'est exprimé !", ont-ils crié, remontés par leur victoire. Joyeuse empoignade collective dans la salle voûtée de la petite mairie de Saint-Julien, où l'on pouvait entendre, pêle-mêle, s'exprimer des rancœurs et des règlements de compte que seule la proximité villageoise peut ainsi engendrer : "On t'a vu espionner dans notre jardin ! Moi, je n'ai pas été faire de porte-à-porte pour convaincre les anciens ! Arrête tes salades !"
Plus en retrait sur la place du village, un groupe de retraités débat de l'affaire. Il y a des pour et des contre, "ça ne nous empêche pas de discuter", relativisent-ils. "C'est la politique du non dans ce bled. On n'a pas voulu du train, pas voulu du collège, pas voulu de Natura 2000… A force d'être toujours contre, on est une commune de vieillards", regrette l'un. "Moi, je pense que c'est dangereux, dit l'autre. Je m'inquiète pour ma maison." "Ils ne vont pas la faire sauter ta maison, lui rétorque-t-on. Il y aura une centaine d'employés dans la prison, ils viendront forcément se loger dans le canton. Et ils ont promis une piscine, un autre stade et une salle polyvalente."
Tous s'accordent en tout cas sur un point : "On nous a pris pour des culs-terreux. Le dossier a été mal mené, tout est flou. Ils ont mis les gens devant le fait accompli. Ils sont arrivés en nous vendant leurs sociétés du CAC 40, mais ça, c'est mal perçu ici." Pourtant, pour certains, la prison était synonyme d'espoir pour la vie du village : "J'habite dans le canton depuis vingt ans. Ici, avant, il y avait une animation incroyable, une foire aux bestiaux, trois bistrots. On voit les maisons qui ferment, les magasins qui disparaissent. Si on ne fait rien, on part à la dérive. C'est un pays qui se meurt."
seul comme un con, dans sa Mairie
"Ils vont encore fermer une classe à la rentrée", termine le soixantenaire. "Ouvrez une école, vous fermerez une prison, c'est Victor Hugo qui disait ça. Ici, on fait l'inverse", raille son ami.
Le maire est dans le même registre. "Je n'ai pas le droit de laisser croupir le village", assène-t-il. Chevelure et barbe blanche, bague aux imposantes lettres d'or "GG", Gérard Guyot voit dans la prison "la dernière chance de développer Saint-Julien". Ou, au moins, d'éviter que son activité ne régresse. En face de lui, c'est l'ancien maire, Denis Baillet, qui mène la fronde. Gérant d'une petite entreprise d'artisanat du bois, il a fondé l'association Petite montagne, espace de liberté – du nom de ce pays du sud jurassien. Lui ne croit pas aux retombées économiques du projet sur Saint-Julien. "L'immobilier, c'est une catastrophe autour des prisons. Et des gardiens pénitentiaires nous ont dit qu'ils n'habitaient pas sur place par peur des représailles." 
 
C'est aussi la question de l'insécurité qui taraude Denis Baillet et, avec lui, les "anti". Il évoque le spectre inquiétant des "visiteurs", ces familles qui prendront, suppose-t-il, une location à proximité de leur proche emprisonné, des "gens du voyage" peut-être... "Il n'y aura pas de murs, mais deux grillages. Ils peuvent envoyer de la drogue là-dedans, des portables, des armes blanches peut-être... C'est une population qu'on ne connaît pas, une inconnue." Dans le doute, on préfère rester entre soi. "On n'est pas trop mal dans le canton", argue-t-il encore, évoquant des artisans qui viennent de s'installer, les retraités qui arrivent... Bref, des petites choses "à échelle humaine, à notre rythme". "On est une zone verte, on veut la préserver. On sent bien que cette prison ne va pas dans le décor ici", tranche-t-il.

Il n'y a pas qu'au niveau local que ce projet de prison modèle pose question, et ce pour des raisons tout à fait différentes. L'UFAP-UNSA Justice, premier syndicat de l'administration pénitentiaire, s'inquiète des problèmes de sécurité. "Seulement vingt-huit surveillants sont prévus. C'est un nombre insuffisant qui écarte le personnel pénitentiaire du projet de réinsertion du détenu et qui ne permettra pas d'assurer la sécurité à l'intérieur comme à l'extérieur de la prison".
Le Syndicat national des directeurs pénitentiaires (SNDP), quant à lui, met en doute la légitimité d'une personne privée, Pierre Botton en l'occurence, à créer ce type d'établissement qui relève des prérogatives régaliennes. "Si Botton (PDG d'une entreprise d'agencement de pharmacies mise en liquidation judiciaire), président d'une association loi 1901 dont les financements sont inconnus, peut être à l'initiative de la construction d'une prison et de ses modalités de fonctionnement, de quel droit pourra-t-on demain empêcher d'autres personnes de prendre le même type d'initiative ?", interroge-t-il dans une tribune publiée dans Libération et intitulée "Prisons : gare à la privatisation du service public pénitentiaire".
Car, même si les partenariats public-privé ont fait leur entrée dans le paysage pénitentiaire, l'Etat en a toujours été à l'initiative, explique le secrétaire national du SNDP, Jean-Michel Dejenne. "Là, la logique est inversée, c'est une première", s'offusque-t-il. Et c'est d'autant plus étonnant qu'il y a, d'après lui, peu de réponses publiques pour donner les moyens de réinsérer les dizaines de milliers de personnes qui attendent de l'être en France. Bref, nous voici en présence d'un "projet un peu incongru, opaque, mené avec des fondations d'entreprises du fait des liens personnels entre M. Botton et certains milieux économiques, et aussi grâce à ses liens avec Nicolas Sarkozy. C'est un objet pénitentiaire non identifié."
ARTICLE DÉDIÉ À LONGEVAL

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