TOUT EST DIT

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mardi 14 février 2012

Où sont nos « grands intellectuels » ? 

Il y a dix ans, disparaissait Pierre Bourdieu, le sociologue le plus célèbre de son temps. On peut se demander si, avec lui, ne s'éteignait pas une lignée beaucoup plus ancienne et prestigieuse : celle des « intellectuels engagés ». Certes, il y a toujours des « intellectuels », mais on n'en distingue guère qui pourraient, aujourd'hui, rivaliser en notoriété avec ce que furent, en leur temps, Sartre, Foucault, voire Bourdieu. Il y a à cela plusieurs raisons. La première tient à la médiatisation intensive de la vie intellectuelle qui est venue parasiter le mode traditionnel de consécration de l'intellectuel. Auparavant, existait un « cursus » classique. Un homme, généralement universitaire, se distinguait dans sa spécialité d'origine, puis mettait à profit le crédit ainsi accumulé pour intervenir politiquement, défendre des causes, s'arrogeant peu à peu un véritable pouvoir d'influence. Sartre a, bien sûr, été en son temps l'incarnation la plus pure de cet « intellectuel total ». L'univers médiatique bouscule ce schéma en mettant sur orbite des intellectuels d'un type nouveau, qui compensent par leur savoir-faire médiatique le faible prestige qui était le leur dans le champ académique. D'aucuns distingueront dans le personnage de Bernard-Henri Lévy l'exemple même de « l'intellectuel médiatique » qui accède à la lumière, moins par l'éclat de son oeuvre que par un art consommé de la mise en scène de sa propre personne. Même si les causes qu'il a défendues, de la Bosnie à la Libye, ne justifient pas l'ironie de ses nombreux détracteurs. Cette évolution majeure tient aux mutations de la société démocratique elle-même. Si la figure du « grand intellectuel » a été à ce point dominante en France, c'est qu'elle compensait souvent un déficit de liberté. Ce n'est pas un hasard si elle surgit au XVIIIe siècle lorsque, à la suite de Voltaire, face à une monarchie restée absolue, se constitue la « République des Lettres ». Ce n'est pas un hasard non plus si, un siècle plus tard, à nouveau des écrivains, à l'image d'Émile Zola, sont les premiers défenseurs du capitaine Dreyfus. Notre société s'est profondément transformée. En élevant sans cesse le degré de connaissance de leurs membres, en multipliant les occasions de porter des jugements sur la chose publique (élections, sondages, courrier des lecteurs, réseaux sociaux, etc.), en élargissant toujours plus l'espace de la critique, les sociétés démocratiques ont, peu à peu, rendu sinon superflu tout du moins secondaire l'apport des intellectuels de profession. Il est une autre évolution, plus forte, si bien pressentie par Alexis de Tocqueville. L'individu démocratique, aussi humble soit-il, se sent l'égal de tout autre et supporte mal qu'on lui dicte d'en haut ce qu'il doit penser. La figure du « maître-penseur » qui, du haut de sa chaire, annonce la vérité à la face du monde, ne convient plus à une société où chacun tient à son opinion. L'intellectuel contemporain doit accepter d'être un citoyen ordinaire, sans doute mieux informé, mais qui est davantage là pour accompagner le débat public que pour le diriger. Un déclassement finalement salutaire auquel Pierre Bourdieu, dont la modestie ne fut jamais la vertu principale, refusait obstinément de se résigner.

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