PRESSE - Ce fils d'oligarque n'a que 25 ans et tente de ranimer le vieux quotidien mythique de Pierre Lazareff. Il a mis 50 millions sur la table et promet une rentabilité rapide. Un pari impossible?
Sur l'avenue des Champs-Elysées, où la plupart des enseignes ont disparu des façades d'immeubles au nom de la préservation du prestige des lieux, on ne voit qu'elle. Depuis huit mois, le numéro 100 abrite les locaux de France Soir , et personne ne peut l'ignorer. Face au célèbre Fouquet's, le quotidien a eu l'autorisation de s'afficher en grand! Oublié Aubervilliers, où la rédaction s'était installée pour être, disait-on, au plus près de son lectorat populaire (et accessoirement faire des économies de loyer). Oubliés aussi, les sombres locaux étroits du XVIIe arrondissement où le titre en perdition s'était réfugié avant son rachat. Le voilà sur la troisième avenue la plus chère du monde! Le nouveau France Soir a de l'argent et de l'ambition, et le faire savoir était la priorité de son nouveau propriétaire, Alexandre Pougatchev, fils cadet d'un oligarque russe qui a racheté le titre il y a quinze mois. Le faire savoir à qui? «A la presse française. Elle doit savoir qu'on a envie de relancer ce journal et qu'il y a de l'argent derrière.»
Depuis deux semaines, plus personne ne l'ignore. Affiches, spots radio et TV: 20 millions d'euros ont été dépensés pour annoncer la nouvelle formule du quotidien, lancée le 17 mars. Une campagne d'une ampleur inédite dans la presse française au service d'un objectif stupéfiant: faire passer les ventes de France-Soir de 23.000 à 200.000 exemplaires!
Comment expliquer que personne dans la profession ne parvienne à prendre réellement au sérieux cette énième tentative de ressusciter le mythique quotidien façonné par Pierre Lazareff il y a plus de soixante ans? Jalousie, lucidité? «Il pense qu'il est plus malin que tout le monde, mais il court après un lectorat qui n'existe plus», grince un bon connaisseur de la presse française. Lorsque, trois jours après le lancement de la nouvelle formule, France-Soir s'est fait piéger par une photo prétendument récente de Johnny en vacances, tous les confrères se sont gaussés avec des mines faussement apitoyées. Dur, dur...
«Le président», puisque c'est ainsi que tout le monde au journal appelle ce jeune homme blond de 25 ans, reçoit dans son bureau du 3e étage - pas le plus grand ni le plus beau, qui est occupé par sa directrice générale, Christiane Vulvert. Visage fin aux traits slaves mais allure de golden boy londonien, Alexandre Sergueïevitch Pougatchev comprend mal qu'on puisse douter de la réussite de son entreprise. «On a vendu 150.000 exemplaires le premier jour! 50.000 de plus, ce n'est pas si loin...», répond-il avec une fraîcheur désarmante dans un bon français teinté d'accent russe. «On va maintenant analyser les ventes, région par région, pour savoir qui nous achète, on va organiser des groupes de lecteurs et on adaptera la formule.» Oh bien sûr, il le sait, une fois passé le succès de curiosité du premier jour, les ventes se sont tassées. Mais, qu'on se le dise, la reconquête ne fait que commencer. «Nous n'avons pas encore travaillé sur les grands comptes et les abonnements qui comptent pour l'OJD, vous savez, c'est de la diffusion France payée», énonce-t-il, usant d'un jargon de vieux patron de presse français. Et si la campagne de lancement concoctée par Publicis met en scène des nouveaux lecteurs arpentant le plus russe des ponts de Paris - le pont Alexandre III -, il ne faut y voir aucune allusion au nouveau propriétaire: «C'est une référence au film 125, rue Montmartre avec Lino Ventura.» Le président connaît ses classiques.
Il reste l'essentiel: le nouveau France Soir va-t-il rencontrer son public? Pour parvenir à ses fins, Pougatchev veut faire de son quotidien «un journal populaire, de qualité, avec des infos exclusives et des photos exclusives». Un clone du Parisien? Les premiers numéros lui ressemblent étrangement, mais il s'offusque qu'on puisse même faire la comparaison: «Il n'y a personne sur ce créneau, pas de concurrence», assure-t-il, là encore avec une assurance confondante.
Pendant des mois, Pougatchev et son bras droit, Christiane Vulvert - que certains appellent «la vraie patronne» -, ont reçu tout ce que Paris compte de vieux routiers du journalisme, de grosses pointures des médias en délicatesse avec leur employeur ou de gloires déchues en quête d'une dernière aventure. Malgré son gros carnet de chèques (on murmure qu'il aurait proposé 500.000 euros à un célèbre journaliste pour le poste de directeur de la rédaction), il a eu bien du mal à constituer son équipe. Mais il a tout de même fini par rassembler 90 personnes, dont une soixantaine de journalistes, un mélange de jeunes reporters et d'anciens expérimentés. Des chroniques ont été confiées à Patrick Poivre d'Arvor, Thierry Roland, la météo à Laurent Cabrol, etc. A la tête de la rédaction, Christian de Villeneuve, un vrai pro de la presse populaire, ex-directeur de la rédaction du Parisien, tout juste débarqué de celle du Journal du dimanche. Arrivé la veille du lancement de la nouvelle formule, Villeneuve s'est laissé séduire par ce «modèle économique inédit» dans la presse : des moyens très importants, une petite équipe, un format réduit (une quarantaine de pages, contre 80 au Parisien). Pour insuffler un esprit «commando» à la rédaction, une demi-douzaine d'anciens du Parisien ont été recrutés. Côté commercial et publicité aussi, des renforts sont arrivés.
France-Soir reste une petite structure, mais le journal retrouve peu à peu un fonctionnement normal. «Nous étions dans le dénuement absolu, se souvient Gérard Carreyrou, éditorialiste indépendant qui signe les billets politiques depuis trois ans. A un moment, nous n'avions même plus d'abonnement à l'AFP.»
Pougatchev ne se mêle guère de la vie au jour le jour du journal. Entre la rédaction et lui, il y a comme une distance polie. «Il est un peu froid, mais c'est sans doute de la timidité», avance un journaliste. Le jeune boss - sans doute le benjamin des troupes - a participé deux ou trois fois à la rituelle conférence de rédaction du matin, debout et sans dire un mot. «Il s'intéresse réellement et veut comprendre», raconte un journaliste qui a travaillé à ses côtés pendant plusieurs mois. Mais il a tout à apprendre: «Il a même demandé une fois à quoi servait un directeur de la rédaction!»
Comme tout patron de presse qui se respecte (ou qui joue le jeu), Pougatchev a entreposé dans son bureau quelques souvenirs de l'époque héroïque du journal, comme le fac-similé de la une annonçant la chute de Diên Biên Phu. L'époque où France-Soir tirait à plus d'un million d'exemplaires.
«Une des marques les plus connues en France »
Que représentent pour un jeune Pétersbourgeois de tout juste 25 ans (il les a fêtés en janvier) ces morceaux d'histoire de la presse française? D'histoire de France tout court? «Une marque, répond-il sans hésiter.France-Soir est une des marques les plus connues en France. J'ai acheté une marque», répète-t-il. Même si le journal était tombé à 22.700 exemplaires (chiffre officiel en 2009), «son nom reste très présent dans la tête des gens». C'est en tout cas ce qu'a vendu Jean-Pierre Brunois, le précédent propriétaire du titre, lorsque «après avoir fait le tour de tout le monde» (c'est Alexandre qui le dit) il est venu chercher Sergueï Pougatchev en 2006. Les deux hommes ont un ami commun, le magnat de l'immobilier monégasque Michel Pastor. L'oligarque, qui rachètera l'année suivante le traiteur Hédiard à Pastor, accepte de prendre 20% du capital. En janvier 2009, «l'investissement de portefeuille» se transforme en prise de contrôle. «Mon père voulait vendre sa part», déclare à l'époque Alexandre au Figaro. Mais lui veut y croire et c'est donc, une fois naturalisé français, comme l'exige la loi, qu'il prend les rênes du quotidien.
Jamais auparavant le jeune Pougatchev n'avait manifesté le moindre intérêt pour la presse. Arrivé en France il y a dix ans sans parler un mot de notre langue, il a passé sa jeunesse sur la Côte d'Azur entre les propriétés de son père, notamment une somptueuse villa à Saint-Jean-Cap-Ferrat, et l'International University of Monaco, un petit campus richement doté, qui accueille la jeunesse dorée du monde entier et s'est fait une réputation avec son master en produits de luxe et sa «capacité à faciliter de nouvelles opportunités de carrières»... C'est là, entre soirées en smoking et cours de management en anglais, qu'Alexandre et son frère aîné vont découvrir la douce France. Tous deux vivent aujourd'hui à Paris, l'aîné travaillant dans la finance.
Combien de temps son père lui a-t-il donné pour rentabiliser l'investissement dans France Soir? Deux ans? Cinq ans? Alexandre Pougatchev part d'un grand éclat de rire : non, c'est en 2010 qu'il vise la rentabilité. Les Pougatchev, qui ont déjà investi plus de 50 millions d'euros dans l'affaire, auront-ils la patience d'attendre au-delà? Certes, les sommes engagées ne pèsent pas grand-chose pour un oligarque qui a accumulé deux milliards de dollars (1,5 milliard d'euros), selon le magazine américain Forbes. Cela n'en fait pas - et de loin - l'homme le plus riche de Russie, mais autorise quelques fantaisies dans les investissements. Et laisse penser que l'intérêt pour France-Soir est ailleurs... «Tous les oligarques rachètent des journaux, explique un spécialiste des nouveaux maîtres de la Russie. Ils veulent à la fois corriger l'image de la Russie en Europe et se bâtir un réseau d'influence.» Outre-Manche, le milliardaire Alexandre Lebedev, déjà propriétaire du tabloïd The Evening Standard (290.000 exemplaires) vient de racheter le réputé The Independent.
Sergueï Pougatchev, le père, âgé de 47 ans, a connu Vladimir Poutine au tout début des années 90 lorsque ce dernier travaillait à la mairie de Saint-Pétersbourg. S'il a fait l'essentiel de sa fortune dans la banque, au point d'être un temps surnommé« le banquier du Kremlin », il a largement investi ces dernières années dans le complexe militaro-industriel russe ainsi que dans l'immobilier. Il est notamment propriétaire des deux grands chantiers navals de Saint-Pétersbourg, qui sont au cœur de délicates négociations sur la vente par la France des navires de guerre Mistral à la Russie (où ils seraient en partie construits). La directrice de France Soir, Christiane Vulvert, a reçu la Légion d'honneur des mains du président de la République le jour même du lancement de la nouvelle formule. De là à voir la main de l'Elysée dans ce sauvetage... Mais pourquoi précisément voler au secours de France-Soir dont la capacité d'influence est plutôt limitée ? Sauf à parier sur le succès de cette relance auprès d'un électorat populaire qui s'est éloigné du pouvoir.
Les frasques du père, la discrétion du fils
Conscient que l'univers des oligarques charrie autant de fantasmes que de craintes, Alexandre fait tout pour faire oublier qu'il est le fils de son père. Ce dernier n'est venu qu'une fois visiter la rédaction («On ne l'a pas vu, se souvient un journaliste, mais on a aperçu les deux gros vans noirs de sa sécurité garés devant l'immeuble»). Le fils n'assume qu'un seul goût de luxe: celui des belles voitures (une Bentley noire, ces temps-ci). Une passion qui lui a valu un retrait de permis l'été dernier. Pour le reste, la discrétion est de mise. Tout juste sait-on que son épouse et ses deux jeunes enfants vivent à Vienne, où il passe bon nombre de ses week-ends.
Rien à voir avec le flamboyant paternel dont la vie privée s'étale dans les tabloïds britanniques. Sergueï Pougatchev vit dorénavant avec une superbe comtesse russe de 35 ans (l'héroïne du spot de pub d'Hédiard, c'est elle), descendante de Tolstoï et rencontrée à Londres où elle réalisait des documentaires sur les chevaux pour la télévision. Ils vivraient désormais l'essentiel du temps sur la Côte d'Azur, même si, officiellement, Sergueï Pougatchev est retenu à Moscou et préoccupé uniquement des intérêts de la République de Touva, un petit territoire de 300.000 habitants aux portes de la Mongolie dont il a été nommé sénateur en 2001.
A la grande différence de ses pairs et nonobstant ses frasques, cet homme à la barbe fournie - ce qui lui donne un petit côté Romanov - est très proche de l'Eglise orthodoxe russe. «C'est un homme pieux, grand bienfaiteur de l'Eglise orthodoxe. Il a même enchâssé des icônes dans la carlingue de son avion», raconte un expert ès oligarques. La décision du gouvernement français, début mars, de vendre à la Russie un splendide site en bordure de Seine, à deux pas de la tour Eiffel, pour y construire une vaste église orthodoxe, n'a pu que le réjouir...
LA PRAVDA
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